Chapitre 2
"Soleil de midi " par Johanna.
Le lendemain, je claque la porte de chez moi à sept heures tapantes – largement en avance, mais je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Avec une réunion de préparation le lendemain même de mon arrivée à Nice, on peut dire que je commence mon été sur les chapeaux de roue. Le point positif – si tant est que l'on puisse le considérer comme tel, ce dont je ne suis pas certaine – c'est que ça ne me laisse pas le temps de revenir sur cette folle décision.
Ignorant tant bien que mal le nœud qui me serre l'estomac, je me dirige vers la cour arrière où m'attend mon vélo. Il est un peu sali par la poussière et les feuilles, mais toujours fonctionnel. En un rapide tour de clé, je le libère de sa chaîne antivol et grimpe sur la selle.
Je m'apprête à sortir, lorsque mon reflet dans la vitre du rez-de-chaussée m'arrache un cri d'effroi. Bon sang, est-ce vraiment à ça que je ressemble après une nuit blanche ? Mue par l'énergie du désespoir, je tente de discipliner mes boucles brunes, sans succès. Je m'approche alors pour examiner mon visage et esquisse des grimaces pour détendre mes zygomatiques.
Interrompue par un tintement de couverts, je penche la tête et découvre avec stupeur une silhouette inconnue, derrière la vitre. Plus précisément celle d'un jeune homme tenant une casserole qui, s'y j'en crois mon incollable sixième sens, semble faire la plonge dans les cuisines du Comptoir d'Azur. La première question que je me pose, c'est évidemment : pour quelle fichue raison cet homme fait-il la plonge aux aurores dans un bar ? S'agit-il d'un rituel de bizutage réservé aux nouveaux employés ? Le seul que je connaisse est le propriétaire des lieux, Philippe, mais il est vrai que ma dernière visite remonte à un sacré bout de temps.
Autant de questions qui resteront sans réponse : trop mortifiée pour m'attarder une seconde de plus, je m'empresse de quitter la cour en prenant l'air naturel d'une personne que l'on ne vient pas du tout de surprendre en train de se mater dans une vitre.
Le trajet éreintant qui m'attend me fait vite oublier cet incident. Le centre de loisirs des Cyprès étant perché sur une colline, pour l'atteindre, il faut suivre une longue route en lacés. La montée est rude, si bien que je finis par descendre et pousser mon vélo sur quelques centaines de mètres. Heureusement, ma bonne demi-heure d'avance me laisse le temps de profiter d'une vue saisissante sur la mer.
— Ben dis-donc, ça pédale sec par ici !
Interpelée, je me retourne d'une traite et manque de me prendre les pieds dans mon vélo en reconnaissant le visage aux cheveux blonds en pagaille.
— Val ?
— Eh oui, le seul, l'unique ! Je sais que tu es émue de me voir, mais ne va pas te casser une jambe non plus.
— Mieux vaut éviter en effet, je ne compterais pas sur toi pour m'emmener aux urgences.
Mon ami m'ébouriffe les cheveux tandis que je proteste en lui assénant une tape sur le bras.
— Hé, ce n'est pas fini de vous chamailler, vous deux ?
Je me retourne et tombe nez à nez avec une paire d'yeux d'un vert intense. Il ne me faut pas longtemps pour reconnaître la chevelure rousse et le visage parsemé de taches de rousseur de Cécilia. De son côté, Valentin prend un air innocent :
— Moi, me chamailler avec Kaïa ? Ce serait mal me connaître.
Mon amie sourit en levant les yeux au ciel. À l'image de nos jeunes années où nous formions un trio soudé, Valentin est toujours aussi taquin. Si nous nous voyons beaucoup moins désormais, notre lien n'en reste pas moins intact. Nous avons beau évoluer chacun de notre côté, dans le fond, c'est comme si nous ne nous étions jamais vraiment quittés.
— Bon, c'est parti ?
Prise d'une bouffée d'anxiété, je serre l'œil de tigre suspendu à mon cou, choisi avec soin pour me protéger en cette journée tumultueuse. Allez, tout va bien se passer.
Rassurée d'avoir deux alliés de taille à mes côtés, j'acquiesce et scelle cette décision en poussant le portillon de la cour d'école. La vue de nouvelles silhouettes accélère les battements de mon cœur. J'espère ne reconnaître personne : l'idée que l'un d'eux fasse ressurgir des souvenirs de mon premier été me terrorise.
Heureusement, en m'avançant, je ne découvre que des visages inconnus. Table rase, ce premier été est derrière moi. Je m'efforce de prendre un air serein en me répétant ces mots et souris même à certains en les aidant à déplacer des chaises.
Je suis encore en train de prendre mes marques, lorsqu'un vacarme métallique me fait sursauter. En me retournant, je découvre une femme perchée sur une chaise et armée d'une cuillère et d'une casserole. Sa petite taille et son look pour le moins extravagant ne l'empêchent pas d'inspirer le respect.
— Bonjour, je me présente : je suis Zora, votre directrice. Mais tout le monde m'appelle Zozo.
Rassurée face à cette femme qui m'est inconnue, je souris en détaillant sa salopette à pois et sa casquette à hélice multicolore.
— Et voici Vanessa, votre directrice adjointe.
Si je commençais à entrevoir le semblant d'un été agréable, mon sourire s'évanouit à l'instant où je pose mes yeux sur la femme qui l'accompagne.
Oh non, pas elle.
— Bonjour à toutes et à tous. Nous sommes heureuses de pouvoir enfin vous rencontrer.
Lorsque le regard de l'adjointe parcourt l'équipe et s'attarde sur moi, je suis prise d'une bouffée d'anxiété. Elle m'a reconnue, j'en suis certaine. De son côté, Vanessa ne laisse rien transparaître. Avec son carré blond et son air détendu, elle pourrait presque sembler sympathique. J'aurais pu me laisser berner, si je ne connaissais pas son vrai visage.
Le poing crispé, je me tourne discrètement vers ma voisine :
— Cécilia, tu ne m'avais pas dit que...
Si je suspecte l'espace d'un instant une trahison, le regard désolé de mon amie me laisse penser qu'elle est sincère.
— Kaïa, je te jure que je ne savais pas qu'elle serait là.
— Il faut que je m'en aille. Je ne peux pas rester ici, c'est hors de question.
Je commence déjà à attraper la lanière de mon sac pour filer en douce, lorsque la voix forte de Zozo m'interpelle :
— Excuse-moi, je me permets de te tutoyer. Tu es bien Kaïa-Elisa Kyros ?
— Euh, oui, c'est moi. Mais à vrai dire, je...
— Dieu soit loué, merci à toi ! Si tu savais l'épine que tu nous retires du pied ! J'ai ramené ton contrat de travail, nous le signerons à la fin de la journée. Je sais que c'est un peu précipité, mais sache que nous sommes tous ravis de t'accueillir dans l'équipe.
En croisant le regard de Vanessa, je doute de la véracité de ces propos. J'ouvre la bouche pour trouver une excuse, quelle qu'elle soit, mais rien ne vient. J'ai beau essayer, je ne suis simplement pas capable de décevoir l'enthousiasme de cette directrice. Sans compter que ma petite voix ne me lâche pas. Tu ne peux pas abandonner maintenant, Kaïa, ce serait donner raison à cette vipère.
Mon cerveau tourne encore à plein régime à la recherche de quelque chose à dire, lorsqu'une nouvelle voix nous interrompt :
— Bonjour ! Martin Romero, enchanté. Désolé pour le retard, j'ai voulu prendre une nouvelle route et je me suis égaré...
Interpellée, je relève la tête et découvre un jeune de taille moyenne doté de larges épaules. Son visage, mangé de moitié par une barbe sombre, est marqué par les traits abrupts de son nez franc, que le soleil a clairsemé de subtiles taches de rousseur. Ses cheveux mouillés ondulant sur sa nuque me laissent croire qu'il s'est certainement plus égaré dans sa séance de nage matinale qu'en cherchant son chemin pour venir ici.
— Pas de problème, Martin, nous allions justement commencer, lui répond Zozo.
Les choses s'enchaînent alors très vite et, avant d'avoir eu le temps de m'assurer qu'il s'agit de la bonne décision, je me vois embarquée dans cette nouvelle aventure. À ma gauche, le nouveau venu s'installe et le tour de présentation commence. L'équipe, constituée d'une majorité de jeunes et de quelques profils plus expérimentés, semble plutôt sympathique. Zozo propose ensuite de rentrer dans le vif du sujet en créant des pôles d'activités autour des compétences de chacun.
À côté de moi, je vois Valentin se positionner avec une autre animatrice sur le pôle sportif, tandis que Cécilia crée un pôle arts du cirque. Comprenant qu'il faut que je me magne avant de me retrouver avec la personne la moins réactive de la table, je me tourne vers mon voisin de gauche, le fameux Martin Romero.
— Tu as des idées, toi ? déclaré-je de but en blanc.
Visiblement pris au dépourvu par mon approche, le nageur se racle la gorge.
— Euh, j'aime beaucoup la musique et le cinéma, je pensais créer un pôle dédié. Et toi ?
En l'entendant parler, je crois lui déceler un subtil accent. Au vu de son nom de famille, je pencherais plutôt pour des origines latines.
— Cool ! Oui, ça me dit bien.
C'est faux, je ne joue d'aucun instrument et regarde bien plus de navets que de films d'auteur. Mais il va bien falloir que je trouve de quoi meubler les deux prochains mois, et Martin a l'air plutôt inspiré.
— Parfait. On peut commencer par lister les activités qu'on aimerait réaliser ?
Encouragé par mon hochement de tête, il sort une feuille où il commence à griffonner. Initiation à la danse, ateliers musicaux, création d'une chanson... Je suis impressionnée par la quantité d'idées qui fusent dans son esprit, à l'exact opposé du mien, plus vide que le désert de Gobi. Au bout d'une dizaine de minutes à alimenter la liste tout seul, mon binôme commence à flairer l'arnaque :
— Et toi, quelles sont tes idées ?
— Euh... Oui, mes idées, répété-je. Laisse-moi réfléchir...
Je me creuse la tête, cherchant désespérément quelque chose qui puisse alimenter cette liste et convaincre quelqu'un que je ne suis pas une énorme mascarade, mais je ne trouve rien. Au bout de plusieurs minutes de silence, j'en arrive au constat désolant que mes années d'études m'ont vidée de tout centre d'intérêt autre que l'architecture.
Serais-je devenue aussi insipide qu'Edouard, mon impassible maître de stage ?
— Tu n'es pas obligée de partir de tes propres hobbys, me conseille Martin. Est-ce qu'il y a quelque chose que tu as envie d'apprendre ?
Pensive, je mordille l'ongle de mon pouce.
— Je réfléchis depuis quelques temps à m'initier au montage vidéo.
— Au montage vidéo ? C'est génial ! On pourrait croiser les disciplines en créant des films avec de la musique, de la danse, du théâtre...
Je regarde mon binôme d'un air partagé entre l'admiration et la peur. Si j'envie sa créativité, je suis loin d'être convaincue par la fusion de ses innombrables centres d'intérêt avec mes compétences inexistantes.
— L'idée est intéressante, mais je te préviens : de mon côté, j'ai tout à apprendre.
— Pas de problème, on avisera en fonction de ce que tu te sens de faire. Et je pourrai t'aider si besoin : j'ai toujours eu envie de tourner une vidéo avec les enfants !
Si je n'étais convaincue qu'à moitié par ce projet, le regard enjoué de Martin me laisse croire que l'idée n'est peut-être pas si stupide. Afin de le convaincre et de me convaincre moi-même, j'esquisse un sourire.
— Eh bien dans ce cas... Deal, cher binôme, affirmé-je en tendant la main à mon nouveau coéquipier.
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