Chapitre 13

Fort heureusement pour nous, Jean fait preuve d'un enthousiasme manifeste vis-à-vis du grand jeu. Ce n'est d'ailleurs pas le seul : plusieurs animateurs proposent d'organiser des ateliers et de mettre à disposition des jeux vidéo ou même des consoles. Du côté de la direction, la proposition est également très bien reçue et, en quelques jours, le projet est lancé.

Au moment de l'introduction du grand jeu, Zozo prend même le temps de « saluer l'initiative de Jean » devant tout le monde. Difficile de mieux faire en matière de glorification ! Acclamé par la foule d'enfants, le garçon reste cloué sur place. Lorsqu'ils se mettent à réclamer un discours, je m'empresse de prendre le relai, craignant que le naturel trop humble du garçon ne le trahisse.

— Bon, qui s'occupe de quel groupe ?

Une fois les enfants dispatchés par équipes, je rejoins le reste des animateurs.

— Il faut voir qui se dévoue pour s'occuper des éléments problématiques, déclare Valentin. Et nous savons tous très bien de qui il s'agit ici... Pour ma part, je me suis déjà pas mal coltiné les jumeaux Tessier au pôle sportif alors, si je peux profiter de ce grand jeu pour souffler un peu, je ne dis pas non.

— Je comprends, répond Cécilia. Je veux bien m'occuper de Daniel Tessier. Je l'ai déjà eu une ou deux fois en activité sans que ça vire au drame.

— Et moi, je peux me charger de son frère, David, renchérit Ahmed. Ce mioche ne me fait pas peur !

Je me retiens de lever les yeux au ciel. L'animateur a un bon fond, mais pourquoi doit-il toujours se faire passer pour un chevalier servant auprès de la gent féminine ?

— Super, merci à vous deux, commente Valentin. Et pour Noa Laval ? On sait tous que ce gosse est de loin le pire, surtout ne vous battez pas...

Je jette un œil à mes collègues, mais tous semblent soudain absorbés dans la contemplation de leurs pieds. Leur manque de dévouement me révolte : à croire que je suis la seule à faire preuve d'un tant soit peu d'empathie envers cet enfant !

— C'est bon, je peux m'occuper de son équipe, cédé-je en fronçant les sourcils.

Une armée de regards reconnaissants se tourne vers moi.

— Tu es sûre ? m'interroge Cécilia. Tu as déjà beaucoup affaire à Noa... Ce n'est pas toujours à toi de le faire.

— Ne t'en fais pas, ça ne me dérange pas.

— Eh bien, dans ce cas... Merci, Kaïa.

Après un bref hochement de tête, je me dirige vers les membres de mon groupe, tous vêtus de dossards bleus. En plus de Noa, je suis heureuse de retrouver Sofia et Sébastien, ainsi que Karim, désigné chef d'équipe. Avec un tel esprit de compétition, ce rôle lui va comme un gant.

— Trop cool ! Kaïa est notre animatrice référente ! s'exclame-t-il en me voyant arriver.

Je m'apprête à répondre, lorsque la petite Sofia s'élance pour me faire un câlin.

— Vous êtes adorables... Moi aussi, je suis super contente d'être avec vous. Mais avant de commencer, il va falloir nous trouver un nom... Parce que bon, on peut faire mieux que « l'équipe bleue » !

Aussitôt, les propositions fusent :

— Les winners ? propose Sébastien.

— Trop classique. Je sais : Karim et ses disciples ! s'exclame ce dernier avec un grand sourire.

— Mais oui, dans tes rêves...

— On a qu'à être les Instoppables ! s'exclame soudain Noa.

Personne ne s'attendant à une proposition recevable de sa part, tous les regards se tournent vers le petit garçon.

— Bon... C'est loin d'être aussi génial que mon idée, mais ça fera l'affaire, lui cède Karim avec un sourire railleur.

Ravi, Noa commence à sauter de partout.

— Oui, on pourrait s'appeler les Instoppables ! Parce que rien ne pourra nous arrêter ! Et on pourrait avoir un cri de groupe qui serait : Donne-moi un I ! Donne-moi un N ! Donne-moi un S ! Donne-moi un O ! Donne-moi un... Attendez, comment ça s'écrit, Instoppable ?

— Je ne pense pas que l'épeler soit la meilleure idée... lui glissé-je discrètement.

La déception s'empare des traits de Noa l'espace d'une demi-seconde, avant qu'il ne la balaie d'un haussement d'épaules désinvolte. Sébastien propose alors :

— Je sais ! Notre cri pourrait être quelque chose comme : qui peut nous stopper ? Personne ! Qui peut nous stopper ? Personne !

L'ensemble de l'équipe approuve cette proposition.

— Et on va vous défoncer la gueule ! ajoute Noa en envoyant des coups de poing dans l'air.

Prise au dépourvu par une telle réplique, je fais de gros yeux à l'enfant, qui ne me prête pas la moindre attention. Comprenant qu'il n'y a pas mort d'homme pour autant, je décide de laisser glisser pour cette fois-ci.

Contre toute attente, les premiers ateliers se déroulent au mieux. Le groupe fonctionne tellement bien que je décide de les laisser en autonomie la majeure partie du temps. Karim, fidèle à son rôle de chef d'équipe, guide et motive les troupes, tandis que Sébastien, plus attentif, s'assure que tout le monde participe. Sofia, quant à elle, est constamment collée à moi. De temps à autres, Noa pimente un peu la dynamique du groupe par ses interventions intempestives, mais rien de bien méchant.

Le grand jeu mêle défis virtuels avec de vraies consoles et affrontements en plein air reprenant l'imaginaire de certains jeux vidéo. Une fois à l'épreuve des courses-poursuites dans la cour, je décide de m'asseoir un peu. J'observe les enfants courir dans tous les sens, armés de pistolets à eau. Noa, complètement plongé dans le jeu, s'élance pour se cacher comme si sa vie en dépendait.

Au moment d'aider Sofia à remplir son réservoir, je suis interpellée par des cris :

— Noa ! Qu'est ce que tu fais ?

La seule mention de ce nom fait entrer tous mes sens en alerte. En me retournant, je découvre avec effroi l'enfant accroché à un arbre, à au moins deux mètres du sol, un bras enroulé autour d'une branche et son pistolet à eau à la main.

Je me lève d'un bond en me maudissant d'avoir quitté la scène des yeux. Comment ai-je pu penser que le groupe était autonome ? Je sais pourtant que Noa n'est pas le genre d'enfant que l'on peut laisser sans surveillance !

— Noa ! Qu'est ce que tu fiches, là-haut ? m'écrié-je.

— Je fais comme dans les films, je me cache pour faire des attaques surprise !

— Donne-moi ton pistolet et descends de là.

— Ah, ben non ! Si je te le donne, je perds la course-poursuite.

Je retiens un soupir d'exaspération.

— Il n'y a plus de course-poursuite, on fait une pause, d'accord ? Descend, maintenant, s'il te plait. Tu vas te faire mal.

Sans répondre, le petit garçon sourit et s'agrippe à la branche pour basculer tête en bas.

— Regardez, j'enlève une main ! Je suis un chimpanzé !

J'ai beau prendre sur moi, je sens que je commence à perdre mon sang froid.

— Noa, ce n'est pas un jeu ! Redescend tout de suite !

— Ben non, je viens de te dire que suis un chimpanzé ! Je ne comprends pas ce que tu me dis.

Au moment où il s'apprête à effectuer une autre acrobatie, la main de l'enfant glisse de la branche. Je me précipite pour le rattraper, mais arrive un poil trop tard.

— Noa, Noa, ça va ? s'enquit Sébastien en se précipitant vers lui.

Le petit garçon, qui vient de chuter sur le gravier, relève la tête en s'époussetant les bras comme si de rien n'était. Ses genoux, égratignés par la chute, saignent abondamment.

— Oh, ça va, c'est rien, répond-il avec désinvolture.

— Bon, ça suffit, soupiré-je. Les enfants, j'emmène Noa à l'infirmerie. Marylin, est-ce que tu peux te charger de garder un œil sur le groupe, s'il te plait ?

Je me tourne vers ma collègue avide de potins qui vient d'accourir. Voyant qu'elle me répond d'un hochement de tête, je traîne Noa jusqu'à l'infirmerie.

Dès que j'en franchis le seuil je croise, comme par hasard, Vanessa.

— Que s'est-il passé ? m'interroge-t-elle en zieutant les genoux du petit garçon.

— Noa a eu l'excellente idée de grimper à un arbre pour faire une « attaque surprise »... Sauf que ça n'a pas très bien fini.

— Comment ça, Noa a grimpé à un arbre ? Personne ne le surveillait ?

Ses paroles m'emplissent d'une bouffée d'anxiété. En me revoyant six ans en arrière, lors de mon premier été ici, je n'ai qu'une envie : m'enfuir. Pour tromper ma peur, je me dirige vers le placard et commence à ouvrir la trousse à pharmacie.

— Tout est allé très vite, expliqué-je en faisant signe à l'enfant blessé de s'asseoir. On était en pleine course poursuite avec les pistolets à eau et, quand je me suis retournée, Noa était déjà en haut.

Tout en nettoyant ses genoux à l'aide d'une compresse, je poursuis :

— On a essayé de le raisonner pour qu'il descende, mais il a refusé de coopérer et a continué à faire des acrobaties... Si bien qu'il a fini par tomber.

— Mais enfin, Kaïa, comment Noa s'est-il retrouvé en haut de l'arbre en premier lieu ? On a quand même le temps de voir un enfant faire une chose pareille, non ?

En sentant sa réponse transformer ma peur en colère, j'inspire calmement tout en appliquant deux pansements sur les genoux de Noa. Et alors, je comprends.

Je ne suis plus la Kaïa de dix-sept ans. Il est temps que j'arrête de me laisser marcher sur les pieds.

— Écoute, Vanessa, je fais de mon mieux pour veiller à la sécurité des enfants, mais le risque zéro n'existe pas. Et, quand un accident survient, je pense que la priorité est de soigner l'enfant, plutôt que de s'accuser les uns les autres.

L'adjointe fronce les sourcils, n'appréciant visiblement pas ce retournement de situation.

— Pourquoi es-tu toujours autant sur la défensive, Kaïa ? À aucun moment je n'ai cherché à t'accuser.

Et voilà le retour de la Vanessa hypocrite que je connais...

— Eh bien, autant pour moi. Dans ce cas, nous n'avons aucun problème.

Mon interlocutrice me scrute un instant sans rien dire, avant de quitter l'infirmerie.

Kaïa - 1, Vanessa - 0. Comprenant que je viens de lui clouer le bec, je m'assois au sol et pousse un long soupir de soulagement.

— Pourquoi est-ce que tu ne l'aimes pas ? me demande soudain Noa.

Prise dans cet affrontement, j'en avais presque oublié la présence de l'enfant, toujours assis à côté de moi.

— C'est si évident ? lâché-je dans un rire nerveux.

Noa hausse les épaules sans rien dire. Encore chamboulée par cette altercation, je décide de profiter de ce moment d'accalmie pour me confier :

— Ce qui m'énerve le plus, c'est de voir qu'elle se moque du fait que tu sois blessé.

— Oh, tu sais, j'ai plutôt l'habitude qu'on m'ignore...

Le petit garçon ne me regarde pas, ses yeux sont rivés sur le bracelet qu'il triture. Je penche la tête d'un air intrigué.

— Comment ça ?

— Les adultes parlent toujours de moi à la troisième personne lorsque je suis là, confesse-t-il. « Noa a fait ceci, Noa a fait ça, il est insupportable, j'en ai marre de lui... » C'est comme si je n'existais pas.

Sa réflexion me fait de la peine et me laisse songeuse. À l'entendre parler, j'ai l'impression que cet enfant fait preuve de bien plus de lucidité que je ne m'étais imaginé. Et si c'était justement par manque d'attention qu'il cherchait sans cesse à attirer les regards ?

— Tu sais, je comprends ce que tu vis, Noa. Mais enchaîner les bêtises et nous rendre la vie impossible comme tu le fais... Ça ne va pas t'aider à te faire des amis.

— Je m'en moque, de me faire des amis. Je n'en ai aucun au centre et je n'ai pas spécialement envie d'en avoir.

— Ah bon, même les jumeaux Tessier ? Je les ai vus discuter avec toi et te suivre dans tes bêtises plusieurs fois, pourtant.

— Daniel et David sont idiots. Ils me suivraient même si j'en venais à me jeter par la fenêtre.

Interpellée par de telles paroles, je braque de gros yeux sur Noa. Comment peut-on décréter une chose pareille à son âge ?

— Façon de parler, tente de me rassurer l'enfant. Je suis trop jeune pour mourir.

— En effet, c'est le moins que l'on puisse dire.

Je le regarde lâcher son bracelet en poussant un soupir las et, pour la première fois, j'ai l'impression que le mioche en quête d'attention que tout le monde perçoit s'efface pour laisser place à un autre Noa. Un Noa terriblement seul et bien plus vulnérable qu'il ne le laisse croire.

— En tout cas, être ami avec les jumeaux, non merci, reprend le petit garçon. Certains enfants sont gentils, mais on est juste... Trop différents.

— Pourquoi est-ce que tu penses ça ?

— Je le sais, c'est tout. C'est comme ça, je suis un loup solitaire. J'ai besoin de personne.

L'entendre déclarer ces mots comme s'il s'agissait d'une évidence génère en moi une certaine empathie. Pour la première fois, j'ai l'impression d'arriver à gratter un peu la cuirasse de Noa.

Par quoi, ou par qui a-t-il été déçu ? Là est la question. Mais en tout cas, je suis bien décidée à le découvrir.

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