Chapitre 1
"La maison aux volets bleus", par Johanna
Le visage collé à la vitre, je me laisse bercer par le ronronnement du train tout en regardant les silhouettes ocre du massif de l'Estérel défiler sous mes yeux. Les formes dentelées du littoral se découpent sur le fond azur de la méditerranée et contrastent avec le vert éclatant des maquis et des pins parasols. Je connais si bien ce paysage que je pourrais prédire quelle sera la prochaine crique ou la prochaine villa. Si ma vie était un film, cette séquence serait certainement le générique de mes vacances.
On dirait le Sud...
Tirée de mes pensées par les notes de la chanson de Nino Ferrer, je laisse échapper un sourire. Ma sonnerie de téléphone n'aurait pas pu sonner plus juste qu'à cet instant précis.
En jetant un œil à mon écran, j'y découvre avec surprise le nom de mon amie d'enfance. Prise de curiosité, je m'empresse de décrocher.
— Allô, Cécilia ?
— Bien le bonjour, chère camarade. Je ne te dérange pas j'espère ?
J'ouvre la bouche pour lui expliquer que je suis dans le train mais mon amie, qui n'est pas du genre à se formaliser de ce genre de détails, enchaîne déjà :
— Figure-toi que j'ai une super offre à te faire !
Intriguée – et un peu effrayée, car je connais Cécilia et son penchant pour les plans tordus – je commence à ronger l'ongle de mon pouce.
— Comment ça ?
— On vient d'apprendre que l'un de nos collègues n'allait pas pouvoir assurer la saison avec nous. Comme tu as ton BAFA, j'ai immédiatement pensé à toi. Ça te dirait de nous rejoindre ?
— Hein ? Mais tu es folle !
Ma réponse, un peu plus fougueuse que prévu, me vaut un regard accusateur de mon voisin de siège. Je reprends alors, d'une voix plus modérée :
— Qu'est-ce que c'est que ce plan, Céci ?
— Tu m'as bien dit que tu revenais à Nice pour l'été, non ?
À en juger son intonation naturelle, mon amie est à mille lieues de réaliser ce qui se joue pour moi.
— Oui mais le plan, c'est de me ressourcer et de passer du temps avec ma mère, pas de courir après des centaines de mioches survoltés dans un centre aéré. Sans compter que le mois de juillet approche à grand pas. Vous devez déjà être en train de tout préparer, non ?
— Raison de plus pour nous venir en aide ! Allez, ça pourrait être sympa. La dernière fois que tu as été animatrice remonte à quand, tes dix-huit ans ?
— Dix-sept. Et tu sais très bien pourquoi je n'ai plus remis les pieds dans un accueil de loisirs depuis.
— Donc tu comptes rester sur cette histoire ? Réfléchis, cet été pourrait justement être l'occasion de prendre ta revanche. En plus, Val fait aussi partie de l'équipe d'animation ! Tu imagines ? On serait à nouveau réunis, comme au bon vieux temps.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Céci... Je ne suis plus dans ce mood-là.
Pire excuse du monde : je n'ai plus aucun mood de prédilection depuis que mes rêves de salariat paisible se sont fait la malle. Seulement, la perspective de revivre l'enfer de mon premier été en tant qu'animatrice suffit à me convaincre que ce plan n'est pas la solution.
— Si ça peut te rassurer, ce n'est plus elle qui est à la direction.
Ces paroles me replongent six ans en arrière et, l'espace d'un instant, j'ai la sensation de revivre toute la colère, la tristesse et la déception de la Kaïa de dix-sept ans. Et alors, je comprends. J'ai beau avoir envie d'y croire, je ne peux pas retourner à l'accueil de loisirs des Cyprès.
Je cherche désespérément quelque chose à répondre, lorsque l'annonce automatique du train me sauve de cette discussion :
« Votre train arrive en gare de Nice Ville. Veillez à ne rien oublier à bord. »
— Excuse-moi mais il faut que je te laisse, Céci. J'arrive en gare.
— Pas de problème. Promets-moi au moins d'y réfléchir, d'accord ? Je pense ça pourrait te faire du bien.
Je sais déjà que ma décision est prise mais, pour faire plaisir à mon amie, j'acquiesce tout de même :
— Très bien, je te promets de le faire. À plus.
Le train étant déjà arrêté, je m'empresse de ranger mon téléphone et d'attraper ma lourde valise pour intégrer le cortège de vacanciers descendant du wagon. Une fois sur le quai, je prends une longue inspiration pour chasser les derniers souvenirs récalcitrants. Je suis à Nice, ma ville natale, mon oasis de réconfort. Il est hors de question que je laisse le passé saboter ces vacances salvatrices.
Prise dans le flux de passagers, je me retrouve dirigée vers la sortie plus vite que prévu. À l'entrée de la gare, je constate avec surprise que les abords ont grandement changé : le parvis est désormais recouvert de pavés en granit clairs et accueille un point d'information touristique tout neuf.
— Hé, ho ! Kaïa !
En me retournant, j'aperçois ma mère, vêtue de son tailleur de travail et coiffée d'un élégant chignon. Je m'empresse de la rejoindre pour la serrer dans mes bras.
— Tu m'avais manqué, maman.
— Toi aussi, ma chérie. J'ai l'impression que ça fait une éternité que tu n'es pas rentrée...
— Déjà un an, oui, soupiré-je.
J'aurais aimé passer plus de temps avec ma mère, mais le rythme effréné de ma fin de stage m'a quelque peu compliqué la tâche. Le temps passe si vite...
Une fois mes bagages chargés dans le coffre, nous prenons place à bord de l'éternelle petite citadine de ma mère.
— Ça a changé, hein ?
Perdue dans la contemplation des rues qui défilent, je me retourne et croise le regard attentif de ma mère.
— Je reconnais à peine, soufflé-je. C'est toujours bizarre de revenir après une longue absence. J'oublie parfois que la vie continue quand je m'en vais...
Mes paroles flottent quelques instants dans le silence de l'habitacle. Je reprends mon observation fine du paysage, lorsque la voix de ma mère m'interroge de nouveau :
— Tu as eu des nouvelles de ton père ?
— Pas vraiment, cédé-je avec amertume. Je crois qu'il est à Paris, avec Marina et les enfants.
— Ah, d'accord. C'est bien.
Elle a beau dire, je sais qu'elle ne le pense pas. Tatiana et Yannis, mes parents, ne sont pas vraiment en bons termes. Ils se sont séparés lorsque j'avais sept ans et cultivent depuis une sorte de mépris latent. Ma mère lui reproche de ne faire aucun effort, tandis que mon père l'accuse de le critiquer sans cesse – un vrai dialogue de sourds.
Suite à leur séparation, ma mère a naturellement repris ma garde, laissant mon père libre de refaire sa vie de son côté. Je me suis toujours demandé à quel point cette décision avait été un choix pour elle. Au bout d'un an, il rencontrait Marina, et deux ans plus tard naissait ma demi-sœur Nina. Pour compenser son absence, il débarquait parfois avec des cadeaux hors de prix, ce qui a toujours eu le don d'exaspérer ma mère. J'avais beau les apprécier sur le moment, ils perdaient vite leur saveur. Comme si un sac de marque ou la dernière console de jeux allait pouvoir remplacer un père...
Afin de ne pas plomber l'ambiance dès mon arrivée, je décide d'aborder un sujet plus léger :
— Bon, raconte-moi. Comment ça se passe, avec Hugues ?
Ensemble depuis maintenant trois ans, ma mère et son nouveau compagnon semblent filer le parfait amour. Même si je ne suis pas vraiment fan de lui, la perspective de la voir couler des jours heureux avec cet homme est plutôt positive. Hugues sera toujours moins pire que les énergumènes qu'elle a pu ramener à la maison.
— Oh, tout va bien, comme d'habitude.
J'acquiesce, étonnée qu'elle n'en dise pas plus. Le temps aurait-il fini par tarir le flot d'éloges qu'elle déversait autrefois à son sujet ? Peu convaincue par cette hypothèse, je l'observe. Les mains agrippées au volant et le regard rivé sur la route, elle semble pensive.
— Et toi, alors ? Comment s'est terminé ce fameux stage ?
Cette dernière question me fait tiquer. Si je ne regrette en rien mon départ théâtral, je me suis bien gardée de le crier sur tous les toits. Ma mère a toujours été très rationnelle et je sais qu'à ses yeux, une telle décision relèverait de l'hérésie totale. Sans compter l'incertitude de l'avenir qui se dessine désormais... J'ai beau avoir validé mon master, après cette expérience en agence désastreuse, le moins que l'on puisse dire est que j'appréhende mon entrée sur le marché du travail. Je sais pertinemment que mon bac +5 est loin de me garantir un salaire correct, surtout dans le monde de l'architecture – alors un emploi qui me plaise, n'en parlons pas.
— Euh, il s'est bien passé. C'était intéressant.
— Ah oui ? Ils ne t'ont pas proposé de rester ?
— Dans les faits, si. Mais j'ai décliné leur proposition.
Le regard de ma mère, jusque-là concentré sur la route, se braque aussitôt sur moi. La tension est telle que j'ai l'impression de lui annoncer que je pars à l'autre bout du monde élever des lamas dans une secte.
— Hein ? Mais pourquoi as-tu refusé ? Je croyais que tu trouvais cette agence super !
— Je ne me reconnaissais pas dans leur travail. Ce n'était pas pour moi.
— Ah, les jeunes... Maintenant, trouver du travail dans votre filière ne vous suffit même plus. Ces histoires de bien-être au travail et de vocation vont faire de vous d'éternels insatisfaits ! Comme si les choses allaient tomber du ciel... Évidemment, qu'il faut cravacher avant d'y arriver. C'est en gravissant les échelons que l'on arrive à de meilleurs postes.
Voilà pourquoi j'avais sans cesse repoussé cette discussion à plus tard. J'aurais presque pu prédire les paroles exactes de ma mère. Après un court silence, je l'entends reprendre :
— Bon et alors, que comptes-tu faire à présent ?
— Honnêtement, après l'année que je viens de passer, je compte bien profiter de cet été pour relâcher un peu la pression. Peut-être que j'arriverai à me dégoter un job saisonnier. En parallèle, je chercherai un travail qui me corresponde plus pour la rentrée.
— Bon, très bien, soupire ma mère. J'espère que tu sais ce que tu fais.
Heureusement pour moi, notre arrivée sonne le glas de cette conversation. Une fois garées aux portes de la vieille ville, nous remontons la place Garibaldi où les gens, attablés en terrasse, discutent, rient et trinquent.
Ni une ni deux, nous nous engouffrons dans les rues étroites, slalomant entre les portants de cartes postales, les touristes perdus et les tables de bistrot. Quelques minutes plus tard, nous débouchons sur la rue Scaliero, notre rue. Derrière la végétation qui perce entre les pavés, j'y reconnais la devanture du bar d'en bas, Le Comptoir d'Azur – un nom que j'ai toujours trouvé plutôt poétique. Et au-dessus, coincée entre une bâtisse ocre et une autre rose saumon, notre maison. Étroite et biscornue, ses volets peints en bleu ciel contrastent avec le gris des pierres de la façade. En toute objectivité, c'est de loin la plus belle de la rue.
Une fois à l'intérieur, je découvre avec soulagement que rien ne semble avoir changé. Comme à l'extérieur, la vieille maison arbore fièrement ses matériaux structurels, du bois et de la pierre maçonnée. Mais le plus marquant est son parfum si familier, ce mélange de notes florales et d'arômes de fruits d'été. Que c'est bon d'être de retour.
— Bonjour, Kaïa ! Comment tu vas ?
Arrachée de ma contemplation par une voix grave, je me retourne et affiche un sourire poli. Le compagnon de ma mère, un grand barbu aux cheveux poivre et sel, se tient dans l'encadrement de la cuisine.
— Hugues ! Je vais bien, et toi ?
— Bien aussi, je suis rentré cet après-midi d'un déplacement de plusieurs jours à Rennes. Nous y sommes régulièrement pour le suivi du chantier de notre grosse opération de bureaux.
Hugues travaille dans un bureau d'études structure et s'associe souvent avec des agences d'architecture pour de grands projets. Dans ce sens, il a maintes fois tenté de m'orienter vers la construction de tours, milieu qu'il qualifie de très prometteur... Sans grand succès. S'il y a bien une chose sur laquelle je suis intransigeante, ce sont mes valeurs, et les immenses tours high-tech sont plutôt à l'antipode du monde dans lequel je souhaite vivre.
— Ah, super. Ça doit être intéressant, comme projet.
Hugues ouvre déjà la bouche pour développer mais ma mère prend le relais, me sauvant probablement d'un ennui mortifère :
— Un thé, ça vous dit ? J'ai acheté des gâteaux à la pâtisserie que tu aimes, Kaïa.
— Avec plaisir !
Je m'empresse de sortir de la vaisselle pour trois, pendant que ma mère fait chauffer de l'eau et que Hugues dispose les pâtisseries sur la table. Je choisis sans hésiter la tarte aux framboises, ma préférée.
— Bon, quels sont vos plans pour l'été ? lancé-je plantant ma fourchette dans la pâte sablée. Ça vous dirait de passer un week-end à Savone, un de ces quatre ?
Nice étant proche de l'Italie, ma mère et moi avons l'habitude de nous y rendre chaque été, histoire de changer un peu de décor. J'ai toujours adoré le paysage de la côte ligurienne, ses montagnes escarpées tombant dans l'eau et ses petites maisons colorées.
Mais, contre toute attente, ma proposition semble mettre ma mère plutôt mal à l'aise.
— Oh, euh... Je ne sais pas trop, ma chérie...
Je me tourne vers Hugues, qui affiche lui aussi un visage gêné.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Ma mère se racle la gorge, avant de déclarer :
— Eh bien, je ne te l'ai pas encore dit mais... Cet été, nous ne serons pas ici, Hugues et moi. Nous serons en Bretagne.
Prise au dépourvu par cet aveu, je manque de m'étrangler avec une gorgée de thé.
— Hein ? C'est quoi, cette histoire ?
— Ma cheffe m'a proposé de faire un remplacement à Rennes car ils y sont en sous-effectif... Alors, j'ai accepté. Comme Hugues a son chantier là-bas, on s'est dit que ce serait plus pratique.
Évidemment... Ma mère travaille dans la même banque depuis maintenant plus de quinze ans et je ne l'avais jamais vue accepter une mutation, même le temps d'un été. La raison de tout cela ne peut être autre que son sacro-saint Hugues.
— Et tu pars quand ?
— Nous partons dimanche matin.
— Génial. Soit après-demain.
Un silence chargé de malaise s'en suit. Ma mère m'adresse un regard mi-apitoyé, mi-honteux, tandis qu'Hugues ne semble plus savoir où se mettre.
— Tu sais quoi... Si tu veux partir, fais ce qui te chante. J'aurais juste aimé le savoir avant.
— Je suis désolée, ma chérie... ça s'est organisé rapidement et je me suis dit que ce serait mieux de te l'annoncer de vive voix.
— Tu as pensé que ce serait mieux, vraiment ? Je viens ici pour passer du temps avec toi et j'apprends la veille de votre départ que tu me laisses seule tout l'été !
Un nouveau silence s'impose. Refusant de laisser traîner encore cette discussion, je m'efforce d'arborer un air désinvolte :
— Enfin, bref, ce n'est pas grave. J'ai mes plans de toutes façons, je n'aurais pas le temps de m'ennuyer.
Le cœur serré, je ravale mes larmes et quitte la cuisine pour me réfugier dans ma chambre, isolée sous les toits. Le velux baigne la pièce d'une douce lueur orangée. Adossée contre la porte fermée, je me laisse glisser pour finir assise sur le parquet tiède. Inspire, expire. Ce n'est pas la fin du monde. Mon été ne sera pas celui que j'imaginais, c'est certain. Mais si c'était justement l'occasion de virer de bord ?
Prise d'un élan de spontanéité, j'extirpe mon téléphone de ma poche et lance un appel. Ne réfléchis pas. Si je commence à tergiverser, je sais qu'il sera trop tard.
— Salut, Cécilia, c'est moi. Est-ce que ton offretient toujours ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top