Chapitre 11
À l'issue de ma journée de travail, j'enfourche mon vélo pour rentrer chez moi. Agrippée fermement au guidon, je savoure mon petit plaisir quotidien et lève les yeux vers le ciel, où s'élèvent les silhouettes de quelques mouettes solitaires. Si l'aller et la montée de la colline sont difficiles, le fait de savoir que je serai récompensée au retour me motive à persister.
Une fois dans ma rue, je descends de mon vélo et marche en le poussant jusque chez moi. Sur la terrasse du Comptoir d'Azur, Philippe, le gérant, est en train de débarrasser les tables.
— Tiens, Kaïa ! m'adresse-t-il. Tu t'es remise de ta collision avec Samuel ?
— Oui, ne t'en fais pas, Philippe. Je suis plus solide qu'un roc.
Le patron du bar acquiesce en continuant d'empiler des verres vides. Je repense alors au colombien et à son aveu de pacte qui m'a laissé un goût amer. Si je n'ai aucune envie d'aborder le sujet avec ma mère par peur de compliquer les choses avec elle, une part de moi aimerait essayer de comprendre. Et dans ce sens, peut-être que Philippe pourrait m'aider.
Avant de me lancer, je vérifie d'un rapide coup d'œil que l'intérieur du local est libre d'oreilles indésirables - répondant au nom de Samuel, par exemple. Une fois rassurée, je me tourne vers mon interlocuteur.
— Au fait, Philippe...
Le gérant, qui avait déjà commencé à s'éloigner avec son plateau, se retourne aussitôt.
— Dis-moi ?
Je ronge mécaniquement l'ongle de mon pouce avant de l'interroger :
— Si ma mère t'avait fait part de certaines... inquiétudes avant son départ, tu me le dirais, pas vrai ?
— Son départ ? Tatiana est partie où ?
En voyant Philippe froncer les sourcils, je soupire. Si j'avais espoir de lui soutirer quelques informations, force est de constater qu'il a l'air réellement surpris.
— Elle passe la saison à Rennes. Tu ne le savais pas ?
— Non. Pour tout te dire, ça fait un moment que je n'ai pas discuté avec elle...
Pensive, je me rabats de nouveau sur mon ongle. Que Philippe ne sache absolument rien de ce marché est d'autant plus étonnant. Pourquoi n'avoir mis que Samuel dans la confidence ? Si son envie est réellement de veiller sur moi, pourquoi avoir choisi un jeune serveur inconnu qui semble avoir mon âge, plutôt que le gérant que nous connaissons depuis toujours ?
— Désolée, je reçois un appel important, je dois y aller, me signale Philippe. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite surtout pas, d'accord ?
J'acquiesce en regardant le gérant s'éloigner à grandes enjambées, emportant avec lui mes derniers espoirs d'explications.
— Oh, regardez qui va là ! Tu n'es pas venue me tendre une autre embuscade, j'espère ?
Je peste intérieurement en découvrant Samuel sur le pas du local. À croire qu'il est difficile d'éviter quelqu'un qui, de toute évidence, semble presque vivre sur son lieu de travail.
Les poings crispés, je déclare fermement :
— J'aimerais que tu arrêtes de me surveiller.
Pas un poil effrayé par ma menace, Samuel éclate de rire.
— Te surveiller, moi ? N'inversons pas les rôles, je suis serveur ici, je te rappelle. Tu veux une copie de mon contrat de travail, peut-être ?
Je plisse les yeux. La façon qu'a Samuel d'esquiver la confrontation en faisant de l'humour m'exaspère, j'ai l'impression d'y voir mon père. Je connais bien ce genre de tempérament, je l'ai vu à l'œuvre plus d'une fois. Les types comme lui savent bien manier les mots pour jouer les preux chevaliers mais, dès que le sujet devient sérieux, il n'y a plus personne.
— Écoute, tu devrais être content, je te libère de la tâche stupide que t'a refourguée ma mère, répliqué-je de mon ton le plus diplomate. Je suis assez grande pour m'occuper de moi, OK ?
Je m'apprête à tourner les talons pour rentrer chez moi, lorsqu'une voix enfantine m'interpelle :
— Kaïa, c'est toi ? Attends, où tu vas ?
Grande est ma surprise lorsque je vois Sofia sortir du local du Comptoir d'Azur en me faisant de grands signes. Une plus grande fille, également brune et de peau mate, la talonne.
— Ben ça alors, qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je suis avec ma sœur, Gabi, déclare-t-elle fièrement en me désignant celle qui la suit. On est venues ici avec Sasa !
— Sasa ?
Le regard de Sofia se pose tout naturellement sur le serveur que je viens d'incendier. En croisant son sourire amusé, je plisse les yeux.
— Alors comme ça, tu connais mes petites sœurs adoptives ? m'interroge Samuel.
— Tes petites sœurs... quoi ? répété-je d'une voix étouffée.
— C'est une façon de parler. En réalité, je connais bien les parents des filles. Eux aussi, sont colombiens et comme ils me les confient assez souvent, j'ai fini par les appeler comme ça.
Je sonde les deux sœurs d'un regard curieux. Sofia est colombienne ? En prêtant davantage attention à sa peau mate et sa chevelure noire et épaisse, je ne suis pas si surprise.
— Ce soir, nos parents suivent un cours de danse de couple, m'explique la petite. Du coup, on reste avec Sasa !
Sasa... Je n'arrive pas à me faire à ce surnom. Ça ne semble pas être le cas des deux sœurs, qui ont l'air ravies de se trouver ici.
— Il y a tout de même quelque chose qui m'échappe, lâche finalement Samuel. Comment est-ce que tu connais Kaïa, Sofia ?
— Ben, c'est mon animatrice !
— Ah, c'est celle dont tu m'as tant parlé ?
Cette dernière remarque attire mon attention :
— Comment ça ?
— Sofia t'a-dore, me glisse Samuel d'un air malicieux. Elle nous raconte souvent les supers activités que tu organises au centre...
Moi, des supers activités ? Je soupçonne le colombien de se payer ma tête mais, en voyant Sofia se contorsionner de gêne, je comprends. Aussi fou que cela puisse paraître, cette petite est réellement admirative. Touchée, je lui adresse un sourire.
— Je ne fais que mon travail. Avec une enfant aussi adorable que Sofia, tout ne peut que bien se passer.
— Et vous alors, vous vous connaissez ? C'est dingue, vous êtes amis ?
La question de Sofia flotte quelques instants dans le silence. En face de moi, Samuel semble attendre ma réaction. La première réponse qui me vient est évidemment non : ce gars n'est pas mon ami mais une personne missionnée par ma mère pour me surveiller. Je ne me sens néanmoins pas le cœur à briser les rêves de Sofia, dont les yeux brillent déjà à l'idée de me voir amie avec son « grand frère adoptif ».
— Euh, oui, bien-sûr...
En esquissant un sourire se voulant naturel, je crois percevoir un éclat de victoire diabolique dans les yeux de Samuel.
— Waouh, c'est génial ! On va trop s'amuser tous les quatre !
Les sœurs, qui commencent à sautiller de partout, sont vite interrompues par leur grand frère adoptif :
— Sofia, Gabi, espérense un segundo... Je ne suis pas sûr que Kaïa ait envie de passer la soirée avec nous. Elle a sûrement déjà des choses de prévues.
Sofia fait volte-face pour braquer sur moi de grands yeux suppliants.
— C'est vrai, ce que dit Sasa ? Tu restes pas ? émet-elle d'une petite voix.
J'inspire un grand coup en pesant le pour et le contre. Je me vois mal dire non à Sofia, que j'apprécie beaucoup et dont la sœur m'a l'air tout aussi sympathique. Dans le fond, je ne suis pas contre l'idée de passer un peu de temps avec elles.
— C'est bon, vous avez gagné...
Les cris de joie de Sofia et Gabi me réchauffent le cœur.
— Chévere ! Pour fêter ça, je vous offre à boire, déclare Samuel.
Sa proposition me fait lever les yeux au ciel. Facile comme phrase pour se la raconter quand on travaille sur place...
— Trop cool, merci Sasa ! Je vais prendre une menthe à l'eau.
— Et moi un jus de pomme.
Samuel dégaine son petit carnet pour prendre note.
— Très bien, une menthe à l'eau, un jus de pomme... Et pour toi, Kaïa ? Une petite embuscade, peut-être ?
Si je soupçonnais jusqu'ici mon penchant paranoïaque, le sourire narquois du colombien est cette fois-ci bien avéré. Les deux sœurs n'ayant pas saisi son clin d'œil, je décide d'ignorer cette boutade.
— Je vais me contenter d'un jus de pomme.
— Excellente décision.
Je gratifie Samuel d'un regard assassin, auquel il répond d'un grand sourire.
— C'est parti, une menthe à l'eau et deux jus de pomme pour la table numéro trois !
Le serveur s'éclipse, nous laissant toutes les trois installées en terrasse. Contrairement à moi, les deux sœurs semblent parfaitement décontractées. Je décide donc d'y mettre du mien et respire un grand coup avant de me détendre sur ma chaise. Après tout, il fait beau et l'ambiance du bar est agréable. Autant prendre la chose avec légèreté.
— Vous venez souvent ici, les filles ?
Les deux sœurs haussent les épaules et Gabriela prend la parole :
— Oui, surtout quand Samuel nous garde. Il travaille beaucoup le soir.
— Mais des fois, il vient aussi chez nous, complète Sofia. Le week-end dernier, par exemple, on a dîné tous ensemble.
— Oui, c'est super parce que, quand Samuel vient, papa et maman préparent des plats colombiens, m'explique Gabriela. Cette fois-ci, c'était una cazuela de frijoles y arepas !
Voir la petite passer d'une langue à l'autre sans le moindre effort me laisse envieuse. Malgré mes origines grecques, je suis moi-même loin d'être bilingue - c'est à peine si je sais dire bonjour et merci. La langue est bien plus compliquée à apprendre que l'espagnol, mais j'aurais sans doute pu en apprendre plus si mon père avait daigné passer un peu de temps avec moi après sa séparation avec ma mère...
Laissant mes remords de côté, je reprends un air curieux pour les interroger :
— Et ces plats sont à base de quoi ?
— Les arepas sont des galettes de maïs et la cazuela de frijoles, ce sont des haricots rouges cuits dans un bouillon avec tout un tas de trucs, m'explique Gabriela en se grattant la tête. Je ne suis pas sûre de bien me souvenir, c'est ma mère qui le prépare.
Au même moment, Samuel arrive avec nos commandes.
— Señoritas, votre commande est prête. Avec de quoi grignoter pour l'apéro en prime !
— Trop cool ! T'es le meilleur, Sasa ! s'exclame Gabriela en se jetant sur le bol de chips.
Le serveur se contente de sourire, avant de tirer une chaise pour s'asseoir à côté de moi.
— Je prends une petite pause, m'indique-t-il. J'ai informé ma collègue que je dois garder un œil sur les filles, donc elle s'occupe de la salle. Je lui viendrai en aide si nécessaire.
Il jette un œil vers l'intérieur, où la fille que j'ai déjà vue lors de ma dernière visite navigue de table en table. Visiblement rassuré, Samuel s'allonge dans sa chaise et pioche quelques cacahuètes, avant de s'adresser au groupe :
— Bon, alors, de quoi est-ce que vous discutiez ?
— On parlait de notre repas du week-end dernier, à la maison, explique Sofia.
— Ay, si, ce dîner était dingue, s'extasie le colombien, les yeux brillants d'excitation.
Je me retiens de rire en voyant son visage si expressif.
— C'est pour ça que Sasa adooore venir manger à la maison, commente Gabriela.
— Absolument ! Être invité chez les filles, c'est un vrai privilège. Ce n'est pas tous les jours que je peux manger des plats colombiens aussi bons.
Curieuse, je décide de l'interroger :
— Comment as-tu connu leur famille ?
— C'est assez drôle, commence Samuel en pausant un instant pour chercher ses mots. En fait, à Nice, il y a un genre de club de latinos anonymes qui propose des fêtes, des buffets... Au début, je ne voulais pas trop y aller, je trouvais ça un peu cliché. Puis, un Noël où j'avais le mal du pays, j'ai tenté le coup. Entre colombiens, on arrive toujours à se reconnaître et, dès qu'ils m'ont entendu parler, les parents de Sofia sont venus me voir. Ils ont deviné que je venais non seulement de Colombie, mais aussi de la même région qu'eux. On a commencé à discuter, j'ai appris à les connaître, je me suis lié d'amitié avec ces deux petits monstres... Et, la suite de l'histoire, on la connaît !
— Intéressant ! Je ne savais pas qu'il y avait ce genre d'évènements à Nice.
Pour me répondre, Samuel se penche vers moi en balayant les alentours d'un regard méfiant.
— C'est normal, ce club est une sorte de mafia secrète, chuchote-t-il. Seuls les latinos en ont connaissance.
— Mais non ! contrent Sofia en Gabi en riant. Sasa, arrête de dire n'importe quoi. C'est juste un groupe normal.
Le colombien pousse un soupir en secouant la tête de droite à gauche.
— Si on ne peut même plus garder une part de mystère...
Le reste de la soirée se déroule étonnamment bien et je finis par rentrer chez moi un peu avant vingt-et-une heures, moment où les parents de Sofia et Gabi viennent les récupérer. Une fois dans ma chambre, je m'allonge sur mon lit, commence à écouter de la musique et à chanter.
Les heures passent sans que je m'en rende compte et je suis encore en train de fredonner les paroles de Wonderwall, lorsqu'un son en provenance de la fenêtre m'interrompt. Alarmée, j'éteins la musique pour m'approcher. Le son retentit de nouveau, un petit bruit d'impact, comme si quelque chose était projeté contre la vitre. J'ouvre alors le battant et scrute les alentours. Rien. Les édifices d'en face, la mer, le ciel, tout semble résolument calme.
— Pssst ! Hé, Kaïa !
Le chuchotement qui s'élève me fait baisser les yeux vers la rue, où Samuel me fait de grands signes. En réponse, je mime un geste d'incompréhension. Que me veut-il et pourquoi ne se contente-t-il pas d'utiliser la sonnette comme toute personne sensée ? Résignée et sans réponse à mes questions, je soupire avant de refermer la fenêtre.
Une fois en bas, je me plante face au colombien, les poings sur les hanches.
— Tu sais qu'il y a une sonnette pour ce genre de choses ? Elle est juste devant tes yeux et il n'y a qu'un seul nom dessus. Impossible de te tromper.
— Je sais que je peux sonner. Je ne voulais juste pas le faire si tard, il est déjà presque minuit...
Je jette un coup d'œil aux alentours. Le bar vient de fermer et la terrasse est rangée. Autour de nous, la rue quasi-déserte semble éteinte. Seules quelques fenêtres éparses laissent encore filtrer un peu de lumière.
— Qu'est-ce que ça peut bien faire ? Tu sais bien que je suis seule chez moi. Ma mère ne t'aurait pas missionné pour me surveiller, sinon.
Totalement imperméable à mon sarcasme, Samuel arbore un sourire fasciné.
— Waouh, t'es toujours là-dessus ! T'es sacrément rancunière, dis-donc...
Je lève les yeux au ciel, tandis que le colombien réattaque :
— Quel changement de ton radical, comparé à tout à l'heure ! Et moi qui nous croyais amis...
— Tu sais très bien que j'ai lâché ça sous la pression, rétorqué-je face à son air faussement peiné.
— Peut-être, mais tu l'as dit quand même.
— Eh bien, je ne le pensais pas, tranché-je d'un ton sec.
— Personne ne t'a forcée à le faire, objecte Samuel. Je le sais car j'ai justement attendu de voir ce que tu allais répondre, et tu l'as dit toute seule.
— Oui, et évidemment, tu l'as fait au pire moment, devant deux petites filles qui t'adorent et auraient eu le cœur brisé si je répondais autre chose !
Ce ping-pong verbal culmine sur un affrontement silencieux durant lequel nous nous défions du regard sans ciller. Je plisse les yeux, tentant de comprendre le fonctionnement du spécimen curieux en face de moi. Que me veut-il et pourquoi s'acharne-t-il à mener cette mission de surveillance envers et contre tout ? Une chose est sûre, Samuel a le don de me contrarier plus que personne. Au bout de mes bras raides, mes mains forment un poing crispé.
Le colombien met finalement un terme à ce duel en levant les mains dans un signe de paix :
— Écoute, je crois que nous sommes partis sur de mauvaises bases. Si je suis venu ici, ce n'est pas pour te chercher des problèmes.
Face à mon regard méfiant, il insiste :
— Vraiment ! Je voulais juste te donner quelque chose.
Sceptique, je regarde Samuel faire volte-face et s'éclipser en direction du local éteint. Il en ressort en me tendant une boîte enveloppée dans un sac en papier. Une douce chaleur émane du paquet lorsque je le saisis entre mes mains.
— Ce sont des restes du plat du jour. Généralement, je me charge de les terminer ou je les donne à des amis. Mais là, je me suis dit que ça pourrait te servir. Le plat était plutôt bon aujourd'hui, un risotto aux légumes d'été.
Je fixe le paquet avant de relever les yeux vers Samuel. Ce geste a beau sembler désintéressé, je ne peux pas m'empêcher de soupçonner le pire. Serait-ce encore une stratégie visant à m'amadouer pour mener à bien cette stupide mission de surveillance ? L'idée est tordue, mais pas impossible. Les cadeaux, c'est le moyen le plus facile pour gagner la confiance de quelqu'un. C'est ce que mon père a toujours fait pour tenter de se donner bonne conscience.
Mes doutes n'étant néanmoins pas encore avérés, je m'efforce d'esquisser un léger sourire. Ma méfiance ne doit pas m'empêcher d'être polie.
— C'est gentil, merci.
Samuel hausse les épaules en glissant ses mains dans ses poches.
— Pas de quoi. Bonne nuit, Kaïa.
— Bonne nuit.
Je le regarde s'engouffrer dans la pénombre du bar d'un regard songeur, avant de rentrer à mon tour, mon paquet en main.
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