Chapitre 15
— Non, je ne pense pas. C'est plutôt drôle, je dois bien l'avouer.
— Tu admets donc que tu adores te payer ma tête ? le défié-je.
— Ce ne serait que le juste retour des choses, justifie-t-il.
Pendant qu'un court silence plane sur la scène, j'esquisse un sourire malicieux avant de poser mes deux mains à plat sur la table basse.
— Tu sais ce qui serait drôle ?
— Non, quoi ?
Le regard de Samuel, plongé dans le mien, semble curieux.
— D'aller se baigner, articulé-je comme s'il s'agissait de l'idée du siècle.
— Là, maintenant ?
— Non, dans trois mois ! rétorqué-je en faisant les gros yeux. Ben oui, maintenant.
— Je n'ai pas de maillot sur moi.
— Oh, on s'en fiche ! Les maillots, c'est surfait !
Une nouvelle fois, je réalise que je me suis laissée emporter par mon ivresse et me fige net. De son côté, Samuel éclate de rire. Heureusement, je ne suis pas encore arrivée au stade de l'Embuscade – je m'interdis donc de boire une goutte de plus. Hors de question que je termine comme vendredi dernier.
— C'est un point de vue intéressant, concède le colombien. J'y penserai la prochaine fois que j'irai à la plage.
— Bon, ça bavarde beaucoup mais, pendant ce temps, ça ne se prononce pas. Serais-tu trop effarouché par l'idée d'une simple baignade nocturne ?
Comme je l'imaginais, mon air de défi le fait immédiatement réagir :
— Ce serait mal me connaître ! Dans mes contrées, on m'appelle... Le loup des mers.
— Je n'en doute pas, commenté-je en me mordant la lèvre pour ne pas rire.
— Tu ferais mieux de rester sur tes gardes, petite insouciante...
— Sûrement pas, j'adore jouer avec le feu. Allons-y donc, loup des mers !
En dévalant les escaliers, nous débouchons dans la cour arrière de la vieille bâtisse. Mon vélo accroché à la gouttière m'insuffle alors une idée de génie – ou du moins, c'est ce dont mon esprit alcoolisé est persuadé.
— On peut utiliser mon vélo pour rejoindre plus vite la plage.
— OK, cède Samuel, mais dans ce cas, je conduis. Même si tu n'es pas ivre morte, tu es trop pompette pour le faire et je n'ai aucune envie d'avoir ta mort sur la conscience.
— C'est vrai que monsieur est censé faire attention à moi, entonné-je d'une voix grave.
Le colombien se contente de rire à ma boutade tandis que je détache mon vélo. Nous traversons ensuite le sas d'entrée pour rejoindre la rue.
— Vu que tu n'as pas de porte-bagage à l'arrière, tu n'as qu'à t'installer à l'avant, sur le guidon, m'indique Samuel en prenant place sur la selle.
Sa proposition me laisse perplexe, mais comme je suis à l'origine de cette idée, je me dois d'aller jusqu'au bout. Une fois dos au guidon, je saute une première fois, mais mes pieds retombent aussitôt sur le sol.
— Vas-y, il te manque encore un peu d'élan, m'encourage le colombien.
Loin de me laisser décourager, je saute de nouveau : cette fois-ci, mes pieds restent suspendus dans le vide. Ravie d'avoir réussi à monter sur ce guidon, je m'exclame :
— En route !
— Pas si vite... me tempère Samuel. Je vais commencer à rouler doucement, d'accord ? N'hésite pas à te pencher vers l'arrière et à t'appuyer contre moi si tu te sens en déséquilibre. Et, surtout, remonte bien les jambes pour ne pas toucher la roue avant.
— Oui, monsieur... grimacé-je en prenant un air exagérément poli.
Le pilote ignore mes enfantillages et se met à pédaler. La manœuvre est laborieuse et nous tombons à plusieurs reprises mais nous ne baissons pas les bras. Au bout d'une bonne série d'essais, nous arrivons au bout de la rue Scaliero un peu dépités.
— C'est plus difficile que ce que je m'imaginais, confesse Samuel.
— Peut-être, mais on n'a pas dit notre dernier mot. Allez, cette fois-ci, c'est la bonne !
D'un bond agile, je me replace sur le guidon et le vélo reprend sa route. Plus à l'aise, je parviens à m'incliner vers l'arrière : mon dos vient alors reposer contre l'épaule gauche de Samuel. Cette proximité nouvelle ne me laisse pas indifférente. Mon visage proche du sien, je perçois son souffle chaud et son odeur, un mélange de senteurs boisées et de lessive propre.
— Ça va, tu es bien installée ?
Tirée de mes pensées, je me redresse sans détacher mon dos de son épaule.
— Oui, c'est parfait.
Je sens un sourire se dessiner sur le visage de Samuel. Devant moi, des colonnes de lampadaires baignent la promenade cyclable d'une douce lumière aux teintes chaudes. Le vent tiède caressant ma peau, je regarde les emblématiques chaises bleues défiler le long de la Promenade des Anglais.
— Et nous voilà arrivés, Señorita... Attention, atterrissage imminent !
Cet avertissement soudain me fait sursauter. Déstabilisée par le revirement de guidon du conducteur, je me retrouve projetée en avant par un freinage un peu brusque et termine ma chute le derrière sur les galets.
— Ay, perdón ! Ça va, Kaïa ?
Je me retourne en éclatant de rire.
— J'ai bien vu que tu étais prêt à tout pour échapper à cette baignade, mais il fallait le dire tout de suite, si tu voulais te débarrasser de moi !
Samuel me rejoint en souriant à son tour.
— C'est vrai qu'on a frôlé le fait divers ! Imagine, à la une des journaux : « deux insouciants tentent de monter à deux sur un malheureux vélo et terminent aux urgences. Leur motif : une baignade nocturne impérieuse », déclare-t-il en prenant une voix de présentateur télé.
— Dommage, j'aurais apprécié de devenir célèbre le temps d'un jour.
— Eh bien, pas moi. Tu sais, la célébrité, c'est comme les maillots : c'est surfait, objecte Samuel en prenant une intonation maniérée.
Comprenant qu'il tente de m'imiter, je me rebiffe :
— Hé, fais attention à ce que tu dis, toi !
— Dios Santo, je suis terrifié.
Préférant ne pas suivre son jeu, je pousse un soupir théâtral avant de me tourner vers la mer.
— Bon, on va se baigner, oui ou non ?
— Eh bien, vas-y, c'était ton idée.
— Quoi, tu vas me laisser en plan ?
— Non, je te laisse simplement le privilège d'y aller en premier.
— Bien sûr. Et dire que tu as osé te proclamer « loup des mers » !
Un sourire railleur traverse le visage du colombien.
— J'avoue que c'était un mensonge.
— Non, sérieusement ? Je n'avais pas deviné !
Je secoue la tête et retire mes sandales pour esquisser quelques pas sur les galets encore tièdes. Il fait bon, mais la brise fraîche qui souffle fait monter en moi quelques réticences. Bien trop fière pour renoncer toutefois, je retire mon short et m'élance vers les eaux sombres sans réfléchir.
— À moi la liberté !
Ma peau se hérisse au contact de l'eau, mais le frisson est vite remplacé par une pleine sensation de bien-être. La mer, qui s'est réchauffée tout au long de la journée, est aussi tiède que l'air ambiant.
— Viens, elle est super bonne !
Pour illustrer mes dires, je plonge la tête sous l'eau.
— Très bien, dans ce cas... Le loup des mers arrive !
J'éclate de rire en voyant Samuel retirer son t-shirt pour courir en imitant le hurlement du loup, puis terminer sa course folle en s'écrasant dans l'eau.
— Tu oses te moquer ? Attention, tu risques de réveiller l'esprit sauvage du loup des mers !
— Ah oui, et tu vas faire quoi ? Te transformer en bête poilue et me mordre ?
Sans rien répondre, le colombien disparaît sous l'eau. Alerte, je regarde tout autour de moi. Dans l'obscurité, je ne distingue rien de plus que la surface lisse de la mer où se reflète le clair de lune. Je commence à me demander si Samuel n'est pas vice-champion d'apnée, lorsque je sens quelque chose m'agripper les jambes.
— Oh, non ! Samuel ! Qu'est-ce que tu...
Je me retrouve propulsée dans les airs avant même d'avoir pu finir ma phrase, et atterris avec fracas dans l'eau. Sans en démordre, je me redresse de plus belle.
— Ah bien bravo, c'est noble de s'attaquer à plus petit que soi ! m'exclamé-je. Mais, tu sais quoi ? Tu ne perds rien pour attendre !
Pour illustrer mes dires, je plonge sous l'eau et tente de m'agripper à sa jambe, qui ne bouge pas d'un poil. Voyant que ma tentative de le couler en poussant sur sa tête n'est pas plus fructueuse, j'émets un rugissement de frustration.
— Kaïa, arrête. Tu ne peux pas rivaliser avec le loup des mers.
Pas découragée pour un sou, je me plante face à lui et lève les bras pour tenter de lui grimper dessus. Manque de chance, Samuel saisit mes poignets juste à temps.
— Qu'est-ce que je disais ?
Immobilisée face à lui, je fronce les sourcils... avant d'éclater de rire.
— Ah, j'ai bien fait de te proposer cette baignade. Qu'est-ce que j'aurais loupé, autrement !
Dans la pénombre, Samuel laisse échapper un sourire.
— Et moi, j'ai bien fait d'accepter le deal de ta mère. Qu'est-ce que j'aurais loupé, autrement...
Prise au dépourvu par ces paroles, je me fige. À cet instant, et pour la première fois, j'envisage de remettre en cause mes idées préconçues sur Samuel. Fait-il réellement tout cela pour me pister et rendre des comptes à ma mère ? Plus le temps passe, et plus j'en doute.
Toujours silencieuse, je réalise le côté improbable de la scène. Face à face, nous sommes pris dans un duel de regards fiévreux. Peu à peu, Samuel commence à desserrer l'emprise de ses doigts. Son visage, à quelques centimètres du mien, souffle un air chaud sur mes tempes. Dans l'obscurité de la nuit, les contours sculptés de ses épaules se dessinent sous la lueur pâle de la lune et ses yeux bleus, plongés dans les miens, semblent presque noirs.
Tout dans ce moment est parfait pour passer à l'action... Et c'est ce que je décide de faire.
SPLASH !
Profitant de ce moment de flottement pour extraire mes poignets de l'emprise de Samuel, je bondis sur lui et parviens cette fois-ci à le couler.
— Aha ! m'exclamé-je, un poing triomphant dans les airs.
Samuel se redresse, plutôt surpris, et me lance un regard amusé en secouant la tête.
— Kaïa... Tu es tout bonnement impitoyable. Je rends les armes.
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