Chapitre 7 : Le parisien
Appuyée contre la muraille, je contemple la fumée qui s'échappe de ma bouche. Il fait chaud, mais ça ne me dérange pas. Je vais pouvoir profiter de cette pause pour bronzer un peu.
Enfin, c'est ce que je croyais. Le projet est bien vite avorté lorsque Romane apparaît devant moi.
« Chloé ! Alors c'est vrai, tu travailles ici ?
— Oui, j'ai eu le job. Tu viens visiter ?
— Oui, je suis avec ma famille et Fabien, mon copain. »
Je jette un coup d'œil derrière elle. Ses parents discutent avec un type en chaussures bateau avec un pull noué autour des épaules. Il a l'air aussi sérieux qu'un croque-mort.
« Je voulais faire un truc, ce soir, avec les autres. Ça te dit, un bowling ?
— Désolé, je ne peux pas ce soir. J'ai déjà dit oui pour une soirée.
— Encore une soirée ? Avec Quentin ?
— Non, pas cette fois. C'est avec des gars que j'ai rencontré la dernière fois.
— Ah, lâche-t-elle, ce qui sonne plus comme un reproche que comme une simple constatation.
— Quoi ?
— Je n'ai rien dit !
— Ton regard parle pour toi, rétorqué-je, sur la défensive.
— C'est juste que... Je suis ravie que tu t'amuses, mais avec les autres on s'inquiète un peu pour toi...
— Vous vous inquiétez ? »
Il est grand temps.
« On te voit à peine. Tu passes ton temps à sortir avec des gens que tu ne connais même pas, ça ne ressemble pas à...
— Ça ne ressemble pas à qui ? Vas-y, dis-le.
— Écoute, soupire-t-elle, nous aussi on a perdu un ami. Nous aussi ça a été dur. Mais pourtant, on n'est pas là à faire n'importe quoi. Il serait temps de passer à autre chose !
— Passer à autre chose ? Passer à autre chose ?! Max, mon meilleur ami, est mort. Votre ami aussi, accessoirement. Celui avec qui je partageais tout, celui que j'aimais plus que tout, depuis des années. Et tu me demandes de passer à autre chose ?
— Le prends pas comme ça...
— Bah non, tu vois, je ne passerai pas à autre chose. Toute ma vie ça me suivra. Je ne l'oublierai pas, je n'oublierai jamais ce jour où il n'est pas rentré, ni celui où j'ai compris qu'il ne rentrerait plus jamais. C'est gravé là et là, dis-je en passant de ma tête à mon cœur, à tout jamais.
— On comprend que tu n'ailles pas bien, mais comprends nous aussi, c'est pesant de rester avec quelqu'un de négatif qui ressasse le passé sans cesse et qui se détruit petit à petit.
— Je ne vous impose pas ma présence. Je fais tout pour paraître la plus souriante possible, je garde tout ce que je ressens pour moi depuis des mois, je fais tout pour me débrouiller seule. Alors excuse-moi si c'est si difficile pour vous et que je suis un poids. »
Excédée et n'en revenant pas des paroles que je viens d'entendre, j'écrase ma clope dans le cendrier et rentre dans l'enceinte du château.
« Tu peux encore t'occuper de cette famille-là ? demandé-je à Freddy qui me remplaçait pendant ma pause. Je reprends juste après, promis.
— Tout va bien ?
— Ça va, t'inquiète. »
Il n'est pas convaincu par ma réponse, et l'est encore moi quand il reconnaît mon amie qui entre alors que je m'éclipse prestement dans une salle réservée au personnel. J'essaie de calmer ma respiration et par la même occasion mon énervement.
Comment peut-elle me dire ça ? C'est à la fois injuste et cruel. Aucun d'entre eux n'a été là pour moi cette année, et jamais je n'ai cherché à les impliquer, encore moins depuis que je suis rentrée. Pourtant, quand il s'agit de donner son avis sur ma vie, il y a tout de suite plus de monde.
Sur la conversation de groupe, la proposition de bowling arrive en milieu d'après-midi dans une notification que j'ignore. Qu'ils s'amusent bien entre eux, puisque ma compagnie leur est si désagréable.
🍹🍹🍹
Après une rapide remise en beauté à la fin de ma journée de travail, je rejoins une petite maison en pierre, en plein cœur du village. C'est là que je retrouve les gars qui m'ont invitée, pour une soirée en plus petit comité.
Je salue les personnes présentes quand je tombe nez à nez avec un visage familier, pour l'avoir déjà affronté sur une bâche savonneuse.
« Tiens, on s'est déjà croisés, non ?
— Le cousin de Paris, c'est ça ?
— Habile. T'as juste oublié mon nom, pas vrai ?
— Parce-que tu te souviens du mien ?
— Hmmm, fait-il mine de réfléchir en plissant les yeux. Catherine.
— Wow, tu m'impressionnes. C'est genre pas du tout ça, m'esclaffé-je.
— J'aurais essayé, au moins.
— Et je vais devoir continuer de t'appeler le parisien où tu vas me le donner, ton nom ?
— Thomas, se présente-t-il en étirant un coin de ses lèvres.
— Moi c'est Chloé, mais garde Catherine si tu préfères. Je vais d'ailleurs sûrement m'en tenir au parisien.
— Tu vois, c'est presque pareil.
— Sauf que l'un des deux est clairement en voie de disparition et n'a probablement pas dépassé la génération de mes parents.
— Les modes, ça va, ça vient.
— Titre ! hurle presque Gauthier qui surgit derrière son cousin.
— Bien vu, lancé-je en tapant dans la main qu'il me tend.
— Vous deux, jeu d'alcool, maintenant, débite-t-il avant de filer à nouveau.
— Ce mec est un mystère. Il passe sa vie à apparaître et disparaître aléatoirement. Ça n'a aucun sens.
— Tu as bien cerné le personnage. »
Nous prenons place autour d'une table basse, Thomas à ma droite et une fille que je ne connais pas à ma gauche. Gauthier, qui s'est nommé animateur de la partie, distribue les cartes et expose les règles. C'est seulement au bout de plusieurs minutes d'explications confuses que je me rends compte que j'ai déjà joué à ce jeu. Heureusement, parce que je n'ai rien saisi à ses tentatives de démonstration.
Thomas est à fond dans la partie. Il est joueur, et j'apprécie ça. Je me défends comme je peux, mais n'ayant pas hérité d'un très bon jeu, mon verre rencontre souvent mes lèvres.
Ma voisine, aussi peu chanceuse que moi, est totalement bourrée et laisse échapper des blagues dépourvues de sens qui me font m'écrouler de rire. Thomas se joint à notre hilarité, se riant probablement plus de nous que de nos pitreries.
Après cet enchaînement de verres, ma vessie me rappelle à l'ordre et je me lève en tanguant légèrement. Mon adversaire francilien me retient pour éviter que je m'écroule sur lui.
« Ça va aller ? se marre-t-il.
— T'inquiète, je gère. »
Je trouve le chemin des toilettes et soulage mon corps de tout ce liquide ingéré. J'ai encore un peu de marge pour emmagasiner d'autres cocktails, mais pour l'instant je me sens bien et ça me convient.
Ce sentiment de bien-être, factice et si réel à la fois, est délicieux. Ma tête est assez anesthésiée pour ne pas se laisser envahir par des pensées parasites. Je n'ai plus besoin de jouer à la fille cool, je me sens cool. Je n'ai plus besoin de jouer à la fille intacte, parce que la douleur est mise sur pause. Cette version de moi est drôle et attirante sans effort. Je l'envierais presque.
Je retrouve Thomas installé sur un canapé et m'avachis à ses côtés. Il relève le nez de son téléphone et m'étudie avec un petit sourire.
« Ça fait une éternité que je ne t'ai pas vu, tu t'es perdue ?
— J'ai fait une pause pour recharger ça, déclaré-je en montrant mon verre.
— Je comprends, c'est important.
— Bon alors, le parisien. Raconte-moi. Comment se passent tes vacances dans notre merveilleuse région ?
— Je dirais qu'elles ont plutôt bien commencé. Les gens sont cool, ici.
— Faut dire qu'à Paris...
— Attention à ce que tu vas dire.
— Sinon quoi ? lancé-je avec un regard de défi.
— Sinon... je sais pas, mais je vais trouver.
— Ça me laisse le temps de dire que Paris on t'en...
— Tttt, pas de vilains mots dans une si jolie bouche, s'il te plaît. » me coupe-t-il en posant un doigt sur mes lèvres et en me perçant du regard.
Je me tais et le fixe, nullement perturbée par ce doigt qu'il a laissé sur ma bouche, mais agréablement surprise par ce que je lis dans ses yeux.
« Je ne voudrais pas risquer de te vexer. Faut dire que tes menaces sont intimidantes.
— Hé, je trouverais bien un jour, ok ? argue-t-il en me libérant.
— Tu me feras savoir. Tu me trouveras probablement en maison de retraite avec des cheveux blancs.
— Très drôle. Et toi, Catherine, comment se passent tes vacances ?
— Plutôt bien. Les gens sont cool, ici.
— Copieuse.
— En vrai, je suis pas vraiment en vacances. Je taffe dans un château.
— Genre au service de sa majesté ? Je ne savais pas que l'Ardèche était une principauté.
— On vous apprend pas ça, dans vos manuels scolaires ?
— On étudie un peu la province, c'est vrai. J'ai pas dû être assez attentif.
— Ne prononce plus jamais ce mot ! m'indigné-je en frappant son épaule, ce qui le fait marrer.
— Et ce château, il se visite ? J'ai toujours voulu rencontrer une princesse.
— Oui, faut juste faire attention au dragon qui garde sa tour.
— Tu fais une offre aux amis ?
— Aux amis, parfois. Pour les parisiens, j'augmente le tarif.
— Décidément, t'en veux vraiment aux parisiens, toi. Mais je suis persuadé que je peux te faire changer d'avis.
— Bon courage, je suis difficile à impressionner.
— Va falloir que j'y réfléchisse, alors. Mais je relève le défi. »
Il plante ses yeux dans les miens pour me signifier sa détermination, ce qui nous conduit par la force des choses à un duel de regard. Il perd quand le sien s'égare sur mes lèvres, mais je ne relève pas sa défaite et reste immobile. Son sourire en coin réapparaît alors que son visage se rapproche doucement du mien.
« Tomtom, on rentre. » débarque Gauthier en faisant tourner des clés de voiture entre ses doigts.
C'est pas vrai ! C'est une manie, chez eux, ces interruptions intempestives.
« Comment ça, "on rentre" ? T'es déchiré, mec.
— Mais non, t'inquiète, je peux conduire. Regarde. »
Le joyeux luron entreprend de passer son bras sous sa jambe pour attraper son nez, ce qui se solde par un piteux échec et une chute tout aussi piteuse.
« Non mais en même temps, même sobre c'est pas évident ce truc. J'ai toujours été nul en acrosport.
— Va te reposer un peu, on rentrera après.
— Non, j'ai envie de rentrer maintenant.
— Je ne peux pas conduire non plus pour le moment, alors soit tu trouves quelqu'un pour te ramener soit tu attends.
— Je peux conduire, je te dis. Fais pas ton relou. Si tu veux pas partir maintenant tu peux rester, en tout cas moi j'y vais.
— T'es sérieux ? C'est toi le relou, là. Passe-moi ces clés. »
Thomas tente de récupérer la petite télécommande que le déserteur prend un malin plaisir à agiter dans les airs, avant de se dégager avec force de son enquiquineur d'ange gardien pour se diriger vers la sortie. Je doute de mon pouvoir de persuasion, mais je me lance à leur poursuite.
« Tu ne prends pas la route, c'est trop dangereux. Tu le sais très bien.
— Ça va, tu crois que c'est la première fois ? »
Une expression paniquée a remplacé l'air si assuré du parisien, et je le comprends. C'est totalement inconscient de la part de son cousin.
« T'inquiète, je m'en occupe, glissé-je discrètement à Thomas avant de m'avancer vers le trouble-fête et d'ouvrir une portière. Tu me ramènes ?
— Voilà, ça c'est une personne qui ne s'affole pas pour rien. Faut vivre, à un moment.
— Par contre, tu t'attaches au moins, dis-je alors qu'il insère la clé dans le contact.
— Ah oui, c'est vrai. »
Le temps qu'il trouve sa ceinture et qu'il achemine la sangle jusqu'au cliquet, j'ai largement celui de récupérer les clés.
« Hé ! s'offusque-t-il.
— Crois-moi, tu nous remercieras demain d'être encore en vie.
— Puisque je vous dis que c'est bon !
— Il ne s'agit pas que de toi, Gauthier. Si encore il n'y avait que ta vie que tu mettais en danger. Pense aux autres sur la route. Pense à tes proches, à ceux qui restent s'il t'arrivait quelque chose. T'imagine un peu, la culpabilité que Thomas pourrait ressentir, de ne pas avoir réussi à t'empêcher de partir ce soir ? Ça, ça lui resterait à vie. »
Il râle moins virulemment avant de se résigner et de sortir du véhicule.
« Merci, me souffle Thomas quand je lui rends les clés et son cousin. Je vais m'occuper de lui. Désolé pour tout ça.
— Ne t'inquiète pas. Prends bien soin de lui. Je pense que je vais rentrer.
— On se revoit bientôt, alors. »
Il pose une main sur mon épaule et me fait la bise. Après un dernier échange de regard, je récupère mes affaires et m'engage dans les rues pavées de Colombas. Il est plutôt sympa, pour un parisien.
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