Chapitre 24
— Pourquoi est-ce que tu te méfies de moi ?
Si j'envisage un instant qu'il soit une fois de plus en train de plaisanter, son visage me confirme qu'il est bel et bien capable de capter des facettes plus subtiles de ma personnalité.
— Samuel, on s'est rencontrés parce que ma mère t'a demandé de me surveiller... Je n'ai aucune envie d'en parler avec elle alors j'essaie de comprendre, mais j'ai beau essayer, je n'y arrive pas...
— C'est tout bête, tu sais, déclare le colombien en me regardant droit dans les yeux. Ta mère venait prendre son café tous les matins au Comptoir d'Azur avant d'aller au travail. À force de la revoir, j'ai commencé à le lui préparer à l'avance et elle, petit à petit, s'est mise à me partager ses tracas. C'est une situation qui arrive souvent quand on est serveur et qu'on prête une oreille attentive. Moi, ça ne me dérangeait pas, au contraire. Au fil du temps, j'ai essayé de l'aider et, quand elle m'a fait part de ta venue, j'ai vu que ça la travaillait. Elle se sentait coupable de quitter Nice et de te laisser seule. Je lui ai donc dit que je serais là, moi, et que je pourrais veiller à ce que tout se passe bien.
Ces explications me laissent silencieuse.
— C'est donc toi qui es à l'origine de ce deal, et pas ma mère ?
— Oui, c'est bien moi. Mais je ne comprends pas... Pourquoi est-ce que l'idée que quelqu'un puisse veiller sur toi te dérange autant ?
Je mordille l'ongle de mon pouce. Si mes convictions féministes y jouent pour beaucoup, je sais que ce n'est pas tout. Prise d'un élan de franchise, je décide d'enfin me confier :
— Pourquoi ça m'affecte tant ? Je me sens... Trahie. Par ma mère, mais aussi par toi. Quand on a commencé à sympathiser, j'ai pensé que notre rencontre avait été naturelle, que tu t'étais simplement intéressé à moi, et pas que tout avait été calculé pour répondre à une espèce de pacte sous entendant que j'avais besoin de toi. Je ne vais pas te mentir, une part de moi se méfie encore et se demande si tout ça est réellement sincère.
— Quoi ? Mais, bien sûr que c'est sincère !
En relevant la tête, j'aperçois pour la première fois une lueur de colère dans le regard de Samuel. Ce désaccord, témoin d'une implication certaine, me touche.
— Tu penses vraiment que j'aurais fait tout ça par intérêt ? Il y a eu ce service que j'ai proposé à ta mère, c'est vrai... Mais quand je t'ai rencontrée et qu'on a commencé à sympathiser, je t'ai appréciée en tant que personne. La vraie question, si tu veux mon avis, concerne plutôt le regard que tu portes sur toi, pour en arriver à douter autant de ton propre intérêt.
Sa dernière remarque me laisse muette. Voyant que je continue de ronger l'ongle de mon pouce, Samuel insiste :
— À moins qu'il n'y ait une autre raison, encore plus enfouie ?
Si je doutais encore quant à ses capacités d'observation, cette dernière question achève de me convaincre. Bon sang, depuis quand est-il si analytique ? J'ai la sensation que l'on est en train de me sonder comme un livre ouvert.
— Tu as raison, ce n'est pas tout, cédé-je. Mes valeurs d'autonomie et d'indépendance sont là pour une raison.
Je marque une pause, durant laquelle Samuel m'observe d'un air attentif.
— Tu vas peut-être trouver ça anecdotique, mais la séparation de mes parents m'a beaucoup affectée. Mon père est parti quand j'avais six ans et, du jour au lendemain, je me suis retrouvée seule avec ma mère. Depuis, il a refait sa vie à Paris et je n'ai plus eu le droit qu'à des cadeaux occasionnels et de brefs coups de fil. Les années ont beau passer, les marques laissées par son absence ne s'estompent pas et je sais qu'elles seront toujours en moi. Il y a quelque chose de terrible dans le fait de se voir abandonné par la personne qui est censée vous aimer plus que tout au monde, et ce alors qu'elle est encore là....
Je prononce ces paroles presque à bout de souffle, sous le regard attentif de Samuel.
— Alors si aujourd'hui, j'accorde tant d'importance à l'autonomie et à l'indépendance, c'est parce que j'ai besoin de me savoir capable, moi seule, d'assurer ma propre vie. Je ne veux dépendre de personne. Car dépendre de quelqu'un, c'est s'exposer au risque de devoir faire sans lorsqu'il ou elle ne sera plus là.
Ces dernières paroles, sorties de ma bouche sans que je puisse les contrôler, me surprennent autant que mon interlocuteur. En repensant à ma quête identitaire, puis à mes difficultés à faire confiance, je comprends. Difficile de croire en soi ou en les autres, lorsque l'on a soi-même été délaissé dès le plus jeune âge.
— Je suis désolé pour ton père... me souffle Samuel en posant une main sur mon épaule. Ton histoire n'est pas anecdotique, loin de là. Ce genre de situation est tout sauf simple à gérer, surtout pour un enfant.
En guise de réponse, j'esquisse un demi-sourire.
— Tu sais, reprend Samuel, je comprends que tu n'aies pas envie de dépendre de quelqu'un. Mais entre la dépendance et la confiance, il y a tout un monde.
— Je le sais... murmuré-je. Mais la frontière entre les deux peut parfois être très mince.
En face de moi, le colombien hoche la tête sans rien ajouter. Je me demande s'il entend mon point de vue, puis décide d'en rester là : je me suis suffisamment confiée pour ce soir. Je reprends alors, d'un ton plus léger :
— Bon, maintenant que tout est dit... On en profite de ce pique-nique ?
— Et comment !
Sans perdre une miette de son enthousiasme, Samuel sort une bouteille de vin blanc.
— Le vin aussi, est colombien ? lui lancé-je d'un air taquin.
— J'aurais pu te ramener de l'aguardiente, liqueur typique parfumée à l'anis, mais je trouve ça franchement dégueulasse. Puis, au vu de ta piètre tolérance envers les alcools louches, je me suis dit que j'allais m'épargner une nouvelle catastrophe.
Comprenant aussitôt son allusion, je lève les yeux au ciel. En le voyant sortir des éco-cups de son sac, je ne manque pas de réagir :
— Je vois que notre patriote dans l'âme m'a réservé sa plus belle vaisselle...
— Veuillez excuser cette offense à la culture française, rétorque-t-il en me servant. La prochaine fois, je ferais en sorte d'amener des verres dignes de ce nom dans mon sac à dos.
Je ris en buvant une gorgée de vin, lorsque Samuel se met à fouiller frénétiquement son sac.
— Qu'est-ce que tu cherches ?
— Est-ce que tu as ta carte d'identité sur toi ? m'interroge-t-il en me scrutant d'un regard inquisiteur.
Perplexe, je hausse un sourcil.
— Pourquoi, tu as peur de t'être trompé de fille à promener ?
— Cette question se passe de réponse, rétorque Samuel en riant. Le truc, c'est que j'ai oublié les couverts...
Je laisse mon regard retomber sur le bouillon de haricots rouges en lâchant un "oh" perplexe.
— Et en quoi ma carte d'identité est censée nous aider ? demandé-je. Je ne sais pas comment c'est en Colombie, mais en France, on peut acheter des couverts même en étant mineur...
Samuel répond à ma boutade en levant les yeux au ciel.
— Mais non, elle va justement nous servir à manger.
— Quoi ? grimacé-je. Mais c'est dégueu !
— Oh, mais non, t'inquiète pas. On fait tout le temps ça chez moi, personne n'est mort !
Personne n'est mort ? Partagée entre le rire et le dégoût, je sors mon portefeuille de mon sac. Samuel ne manque pas l'occasion de zieuter par-dessus mon épaule.
— Kaïa-Elisa Kyros ? C'est un nom, ma foi... Intéressant ! Tu sais à quoi il me fait penser ?
— Vu ta tête, je ne suis pas sûre de vouloir le savoir.
— Ça me rappelle ces pitas grecques à la viande, là, tu sais...
— Les gyros ? Génial, merci de me faire savoir que j'ai un nom de sandwich.
Je fusille le colombien d'un regard noir, mais il semble ravi de sa découverte.
— Oh et attends, il te manque encore le plus marrant dans tout ça ! Tu savais que Kaïa, ça veut dire « tais-toi » en espagnol ?
— N'importe quoi.
— Je te jure. On l'écrit c-a-l-l-a, mais ça se prononce pareil.
— Bon, ça suffit de se payer ma tête. Je serais bien curieuse de connaître le tien, de nom !
Voyant que je tente d'attraper la carte qu'il a sortie, Samuel fait un bond en arrière.
— Ah non, c'est secret défense, déclare-t-il en feignant un air mystérieux.
— Ouais, bien sûr. Aucun secret ne résiste à Kaïa !
Un grand sourire aux lèvres, j'essaie de nouveau de lui arracher la carte des mains. Samuel, qui me dépasse d'une tête, lève alors le bras en l'air. En me voyant sauter sans réussir à l'atteindre, il éclate de rire.
— C'est un peu facile, ça, protesté-je en fronçant les sourcils.
Sans en démordre, je saute de nouveau et réussis à déstabiliser le colombien, qui chute dans l'herbe en m'entraînant avec lui. Triomphante, je le surplombe en enserrant fermement ses poignets, tandis qu'il est étendu sur le dos. Il se passe alors quelque chose de très étrange : l'espace d'une fraction de seconde, je me surprends à m'imaginer allongée contre lui... Une vision qui m'emplit d'une chaleur insoupçonnée.
Bon sang, qu'est-ce qui te prend, Kaïa ?
— Ben dis-donc, je n'aurais pas pensé que tu me sauterais dessus comme ça...
Troublée à l'idée que le colombien ait pu sentir mes divagations, je lâche ses poignets comme s'ils étaient soudain imprégnés d'un venin toxique.
— Quoi ? Jamais de la vie ! Je voulais surtout faire ça...
Profitant de ces quelques secondes de répit pour me ressaisir, je récupère sa carte d'un geste vif pour l'analyser.
Sa carte d'identité colombienne décline des tons jaunes et bleus. La première chose que je remarque est sa photo, où le contraste fait ressortir ses cheveux et ses sourcils, froncés dans un air des plus sérieux.
— Oula, je comprends pourquoi tu refusais que je voie ta carte... m'exclamé-je en pouffant. T'es un tueur en série, en fait ?
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas de moi, rétorque Samuel d'un air énigmatique.
— Tiens, tiens ! Comme le fait que tu t'appelles... Diego ?
Les premières lignes de sa carte lui valent un regard interloqué. Voyant que le colombien ne me répond pas, je prends un air méfiant :
— Attends, t'es vraiment recherché par la police, en fait ?
— Sérieusement, Kaïa ? expire Samuel en riant.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu ne te fais pas appeler par ton prénom ?
— Samuel est l'un de mes prénoms.
En examinant de nouveau le nom à rallonge que je n'avais fait que survoler, je réalise qu'il s'agit en effet de son deuxième.
— Si j'ai choisi Samuel, c'est parce que le prénom Diego m'a été donné en hommage à mon oncle, qui est décédé assez jeune.
— Pourquoi est-ce qu'ils t'ont appelé comme lui ?
— Mon oncle était très apprécié dans la famille. L'idée était de me donner un modèle à suivre et de transmettre des valeurs que lui-même portait. Mais, personnellement, j'ai toujours trouvé ça plus glauque qu'autre chose. Je me suis toujours demandé s'ils attendaient de moi que je sois comme lui, un peu comme une sorte de résurrection. Alors, d'accord, le choix d'un prénom est important, je comprends qu'on veuille lui donner du sens... Mais c'est compliqué d'en porter un avec un si lourd passé. C'est pour ça que j'ai décidé de porter mon deuxième prénom. J'avais l'impression de pouvoir être davantage moi-même en m'appelant Samuel.
J'acquiesce d'un air compréhensif. Je ne sais pas comment j'aurais réagi à sa place, mais il est certain que je me serais posé tout un tas de questions.
— Puis, je t'avoue qu'une part de moi a toujours craint de subir le même sort que mon oncle... confesse Samuel.
— Tu veux dire, de mourir jeune toi aussi ? l'interrogé-je, interpellée. Comme une sortie de prophétie ?
— Je ne saurais pas comment appeler ça, mais... Ça m'angoissait pas mal, oui.
— Intéressant. Plus j'apprends à te connaître et plus je te découvre un pan superstitieux que je n'aurais pas soupçonné.
— Grandir dans une terre qui fait la part belle aux mythes et aux légendes influe beaucoup sur notre perception des choses. J'ai l'impression qu'ici, les personnes ont plutôt tendance à dénigrer ce qui s'éloigne de l'esprit scientifique, comme si elles refusaient de voir ce qu'elles ne pouvaient pas expliquer. Moi, je pense qu'il y une grande sagesse à tirer des croyances populaires et de ce que toutes ces anciennes générations ont mis des siècles à construire.
J'acquiesce d'un air pensif. Moi qui ai toujours eu du mal à expliquer à autrui mon intérêt pour l'occulte et l'ésotérisme, j'aime sa façon de voir les choses.
— Enfin bon, ce n'est pas tout, le gyros, mais j'ai la dalle.
Tirée de mes réflexions par la boutade du colombien, je lui lance sa carte d'identité dessus en guise de riposte.
— Je vais faire preuve de clémence et faire comme sije n'avais rien entendu. C'est bien parce que tu as ramené le dîner !
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