Chapitre 18

— Alors, Kayita, tu fais quoi ce soir ?

Je récupère des cartes éparpillées sur le sol en maudissant ceux qui les ont laissées là, lorsque la voix de Martin m'interrompt. La plupart des enfants étant rentrés, la cour est presque déserte. Seuls quelques spécimens oubliés traînent encore autour du panier de basket, où Cécilia les affronte sans aucune pitié.

— Ce soir ? répété-je en arquant un sourcil.

— Eh oui, parce qu'aujourd'hui, on est le treize juillet. Ce qui veut dire...

— Que demain, nous sommes le quatorze !

Martin m'envoie un clin d'œil.

— Bravo, Sherlock.

— Les journées sont si pleines que je n'ai même pas le temps de penser, soupiré-je. Franchement, j'aurais complètement oublié l'existence de la fête nationale si tu ne me l'avais pas rappelée.

— Donc, je suppose que tu n'as rien de prévu ?

— Non. Je suis une femme... libre ! m'exclamé-je en envoyant valser mes cartes dans un geste théâtral.

— Eh ben dis donc, ça c'est une réponse enthousiaste.

Réalisant que je viens de ruiner seule mon propre travail, je me ravise aussitôt.

— Bon sang, désolée, je crois que je suis en saturation d'accueil de loisirs.

— Ne t'excuse pas, on l'est tous un peu. Regarde, Cécilia est encore pire !

Je tourne la tête vers le terrain de basket, où mon amie tente d'imiter un hakka douteux. Son adversaire, seul enfant encore sur la piste, la fixe d'un air ahuri.

— Ah oui... ça devient grave.

— Mais ça tombe bien parce que ce soir, on aura l'embarras du choix pour faire la fête !

Enthousiaste, Martin sort son téléphone. À Nice, les célébrations de la fête nationale ont généralement lieu le treize afin de laisser le lendemain pour se reposer. Les yeux rivés sur son écran, il se met à lire :

— « Pour la fête nationale, ils font vibrer les pavés de la vieille ville... Soirée disco-clubbing au V.I.P... Les meilleurs tubes de l'été avec DJ Patoche au Beach Club... Concert live des Sardines Déjantées au Fiesta Bar... »

Je pouffe de rire à la vue du visage de plus en plus décomposé de mon ami.

— En effet, pas de quoi casser trois pattes à un canard... commenté-je.

— Les Sardines Déjantées ? répète Martin d'un air consterné. Franchement, qui peut bien s'appeler comme ça ?

— Je ne sais pas... L'emploi du mot « déjanté » à lui seul devrait être proscrit pour désigner un groupe de musique.

— C'est clair, on dirait mes grands-parents qui essaient d'être cool... On a qu'à se dire qu'on se retrouve en ville et qu'on avise une fois là-bas ? propose Martin.

— Très bien, partons là-dessus.

Au même instant, Cécilia débarque avec un ballon de basket. Visiblement, son ultime adversaire a fini par être récupéré par ses parents.

What's up, party people ? Vous êtes prêts à faire la bringue ce soir ? s'exclame-t-elle d'un air enjoué.

Mon binôme émet un rire nerveux.

— « La bringue » ? Non mais, franchement, qu'est-ce que vous avez tous ce soir à vous exprimer comme des ancêtres ?

— Ne le prends pas pour toi, c'est la faute des Sardines Déjantées, expliqué-je à mon amie.

Voyant qu'elle n'en mène pas large, je poursuis :

— On se proposait de se rejoindre en ville pour les célébrations du quatorze juillet. Ça te dit ?

— Carrément !

— Célébration, ai-je bien entendu le mot célébration ? s'exclame Valentin en surgissant à son tour.

Rapidement, l'idée fait le tour des animateurs encore présents. Cécilia, Valentin, Ahmed et Jean semblent tous les quatre emballés par cette perspective.

Ainsi, une fois rentrée à la maison, je ne perds pas une minute. La perspective d'une soirée entre amis et d'un jour de repos le lendemain me faisant oublier toute la fatigue de la journée, je commence à écumer mon armoire à la recherche d'une tenue.

Après plusieurs essais infructueux, je finis par opter pour un short bleu marine à boutons dorés ainsi qu'un top blanc dont le dos échancré laisse entrevoir ma peau brunie par le soleil. Je relève ensuite mes longues boucles brunes en un chignon lâche, puis dessine un trait d'eye-liner pour donner un air félin à mes grands yeux bruns. Je termine avec deux perles nacrées suspendues à mes oreilles, symboles d'authenticité et de beauté – deux qualités que je souhaite incarner ce soir.

— Pas mal, Kaïa, lâché-je en prenant un air mystérieux.

Puis, abandonnant mon armoire à son état post-apocalyptique, je quitte la pièce en attrapant au passage mon petit sac en cuir.

Une fois sur la terrasse du Comptoir d'Azur, je suis interpellée par un accent familier :

— Alors, ça sort faire la fête ?

Plateau en main, Samuel est en train de débarrasser une table pour un groupe de clients qui patiente. Je me retourne alors et, une fois face à moi, le serveur suspend son mouvement.

— Wow, tu es... commence-t-il, le regard rivé sur moi.

— Je suis ? répété-je d'un air inquisiteur.

C'est bien la première fois que je le vois perdre son petit sourire taquin, alors je ne manque pas de savourer ce court moment de triomphe. Le colombien se ressaisit finalement :

— Pas mal.

Je fronce les sourcils en me demandant s'il s'agit d'un compliment, lorsque la voix de l'un des clients nous interrompt :

— Excusez-moi, est-ce qu'on peut s'installer ?

— Oui, bien-sûr, répond Samuel en s'empressant de débarrasser les derniers verres. Désolé !

Une fois la table nettoyée, il me glisse en réajustant sa chemise :

— Ah, les clients... Toujours là pour vous rappeler à l'ordre !

— C'est sûr qu'eux ne perdent pas le Nord, acquiescé-je d'un air amusé.

Un court silence flotte sur mes paroles, avant que le colombien ne demande, l'air de rien :

— Au fait, c'était bien ce verre avec ton... Ami ?

— Le verre avec Martin ? répété-je en arquant un sourcil. Oui, c'était sympa.

— Cool. Est-ce que vous étiez... tu sais ?

Les gros yeux de Samuel m'arrachent un soupir.

— Non, je ne sais pas.

— Ben... En « date » ?

— Non mais je rêve ! Ce n'est même plus de la surveillance là, c'est de l'espionnage !

— Quoi ? J'y peux rien si je travaille ici et que c'est moi qui vous ai servi. Comme j'ai vu que tu avais payé son verre...

Le voir aussi désespéré de se justifier m'arrache un doute :

— Attends, c'est moi ou tu es jaloux ?

— Moi, jaloux ? répète Samuel en balayant cette éventualité d'un geste désinvolte. Je veux simplement m'assurer que tu côtoies des personnes... fréquentables. Je m'en voudrais s'il t'arrivait quelque chose, et ne parlons pas de ta mère.

Au-delà du fait qu'il s'agisse certainement de la pire excuse de tout les temps, l'entendre faire mention une fois de plus de ce stupide pacte m'agace plus encore.

— Non, en effet, ne parlons pas de ma mère. Je te remercie de t'en soucier mais, pour la énième fois : je sais prendre soin de moi toute seule, Samuel.

— OK, très bien, problème résolu. Dans ce cas, tu fais quoi, ce soir ?

Bon sang, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi motivé à me soutirer la moindre miette d'information ! Par pur esprit de rébellion, je m'empresse de trouver quelque chose d'évasif.

— Je... profite de la vie, déclaré-je en relevant la tête d'un air énigmatique.

Samuel, en rien dérangé par ma réponse floue, me répond d'un grand sourire :

— Chouette comme plan ! Tu sais qu'on organise une soirée ici, au Comptoir d'Azur ? Je l'ai nommée : « La soirée patriote ». Tu es évidemment la bienvenue.

— Une soirée patriote ? Sérieusement ?

— Ben quoi, c'est la fête nationale, non ?

— On voit vraiment que tu es colombien. Tu vas opter pour quoi, la Marseillaise en boucle ou les meilleurs hits d'accordéon ?

— Eh bien, viens et tu pourras le découvrir...

— Bien tenté. Mais si c'est pour te donner une occasion de m'espionner encore, sans façon.

— Oh, allez. Je sais que tu en meurs d'envie.

— Dans tes rêves. Je suis un électron libre, plus libre que l'air... Et je le resterai !

Le sourire aux lèvres, je tourne les talons pour laisser le serveur planté sur le pas du bar, son plateau entre les mains. Quelques mètres plus loin, je me retourne pour ajouter :

— Au fait, Samuel. Il serait grand temps de revoir tes idées toutes faites. De nos jours, une femme peut inviter un homme sans avoir d'arrière-pensée !

Le colombien hausse un sourcil amusé, tandis que je m'éloigne pour disparaître au coin de la rue.

* * *

Dans la vieille ville, l'atmosphère est à la fête et le grand ballet des scooters, vélos et piétons bat son plein. Je parviens à me frayer un chemin tant bien que mal parmi cette agitation et rejoins la place Garibaldi en une dizaine de minutes. Le soleil de fin de journée projette des ombres étirées sur le sol en granit clair, où chaque restaurateur rentabilise au mieux son petit coin de terrasse. Même les plus médiocres d'entre eux, comme ce piège à touristes faisant passer ses surgelés pour des produits de marché, font salle comble. C'est l'effet place Garibaldi : aussi mauvaise soit-elle, la cuisine trouvera toujours des clients prêts à payer pour profiter de l'ambiance des lieux.

— Kaïa ?

Surprise, je fais volte-face pour tomber face à un Martin plutôt surpris. Je ne suis visiblement pas la seule à m'être apprêtée : vêtu d'une chemise blanche aux manches retroussées, mon binôme a relevé ses cheveux bouclés de manière à dégager son visage.

— Ah, c'est bien toi ! s'exclame-t-il en me détaillant des pieds à la tête.

— Quoi, tu avais peur de m'avoir confondue avec mon sosie ?

— Non, je n'ai juste pas l'habitude de te voir habillée comme ça.

Je me retiens de lever les yeux au ciel. Qu'ont-ils à tous me le faire remarquer ? À croire que je suis toujours fringuée comme un sac !

— En tout cas, ce style te va très bien. Tu es très belle, si je peux me permettre.

Radoucie par ce compliment, je m'apprête à le remercier, lorsque la voix tonitruante de Valentin nous interrompt :

— Bien le bonjour, chers camarades !

— Bon sang, Val, j'ai failli faire une attaque cardiaque, soufflé-je.

— Tonton Valourd adore te flanquer des peurs bleues, tu le sais bien, me retourne-t-il dans un sourire railleur.

Une fois rejoints par Cécilia, Ahmed et Jean, nous faisons une halte au snack du coin pour déguster des parts de socca et de pissaladière, avant commencer notre arpentage. De nombreux groupes de musique se sont approprié les trottoirs de la vieille ville, agrémentant notre marche d'une note festive.

Au détour d'une ruelle, nous sommes interpellés par des battements sourds et décidons de nous approcher. Nous tombons alors sur une porte insonorisée flanquée d'une pancarte indiquant « Le V.I.P ».

— C'est bien l'un des lieux indiqués sur le programme, non ? m'interroge Martin.

— Oui. Si ma mémoire est bonne, il devrait y avoir une soirée disco, ici.

— Oh, trop bien ! J'adore les soirées disco ! s'exclame Cécilia.

— Oh ouais, je meurs d'envie de vous partager mes meilleurs pas ! renchérit Val.

Le garçon tente un limbo approximatif, suivi d'un moonwalk de Cécilia. Gagnés par cette énergie contagieuse, Martin et moi nous consultons du regard, avant de céder :

— OK, va pour la soirée disco.

Ni une ni deux, nous montrons patte blanche au videur et débouchons dans une salle exigüe, éclairée par la lueur pâle de quelques néons rougeâtres. La musique qui s'échappe des baffles fait vibrer les murs. Il n'y a pas l'air d'avoir foule, c'est étrange. En plissant les yeux, je distingue plusieurs silhouettes assises sur des canapés dans un coin de la salle.

— On va se chercher à boire avec Val ! annonce Cécilia en haussant la voix pour couvrir le bruit environnant.

En les voyant s'engouffrer dans un couloir, je propose à Martin, Ahmed et Jean d'explorer les lieux.

La discothèque étant faite d'une multitude de petites salles, je pars du postulat qu'elles offrent plusieurs ambiances. Mais après la quatrième pièce plongée dans la même lumière tamisée, je commence à en douter. En m'attardant quelques instants, je décèle avec surprise des séniors en pleine action sur un canapé. Ce ne sont pas les seuls : plusieurs couples profitent de l'ambiance tamisée des lieux pour batifoler sous les yeux de tous.

— Salut, ma belle, je te paie un verre ?

[à suivre...]

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