Chapitre 25
— Merci encore Samuel, c'était vraiment délicieux.
Assise sur le rebord du muret, j'adresse un sourire au colombien à côté de moi. Autour de nous, le paysage a revêtu son habit nocturne. Le ciel, d'un bleu intense, est parsemé de quelques nuages qui se découpent dans l'obscurité.
— Comme je t'ai dit, c'était un plaisir.
— Pourquoi est-ce tu fais tout ça ?
Ma question me vaut un regard curieux.
— Comment ça ?
— Après la fameuse soirée de l'embuscade, avant que je prenne connaissance du pacte passé avec ma mère, je t'avais posé cette même question. Depuis le début, je te répète que tu ne me dois rien. N'empêche que tu continues, tu me ramènes des restes du bar, tu vas jusqu'à voler des pizzas... Et maintenant tu me prépares une surprise et tu cuisines des plats colombiens ! Alors je n'ai qu'une question : pourquoi ?
Les yeux plongés dans les miens, Samuel se tourne pour me faire face.
— Pourquoi ? Tu es vraiment en train de me poser cette question ?
Les dernières lueurs du jour dessinent des traits sérieux sur son visage, ce qui est plutôt rare. Prise d'un moment d'égarement, je laisse mes yeux se balader vers l'encolure de son polo blanc, laissant entrevoir le dessin de ses omoplates. Je remarque que ses épais cheveux sont coiffés de côté. Sans pouvoir l'expliquer, je ressens soudain l'envie d'y laisser courir ma main.
— Tu es vraiment intrigante, Kaïa...
Ses mots me font frémir. Une nouvelle fois, je laisse mon regard tracer les contours de son visage et de ses sourcils sombres. Le grain de sa peau semble si doux. En face de moi, Samuel semble tout aussi concentré, ses yeux glissant parfois vers ma bouche.
Lentement, il s'approche. Happée par son regard envoûtant, je décide alors de m'en remettre à mon instinct.
Lâche prise... Il est temps de laisser tomber les barrières...
Bzzz-bzzz !
Tirée de mon sommeil par le vibreur de mon téléphone, je sursaute et manque de tomber de mon lit. Émergeant peu à peu de cet état de semi-conscience, je comprends qu'il ne s'agissait ni plus ni moins que d'un rêve. Un rêve... De Samuel.
Troublée par ce songe, je reste quelques instants dans mon lit à me questionner. Que s'est-il réellement passé hier soir, qu'est-ce qui ne relève que de mon imagination ?
En attrapant mon téléphone, je découvre que l'importuné qui a eu le cran de me réveiller n'est autre que ma mère. Je pousse un soupir en découvrant le selfie du jour, où elle pose avec une vache. Ma mère, qui semble réellement prendre son engagement au sérieux, m'envoie régulièrement des selfies depuis son départ. Celui-ci indique, en légende : « sur le point de goûter des fromages bretons !! ».
Génial, merci maman. En retour, je lui envoie un emoji vache, suivi d'un emoji fromage. Pas ma réponse la plus profonde mais, à sept heures du matin, je ne ferais pas beaucoup mieux.
Encore à moitié réveillée, je tente de me repasser le film de la veille. Le retour du chat noir a lui été bien réel, tout comme la surprise de Samuel. Je me souviens que, suite à notre guerre des cartes d'identités, nous nous sommes régalés en discutant jusqu'à la tombée de la nuit. Nous avons finalement marché dans les rues de Nice, avant que je ne rentre aux alentours de minuit, morte de fatigue.
Il n'y a donc eu aucun baiser. Pourquoi diable ai-je rêvé d'une chose pareille ?
Je suis encore allongée sur le dos, quand de nouvelles vibrations m'arrachent à ma réflexion.
Martin : Hey ! Ça te dit de faire cette fameuse jam session demain soir ? Samuel est dispo !
* * *
Le dimanche s'écoule rapidement et, avant même que j'aie pu me préoccuper de nouveau, je me retrouve sur le chemin de cette fameuse jam session. Martin habitant plus loin, j'ai prévu de m'y rendre avec Samuel. Inutile de préciser que j'appréhende ce moment. Si je suis emballée d'assister à un concert privé des deux musiciens, je le suis beaucoup moins à l'idée de revoir le colombien. Moi qui pensais être parvenue à tout maintenir sous contrôle jusqu'à présent, je me pose bien des questions depuis ce rêve troublant...
Lorsque je l'aperçois assis à côté du chat noir, son nouveau meilleur ami, je ne peux pas m'empêcher de me sentir nerveuse. Très concentré dans ce qui semblait être une observation fine de la rue, Samuel ne m'aperçoit pas. D'un pas hésitant, je m'approche de lui. Dans la rue, seules quelques personnes sont attablées en terrasse, le reste des commerces étant fermés en ce dimanche après-midi.
— Euh... salut, lâché-je d'une petite voix.
Lorsque Samuel relève les yeux, je ne peux pas m'empêcher d'y visualiser la lueur passionnée de mon rêve. L'espace d'un instant, je me retrouve projetée dans la scène où, envoûtée par son regard, j'avais vu sa bouche s'approcher de la mienne – vision qui ne manque pas de me faire monter le rouge aux joues. Heureusement pour moi, ma peau ne trahit pas ce genre de subtilités.
— Salut, Kaïa ! Je ne t'ai pas beaucoup vue ce week-end, qu'est-ce que tu faisais de beau ?
Tirée de mes pensées par sa question, je me racle la gorge.
— Moi ? Je suis allée à la plage, j'ai bouquiné... Bref, rien d'intéressant.
Le colombien hoche la tête en caressant son ami aux longs poils.
— Cool. En tout cas, El trapo me souffle que tu es en forme pour notre jam-session.
Intriguée, je hausse un sourcil.
— El trapo ?
— Ça veut dire « le chiffon », en espagnol. J'ai décidé de baptiser notre ami en référence à son aspect, tu sais... de serpillère.
— Attends... sérieusement ? pouffé-je. Tu lui as vraiment choisi un nom pareil ?
— Ben quoi ? Je trouve ça marrant. Puis, ça lui va plutôt bien. Pas vrai, El trapo ?
Pour réponse, le chat se frotte à la main de Samuel en ronronnant.
— Regarde, il adore son nouveau prénom.
— Pauvre chat. Il est revenu depuis longtemps ?
— Figure-toi que, samedi matin, en faisant l'ouverture du bar, je l'ai trouvé assoupi devant la devanture. Depuis, il n'arrête pas de traîner par ici. Je crois que je suis en train de gagner sa confiance. Il a beau jouer les indifférents, je vois clair dans son jeu...
Loin de m'amuser, la boutade taquine de Samuel me donne l'impression d'être examinée au peigne fin. Je détourne le regard, avant d'évaser le sujet :
— Si tu le dis... Bon, tu es prêt pour aller chez Martin ?
— Tout à fait, madame. Je vais chercher ma basse et je reviens.
Le colombien s'éclipse, me laissant seule avec le chat qui me fixe d'un regard pénétrant.
— Quoi, qu'est-ce que tu veux ? Tu trouves que je suis nulle, c'est ça ?
Pour seule réponse, le chat ferme les yeux, ses moustaches frémissant sous la brise.
— Oui, je sais, il faut que j'arrête de flipper... Avec un peu de lâcher prise et de bonne volonté, tout va bien se passer.
Je scelle ma nouvelle résolution du jour en fixant le chat lorsque Samuel débarque sur le palier, sa basse sur le dos et un air interrogatif sur le visage.
— Tu parlais ? J'ai entendu des voix.
— Hé bien, il va falloir faire quelque chose, Jeanne d'Arc.
Remarque à laquelle le colombien éclate de rire en levant les yeux au ciel.
Après un trajet en bus d'une vingtaine de minutes, nous arrivons chez Martin. Notre hôte a aménagé son salon de manière à créer une petite scène avec deux guitares et un cajón, caisse en bois servant pour les percussions.
Pendant que Samuel dépose sa basse et s'occupe des branchements, Martin nous propose des mojitos. Encore préoccupée par la situation qu'il m'a partagée vendredi soir, j'en profite pour le suivre dans la cuisine. Pendant qu'il sort trois verres, je l'interroge :
— Alors, est-ce que le courant a été rétabli à Caracas ?
Lorsque mon ami se retourne, son sourire apaisé me rassure immédiatement.
— Oui, nous avons enfin reçu des nouvelles de ma grand-mère. Ces jours sans électricité ont été longs pour elle, mais elle va bien.
— Ah, ouf... Quel soulagement !
— Je ne te le fais pas dire.
Je pose une main sur l'épaule de Martin, quand Samuel entre dans la cuisine, l'air curieux.
— Vous avez l'air bien sérieux. Qu'est-ce qui vous arrive ?
— Oh, ce n'est rien... Juste des soucis de famille qui, heureusement, sont résolus.
Martin lui évoque alors rapidement ses origines et son histoire. Si la version qu'il lui propose est moins étoffée que celle à laquelle j'ai eu droit, je n'en reste pas moins bluffée par son aisance. Si mon ami est capable de se confier spontanément sur ce sujet tabou pour lui, je devrais bien être capable de me lâcher un peu, non ? C'est sans compter Samuel, qui affiche un grand sourire, pas le moins du monde perturbé par les aveux de Martin :
— Sérieux ? Je ne savais pas que tu étais vénézuélien ! Je suis colombien, moi.
Inspiré par l'entrain de Samuel, Martin bascule automatiquement vers l'espagnol :
— En serio ? Nuestras patrias son cómo hermanas !
— Por supuesto, que alegría encontrarme con un compadre !
Commençant sérieusement à me sentir larguée, j'interviens d'un air blasé :
— Désolée d'interrompre votre réunion des latinos anonymes mais, au cas où vous l'auriez oublié, vous avez face à vous une personne qui ne comprend pas un traître mot d'espagnol !
— Désolé, Kayita ! C'est l'émotion ! se justifie Martin en posant une main sur son torse.
— Comment ça, qui ne comprend pas un mot d'espagnol ? répète Samuel. Je suis sûr que tu en connais au moins quelques-uns.
— Euh... Hola... Qué tal ? tenté-je d'un air peu assuré.
— Ben voilà, tu vois quand tu veux. Chévere, y tú, qué me cuentas ?
— Euh... Sí, sí !
— Bon, OK, il va falloir qu'on te fasse une petite remise à niveau.
Je m'apprête déjà à taper le colombien, quand Martin intervient :
— Bon, on se calme. Je vous rappelle qu'on a encore des mojitos à faire... Préparez-vous au meilleur cocktail de votre vie !
— Waouh, mais quel teasing, sifflé-je d'un air espiègle.
— Vous allez voir ! Je vous laisse vous installer, d'accord ?
Samuel et moi obtempérons pour nous asseoir sur les poufs disposés dans le salon.
— Est-ce que je vais avoir droit à une petite démonstration en live ? demandé-je au bassiste.
— Bien sûr, on est là pour ça ! Qu'est-ce que tu aimes, comme musique ? Est-ce que le rock des années 90, ça te parle ?
— Oh, oui ! J'adore ça. Nirvana, Radiohead, les Red Hot Chili Peppers...
— Non, c'est vrai, les Red Hot ? C'est mon groupe préféré !
Je le vois troquer son grand sourire pour un air concentré. Il se met alors à gratter les cordes dans un riff que je reconnais rapidement.
— Dark Necessities ?
— Parmi toutes leurs chansons, c'est celle que je préfère. J'adore la basse sur ce morceau... Flea, le bassiste du groupe, est vraiment un génie.
Au même moment, Martin arrive avec les cocktails.
— Accrochez-vous... Je vous ai concocté des mojitos ultra-spéciaux.
Le verre que je découvre semble alléchant : une couche de glace pilée jouxte le liquide d'une douce couleur ambrée, agrémenté d'une tranche de citron vert. Samuel, néanmoins, semble dubitatif :
— Pourquoi « ultra-spéciaux » ?
— Eh bien, ce sont des mojitos... À la coriandre !
Cette révélation me laisse penaude.
— Des mojitos à la coriandre ? Pour être original, c'est original... D'où t'es venue cette idée ?
Les questions insistantes du colombien me laissent croire que je ne suis pas la seule à trouver cette idée étrange.
— En réalité, j'avais tout pour en faire... Sauf la menthe. Comme il me restait pas mal de coriandre, je me suis dit : pourquoi pas ?
Peu convaincue par cet argument, je décide tout de même de goûter au cocktail pour faire plaisir à Martin. Malheureusement, ma première gorgée est acide et terriblement amère.
— Ah, et je n'avais plus de sucre non plus, j'espère que ça ira !
Ma peine se voyant au moins expliquée par cette précision, je déglutis avec peine.
— Eh bien, ce sera un mojito light, comme ça. Pas vrai, Kaïa ?
La lueur espiègle dans les yeux de Samuel trahit de loin son opinion sur le sujet. Je me retiens de rire en le voyant loucher sur son verre.
— Quelle délicate attention, soufflé-je. Merci, Martin.
Notre hôte nous adresse un sourire radieux, visiblement aveugle à ce qui se trame. Je tente tout de même de boire une nouvelle gorgée mais, en manquant de m'étouffer avec une feuille de coriandre, je capitule et pose mon verre sur la table. À côté, Samuel en fait de même.
— Bon, on joue, ou pas ? lance-t-il d'un air enjoué.
Sa diversion fonctionne à merveille : le vénézuélien s'empresse d'attraper sa guitare électrique, reléguant aussitôt les affreux cocktails au second plan.
Rapidement, ils commencent à jouer des morceaux des Red Hot Chili Peppers, Martin ayant un répertoire similaire à celui de Samuel. De mon côté, je profite de ce concert privé tout en veillant à rester bien loin de mon mojito. Une tranquillité qui ne dure pas longtemps, car je suis rapidement sollicitée par le colombien :
— J'aimerais trop jouer « Can't Stop », des Red Hot' ! Mais, pour cette chanson, il nous faut absolument des percussions. Kaïa, ça te dit de nous accompagner au cajón ?
— Euh, moi ? lâché-je, prise au dépourvu.
— Non, ton clone invisible qui nous accompagne ce soir.
Je lève les yeux au ciel, avant de déclarer :
— Je veux bien tenter, mais je ne promets rien...
— Ce n'est pas grave, on est là pour s'amuser ! me rassure Martin avec un grand sourire.
Y voyant là l'occasion parfaite de mettre en œuvre ma fameuse résolution de spontanéité, je m'assois sur la petite caisse que je commence à taper de manière frénétique. Les garçons suivent dans une intro au rythme entraînant. Le fait d'être à trois ayant un côté désinhibant, je tente de rapper avec eux, sans grand succès. Au refrain, le résultat est bien meilleur.
À la fin du morceau, nous échangeons un regard triomphant.
— Mis à part le début un peu chaotique... C'était cool ! s'exclame Martin.
— Je suis d'accord, renchérit Samuel. Enfin, Kaïa, ne le prends pas mal, mais tu n'es définitivement pas percussionniste...
— Je vous avais prévenus !
— En revanche, tu as une très belle voix.
Embarrassée par ce compliment inattendu, je me contorsionne sur la caisse de percussions. Je n'ai pas l'habitude que l'on remarque ma voix, j'ai peut-être chanté trop fort ? Moi qui avais apprécié ce moment de lâcher prise, je me surprends à regretter cette fameuse résolution.
— Euh, je suis loin d'en être aussi sûre... rétorqué-je en déviant les yeux vers mon cajón.
— Je suis d'accord avec Samuel, appuie Martin. Si on met les percussions de côté, ça te dit de nous accompagner au chant ?
Sa proposition me laisse figée. Serait-ce l'esprit du chat noir en train de me mettre au défi de relever cette fameuse résolution ?
— Euh, je ne sais pas trop...
— Allez, on est entre nous ! N'oublie pas, on est là pour s'amuser...
Je me sens tiraillée : si une part de moi est terrifiée car je n'ai jamais imaginé chanter un jour en public, l'autre brûle d'envie de les rejoindre. Alors, sans me laisser le temps de trop réfléchir, je décide de suivre cette impulsion et de tenter le coup. Comme le dit Martin, le fait d'être en petit comité rend l'idée moins intimidante.
— OK, très bien...
Je mime un roulement de tambour sur le cajón, avant de lancer avec entrain :
— C'est parti, balancez la sauce !
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