Chapitre 16

— Si tu veux, on peut se dire qu'une fois l'activité calée, on ira boire un verre ?

Dimanche soir, dix-neuf heures trente. Assis sur le quai du vieux port devant une feuille vierge, Martin ne semble pas plus inspiré que moi par l'organisation de notre semaine d'animation.

— Excellente idée ! D'ailleurs, je proposerais encore mieux : le premier qui trouve l'activité de la semaine gagne son verre.

— Très bien, marché conclu, Kayita.

Surprise par ce nouveau surnom, je laisse échapper un sourire. Mon binôme s'empare alors de la feuille d'un air décidé.

— Avant toute chose, j'ai besoin de savoir. Est-ce que tu es prête ?

— Prête à quoi ?

— Eh bien, je pense qu'après tout ce temps passé à les laisser mariner, à en parler sans oser le faire, les enfants sont enfin prêts pour l'un de nos fameux projets vidéo. La question est donc plutôt la suivante : est-ce que nous, nous sommes prêts ?

En réfléchissant, je lève les yeux. À l'exception d'un étrange nuage solitaire et de quelques silhouettes d'oiseaux, le ciel de cette fin de journée est des plus paisibles.

Ces projets vidéo étant de mon initiative, je les redoute plus qu'aucune autre activité. Sans doute parce que je sais que l'enjeu est bien plus grand – sans oublier que mes compétences en montage sont inexistantes.

— Est-ce que nous sommes prêts ? répété-je, méditative.

Dans un premier temps, les bêtises et le temps d'attention limité des enfants me font douter. Puis, assez vite, leur imagination débordante et la richesse des échanges que j'ai pu avoir avec certains confortent mon envie d'essayer.

— Ça ne va pas être simple... Mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.

En guise de réponse, Martin m'adresse un grand sourire. Nous commençons alors à débattre pour organiser notre projet de mini film et nous accordons sur un cycle en trois temps : élaboration de l'histoire, création des décors et costumes et, enfin, tournage. Je suis surprise de l'efficacité avec laquelle mon binôme parvient à structurer l'activité.

— Bon, on a notre trame et on sait où on va, ce qui est déjà génial... commente-t-il. Mais il nous manque encore le thème.

Je ronge l'ongle de mon pouce en silence, mon cerveau tournant à plein régime.

— Le sujet de l'égalité des sexes m'a toujours tenu à cœur. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

— Ça pourrait être intéressant, oui. Et si on partait des contes de fées ? Au moins, les codes sont simples et les enfants les connaissent bien. On pourrait leur proposer d'en inventer un.

Séduite par l'idée, je lâche mon pouce pour sourire à Martin.

— Eh bien, cher binôme, je pense qu'on a notre activité.

— Génial, se réjouit Martin. Par contre, étant donné qu'on a tous les deux trouvé une partie de l'idée, comment est-ce qu'on fait pour le verre ?

— C'est bon, je t'invite. Problème réglé.

Je me lève d'un bond, mettant allègrement un terme à la partie « réunion » de la soirée.

— On va au Comptoir d'Azur ?

La proposition spontanée de Martin me fait aussitôt me rabattre sur mon pouce. Si j'étais persuadée d'avoir réussi à cerner ce Samuel, cette dernière soirée avec lui a mis à mal ma vision des choses. Entre mon intuition et les signaux d'alarme de mon cerveau, je ne sais plus qui croire.

En croisant le regard plein d'entrain de mon binôme, je suis tentée de refuser mais, en l'état, je n'ai pas d'alternative convaincante à proposer. J'accepte donc à contrecœur, priant pour que le colombien soit de repos ce soir.

Tu parles...

— Bonsoir, voulez-vous boire quelque chose ?

Attablée à la terrasse du bar, je fais encore mine d'être plongée dans la lecture de la carte, lorsqu'une voix bien trop familière m'interpelle.

Je relève la tête en m'efforçant d'arborer un air serein. Je m'apprête à ouvrir la bouche pour lui retourner un salut des plus cordiaux mais Samuel me devance, ses lèvres étirées en un large sourire.

— Oh, ben ça alors, Kaïa ! Je ne t'ai pas vue du week-end, tu vas bien ?

— Euh, oui, ça va, merci.

— Vous vous connaissez ? nous demande Martin d'un air surpris.

— Hum, plus ou moins.

Ma réponse évasive ne semble pas satisfaire le serveur qui décide, sans la moindre transition, d'étoffer un peu mes propos :

— Je m'appelle Samuel, je travaille ici. C'est moi qui l'ai récupérée le soir où elle était ivre morte.

Je le fusille d'un regard noir, mais il ne semble pas y prêter la moindre attention.

— Ah, c'est donc toi le fameux serveur à qui on a confié Kaïa ! Ravi de faire ta connaissance, moi c'est Martin. Tous mes honneurs pour cette soirée, ça n'a pas dû être une mince affaire. C'est aussi sur toi qu'elle a vomi, non ?

— Ne m'en parle pas, je suis encore traumatisé...

— Bon, dites-le-moi si je vous dérange ! me rebiffé-je.

— Oh, on te charrie, me glisse Samuel en balayant l'air d'un geste de la main. Bon, qu'est ce que je vous sers ?

J'aurais bien envie de riposter, mais je me retiens par crainte qu'il ne finisse par mentionner notre petite virée nocturne. Je me suis laissée aller, sans doute plus que je n'aurais dû, alors il est hors de question que cette histoire s'ébruite et prenne de l'ampleur.

— Je pense que je me contenterais d'une bière pression, répond Martin.

— Pareil pour moi, affirmé-je.

Une fois le serveur hors de notre vue, je pousse un long soupir.

— Cette histoire de débauche va me suivre jusqu'à la fin de mes jours...

— Oh quand même, pour quelqu'un sur qui tu as vomi, il le prend plutôt bien, objecte Martin en souriant.

— Tu parles ! On voit que tu n'as pas à le croiser tous les jours. Il travaille juste en bas de chez moi, tu imagines ? Toute occasion est bonne pour se payer ma tête.

— Et est-ce que cette histoire ne serait pas justement un prétexte ?

— Un prétexte pour quoi ? Pour me pourrir la vie ?

— Pour se rapprocher de toi. Qui aime bien, châtie bien, non ?

Je balaie aussitôt ces insinuations d'un geste de la main : Martin pense ça parce qu'il ignore cette fameuse mission de surveillance mandatée par ma mère. Sauf que, cette partie de l'histoire, je suis bien trop fière pour la lui partager.

— Tu parles. Puis, quand bien même, je ne suis pas intéressée.

Martin se contente de hausser simplement les épaules, le même sourire au coin des lèvres. Au même moment, Samuel débarque avec notre commande.

— Et voilà deux bières pression. Bonne dégustation !

Nous remercions le serveur avant qu'il ne disparaisse pour voler vers de nouveaux clients installés de l'autre côté de la rue. Mon binôme lève alors son verre :

— Au lancement de ce projet vidéo !

Nos bières s'entrechoquent dans un joyeux tintement. J'entame une première gorgée en m'installant confortablement dans ma chaise en toile.

— J'ai hâte de voir ce que ça va donner, depuis le temps qu'on en parle, renchérit Martin. Je vais enfin pouvoir mettre à profit ce que j'ai appris au théâtre !

Ne m'attendant pas à découvrir encore de nouveaux hobbys à mon binôme, j'ouvre de grands yeux.

— Quoi, en plus d'être cinéphile et musicien, tu es aussi théâtreux ? Tu as combien de vies pour avoir le temps de faire tout ça, au juste ?

— Oh, je m'arrange simplement pour trouver un peu de temps entre mes cours, rétorque Martin en souriant.

Comprenant qu'il s'agit du moment parfait pour en apprendre un peu plus sur mon binôme, je plisse les yeux d'un air curieux.

— Tes cours ? Tu étudies quoi ?

— L'ingénierie environnementale, ma chère.

— L'ingénierie environnementale, répété-je en hochant la tête. Laisse-moi deviner, tu es un fervent défenseur de la nature et ça a toujours été ta vocation ?

Face à moi, Martin essuie des gouttelettes de condensation sur son verre d'un air pensif.

— Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'agissait d'une vocation. À la base, je me suis dirigé vers des études d'ingénierie par réflexe, parce que mon père en a aussi fait et que je savais que ça me permettrait de bien gagner ma vie. On m'a toujours dit qu'il était important d'être un homme respectable et d'avoir une profession qui permette d'assurer de bonnes conditions à la famille que je formerais...

En voyant mon air sceptique, Martin ajoute :

— Une vision très patriarcale, je le sais, mais je ne l'ai compris que plus tard... Toujours étant que, comme j'avais de bons résultats dans les matières scientifiques, l'ingénierie était une voie toute tracée pour moi. Ce n'est qu'au bout de quelques années, en cherchant à y trouver plus de sens, que je me suis intéressé à la protection de l'environnement Pour être précis, je m'intéresse aux dispositifs naturels qui aident à réduire les fortes chaleurs. Par exemple, en mesurant l'influence de l'eau ou de la végétation sur les températures en ville.

— Un sujet très actuel, observé-je. C'est marrant, je n'aurais pas imaginé que des études d'ingénierie puissent être si proches de la nature !

— Eh oui, on a tendance à associer les ingénieurs à l'industrie de masse ou aux nouvelles technologies mais, en réalité, nous sommes simplement des personnes formées à appliquer la science pour comprendre des systèmes complexes... Et les écosystèmes en font partie.

J'acquiesce, pensive. Le fait que Martin aie réussi à redonner du sens à ses études me rassure un peu.

— Bon, et toi alors, Kayita. Quels sont tes projets d'avenir ? reprend mon binôme en me scrutant d'un regard analytique.

— Pour tout te dire, je suis en plein questionnement existentiel. Je crois que je ne voulais pas me l'avouer jusqu'à aujourd'hui mais, voilà, c'est dit.

Mes paroles sortent tout naturellement. Peut-être est-ce l'attitude dépourvue de jugement de mon interlocuteur qui m'invite à me confier. De son côté, Martin prend un air intrigué.

— Ah oui ? Raconte-moi, ça m'intéresse.

Réalisant qu'il est temps pour moi de me jeter à l'eau pour tenter d'éclaircir ces zones d'ombre, je prends la parole :

— Disons qu'après cinq ans à travailler d'arrache-pied, je suis en train de me rendre compte que le monde des agences d'architecture ne me convient pas. Les logiciels de dessin assisté sur lesquels on passe des heures, les études de faisabilité à tout va pour construire toujours plus, les évènements pour architectes et entre architectes... J'ai l'impression d'être coincée dans un microcosme où je ne me reconnais pas.

— Et quel milieu te conviendrait davantage ?

Cette question de Martin me propulse des années en arrière et je me revois à dix-sept ans, la tête pleine de projets. Projets qui s'étaient violemment cassé la figure durant cet été décisif.

— Je ne sais pas... Ce qui me frustre le plus, c'est qu'en choisissant des études d'architecture, j'étais déterminée et persuadée que cette discipline était faite pour moi. Et si j'étais juste une éternelle insatisfaite ?

— Kaïa, je travaille avec toi au quotidien et ta détermination est évidente. Tu n'es pas insatisfaite, tu cherches juste à trouver une activité qui soit en accord avec tes valeurs. Moi, je trouve ça courageux. Beaucoup de personnes se contentent de tendre vers la facilité sans se poser de questions.

Ses paroles me déchargent aussitôt d'un poids considérable. Martin a vraiment le don de trouver les mots justes.

— Je crois que j'ai peur de me retrouver coincée dans une vie qui n'est pas la mienne...

— Et ça n'arrivera pas si tu n'en as pas envie. On a toujours le choix, Kaïa. On est jeunes et on vit dans un pays qui nous laisse beaucoup de libertés. Peut-être que ce dont tu rêves, c'est de changer de profession tous les trois ans. Ou d'en avoir une qui te permette de toucher à tout. Je ne dis pas que c'est évident mais, dans le fond, c'est toi qui décides.

Je laisse ses paroles faire leur chemin dans mon esprit, avant de relever les yeux.

— Et toi alors, quels sont tes plans ? l'interrogé-je.

— Mes plans ? répète Martin. Vaste question. Déjà, finir mon master, et ensuite... On verra. Moi aussi, je pense beaucoup, tu sais. Il m'a fallu du temps pour déconstruire tout ce qu'on m'avait fourré dans le crâne, et c'est encore loin d'être fini.

— Ah oui, comme quoi ?

— Tu sais, tout donner dans ses études pour les boucler au plus vite et décrocher le graal, le sacro-saint CDI. Si j'ai pu tirer quelque chose de ma courte existence jusqu'à maintenant, c'est qu'on ne sait que rarement ce qu'on veut une fois ses études terminées. Je n'ai jamais autant appris que depuis l'obtention de mon premier diplôme, il y a trois ans. Et, tu sais quoi ? Pour des personnes comme nous, qui avons peur de nous ennuyer comme des rats morts dans notre filière, c'est la meilleure des nouvelles !

Son allusion me laisse pensive. Je n'avais pas pensé à prendre la chose sous cet angle et je dois bien avouer que cette idée de quête me plait bien plus que l'étiquette de la fille perdue. 

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