Chapitre 28 : Faire ce qu'il faut

Les yeux toujours fermés, je sens mes cheveux bouger. L'une de mes mèches se soulève et glisse sur ma joue, le bout d'un doigt effleurant mon oreille au passage. Je cligne des paupières et saisis deux iris au reflet doré en train de me fixer. La main de Quentin retombe sur le matelas entre nos deux têtes.

La lumière du soleil filtre à travers les rideaux, éclairant partiellement la pièce. Évidemment, aucun de nous deux n'a pris le temps de penser à fermer les volets cette nuit.

Cette nuit.

Oh, merde. J'ai déconné.

Je chasse tout souvenir imagé de mon esprit dans une tentative de retarder la culpabilité. Non, ce n'est pas encore le moment d'évaluer à quel point j'ai merdé. Je ne veux pas, pas tout de suite.

Face à moi, l'expression de Quentin paraît calme et détendue. Sa tête repose tranquillement sur son coude et ses yeux sont comme impénétrables. Je payerais cher pour connaitre ses pensées. Nous nous fixons en silence et sans bouger. Encore à moitié réveillée, je me laisse happer par son regard.

Je devrais probablement me sentir embarrassée, et pourtant ce que je ressens s'apparente davantage à de la sérénité qu'à de la honte.

Quentin ouvre la bouche et s'apprête à parler mais des coups frappés à la porte l'interrompent dans son élan. Mes yeux s'agrandissent en même temps que les siens. Je regarde autour de moi, cherchant une échappatoire, mais la porte s'ouvre avant que j'aie trouvé une solution. Quentin a le réflexe salutaire de me pousser sous la couette, où je me retrouve nez à nez avec ses abdos.

Heureusement qu'il fait partie de ces gens qui gardent leur couette en été. Un drap aurait fait une cachette aussi ridicule qu'inefficace.

« Salut maman. » dit-il d'un ton maîtrisé alors que je serre les dents et les paupières en espérant disparaître.

C'est le bon moment pour découvrir que la téléportation n'est pas réservée aux films ou que j'ai été secrètement dotée de pouvoirs magiques à la naissance. Comme celui d'invisibilité, tiens. Ce serait vachement pratique, là tout de suite.

« Je ne te réveille pas ? »

Bien sûr, je suis toujours là - et toujours très visible. Si sa mère me découvre maintenant, la situation sera probablement encore plus délicate à expliquer que si elle nous avait simplement surpris en train de pioncer dans le même lit.

« Non, t'inquiète. »

Probablement dans une tentative de masquer la bosse que je forme sous sa couette, le bras de Quentin me rapproche de son corps, collant davantage ma tête à son ventre. Je retiens ma respiration, tant par souci de discrétion que pour économiser l'oxygène disponible. Certainement pas parce que mon visage est plaqué contre ses reins. Enfin, je suppose qu'ils se situent approximativement par ici. Il vaut mieux que je m'abstienne de penser anatomie dans l'instant présent.

« Je sors faire des courses, est-ce que tu as besoin de quelque chose ? » entends-je la voix d'Isabelle.

C'est plus fort que moi, je ne parviens pas à réprimer un rire nerveux. Ma main absorbe le son mais le souffle qui sort de mes narines vient s'écraser contre les côtes de Quentin. Celui-ci remue légèrement.

« Je... hum... Non, merci, c'est bon.

— Tout va bien ?

— Oui, oui. »

Il pourrait quand même être plus convaincant. Son ton a l'air encore plus coupable qu'un adolescent pris en flag dans une situation compromettante.

« Ton père est en rendez-vous toute la journée, mais je suis là ce midi. Je ne sais pas ce que tu as prévu aujourd'hui, mais si tu veux que l'on déjeune ensemble... »

La voix d'Isabelle est hésitante, comme si elle anticipait déjà la réponse négative que son fils s'apprête à lui donner.

« Je ne suis pas sûr que... Aïe ! »

Je relâche le bout de peau pincé entre mes doigts. Il n'est pas question que Quentin s'attende à ce que j'écoute ses conseils s'il ne les applique pas lui-même. Je garde mes doigts en place, pour lui montrer que je suis prête à récidiver s'il n'accueille pas le premier pas de sa mère.

« D'accord, d'accord. »

Je ne sais pas à qui cette réponse est destinée, mais elle semble autant satisfaire Isabelle que moi.

« Tu voulais autre chose ? » demande Quentin alors que sa main vient saisir la mienne pour la maintenir à distance de son épiderme.

Je le trouverais grossier si je ne le savais pas mal à l'aise. Il est d'ailleurs probablement plus agacé par moi que par sa mère à cet instant.

« Non, je vais te laisser. Ah, si, pendant que j'y pense, Florence Pelletier m'a appelée hier et elle nous a invité à dîner chez elle demain soir. »

Mes yeux s'agrandissent à l'entente du nom de ma mère. Je ne m'y attendais pas, à celle-là. Jamais mes parents n'ont mentionné l'intention de recevoir les Bailly. Le corps de Quentin se tend légèrement et ses doigts se resserrent autour des miens.

« Ah, ok, répond-il presque nonchalamment. C'est gentil de sa part.

— Je compte sur toi pour bien te tenir.

— Maman... soupire-t-il.

— Bien. Si tu sors, ferme correctement la maison.

— Oui maman. »

Sans davantage de salutations, j'entends la porte se refermer et les pas d'Isabelle s'éloigner. L'instant d'après, la couette se soulève sur le sourire en coin de Quentin.

« T'as l'air bien installée, là-dessous.

— J'ai beaucoup trop chaud. Et pour ta gouverne, ton ventre est carrément inconfortable.

— Toutes mes excuses, mademoiselle. Vous désirez votre petit-déjeuner sur un plateau en or ou en argent ? »

Je frappe ses abdos avant d'émerger de la couette.

Je cale ma tête sur son bras et ses doigts viennent distraitement jouer avec mes cheveux tandis qu'il dirige son regard vers le plafond. Un fin sourire s'est accroché à ses lèvres.

« Alors comme ça je viens manger chez toi. T'étais au courant ?

— Pas du tout, je viens de l'apprendre en même temps que toi.

— Ça va être bizarre.

— Plus bizarre que ce qui vient juste de se passer ? Imagine si elle nous avait grillé, ou si elle avait vu mes affaires ? On aurait dit quoi ?

— Eh bien, je suppose que ça aurait fait un sujet de conversation pour le dîner. »

Je voulais lever les yeux au ciel, mais au lieu de ça un éclat de rire m'échappe. Je m'empresse de l'étouffer dans ma main.

Quentin pivote vers moi avec un sourire satisfait. Sauf qu'il ne retourne pas ensuite à sa contemplation du plafond. Ses yeux rieurs deviennent plus intenses. Bien trop intense. Lorsqu'il esquisse un mouvement vers moi, je détourne le regard et m'assois sur le matelas, ramenant mes jambes sous mon menton.

« Ce qu'on a fait hier... On ne l'a pas fait pour les bonnes raisons.

— Oh, ok, dit-il en passant une main dans ses cheveux et en se redressant.

— On était tous les deux tristes et désespérés, on avait besoin de réconfort, on a dérapé. C'était une erreur.

— Je te demande pardon, je n'aurais pas dû. Je ne voulais surtout pas profiter de toi et pourtant j'ai l'impression d'avoir fait tout l'inverse.

— Non, ne t'excuse pas, j'en avais envie autant que toi. Et si tu n'avais pas arrêté les choses, ce n'est certainement pas moi qui l'aurais fait, assuré-je, les yeux rivés sur mes orteils. C'est juste que ça aurait pu nous coûter gros. Il ne faut plus laisser les émotions nous embrouiller l'esprit comme c'est arrivé hier. Je tiens trop à toi pour ça. Je ne veux pas tout gâcher.

— Hey, tu n'as rien gâché, réplique-t-il en posant sa main sur ma joue pour tourner ma tête vers lui. Je serais toujours là pour toi, je te l'ai dit. »

Quelque chose vient titiller mon cœur et mes glandes lacrymales. Foutues émotions. Je dévie mon attention sur le mur qui se trouve derrière lui.

« Tu es génial, Quentin. Et j'apprécie énormément notre relation en ce moment. T'imagines pas tout le bien que ça me fait. Tous les deux, on s'entraide, on se soutient, et c'est super comme ça. Mais si on commence à confondre le réconfort que l'on s'apporte avec autre chose, ça n'aura plus rien de sain. Il ne faut pas qu'on mélange tout et qu'on finisse par dépendre l'un de l'autre, parce qu'au final ce sera juste une échappatoire de plus qui nous paumera encore plus. Tu vaux bien plus que ça. Comprends-moi, t'es trop important pour moi pour que je foire tout entre nous.

— Je comprends que tu regrettes. » lâche-t-il en se relevant plus abruptement que je m'y attendais et en ramassant son t-shirt abandonné au sol.

Je descends du lit pour me mettre debout face à lui.

« Je ne veux pas te perdre, Quentin, pas toi. »

Quentin hoche la tête. Encore un autre regard indéchiffrable. Je le prends dans mes bras et le serre contre moi. Ses bras se referment dans mon dos, m'attirant un peu plus proche jusqu'à ce que mon nez soit dans son cou. Une fois de plus, son odeur ajoutée à sa chaleur me monte dangereusement à la tête.

C'est la bonne chose à faire, j'en suis sûre. C'est la décision la plus mature et nous en sommes tous les deux conscients. Alors pourquoi suis-je si réticente à l'idée de me détacher de lui ? Pourquoi mes bras le serrent un peu trop fort rien qu'en y pensant ?

Je parviens pourtant à prendre l'initiative de reculer d'un pas en me râclant la gorge.

Quentin passe une main dans ses cheveux et tire sur le bas de son t-shirt.

« Tu veux manger un truc ? »

Un éclat vif situé dans l'angle de mon champ de vision attire mon attention. L'assiette de ball-trap marquée de mon écriture repose sur sa table de chevet. Je me mords la lèvre. Comment suis-je censée arriver à garder mes distances avec la première personne depuis des mois à me montrer qu'elle tient à moi ?

« Je pense que je ferais mieux de rentrer. Mes parents vont encore me faire chier parce que je ne les ai pas prévenus.

— Je te raccompagne ?

— Non, c'est bon, t'inquiète. On se voit ce soir ?

— Ce soir ?

— À la soirée d'Hugo.

— Ah, ouais, bien sûr. »

J'hésite un instant. Lui aussi, je peux le voir dans son regard. Je résiste à l'envie d'un autre câlin, accolade, bise, poignée de main ou tout autre contact qui pourrait me ramener trop proche de lui pour que mon esprit continue de coopérer avec ma raison. Ma main esquisse alors un geste maladroit, et je me sauve.

Je prends soin d'éviter tout coup d'œil en direction de la chambre d'en face, de sorte à ce que je ne puisse même pas dire si la porte est encore grande ouverte de la veille ou si Isabelle l'a fermée en passant ce matin. La culpabilité me transperce de plus en plus au fur et à mesure que je descends les marches de l'escalier.

Sérieusement, c'est comme ça que je rends hommage à Max ? En sautant sur son frère le jour de son anniversaire ?

​🍹​🍹​🍹

Je passe la porte d'entrée du domicile familial en m'attendant à être accueillie par l'engueulade de rigueur.

« Chloé, c'est toi ? » appelle la voix de mon père.

C'est reparti. Dans 3, 2, 1...

Ma mère apparaît dans l'entrée et me prend dans ses bras.

Ça, je ne m'y attendais pas. Pas de "Où étais-tu passé ?" ni de "Pourquoi tu rentres à cette heure-ci ?" ni quoi que ce soit du genre. Au lieu de ça, son étreinte se renforce légèrement alors que mon père nous rejoint.

Toujours désarçonnée, je réponds enfin à leur câlin. J'ignorais à quel point j'en avais besoin.

Lorsque mes parents se détachent, je n'ai pas à formuler de question car je comprends. Je lis l'inquiétude dans leurs yeux. Aucune dureté, aucun reproche. Rien d'autre que de l'inquiétude.

Je me sens soudain un peu bête, plantée au milieu de l'entrée avec mon sac suspendu au bout de mon bras.

« Je... j'étais chez un ami. »

Je ne sais pas pourquoi je me justifie. Pour une fois que l'on ne m'a rien demandé ! Mais je me suis sentie poussée par un besoin inexplicable de les rassurer.

Peut-être est-ce le contrecoup d'hier, un truc débloqué par cet élan de tendresse inattendu, ou bien le cumul de l'été entier et des six mois qui l'ont précédé, mais l'émotion vient me submerger d'un coup. Les larmes brisent les barrières de mes cils sans que je puisse les retenir.

« Oh, Chloé, dit ma mère dont les yeux rougissent à leur tour.

— Je crois que... Il faut que... On parle. » articulé-je difficilement.

Je me laisse guider jusqu'au canapé, privilégiant la nécessité de respirer à celle de tenter de m'exprimer. Mes parents attendent patiemment que je retrouve un peu de contenance tandis que je baisse la tête pour éviter de croiser leur regard. L'opération m'est de toute façon rendue impossible par mes yeux embués.

Quand je sens que les torrents d'eau salée commencent à se calmer, je prends une grande inspiration et lève les yeux vers eux. Ils me regardent attentivement avec une douceur encourageante.

Ma mère se penche vers moi et prend mes mains dans les siennes.

« On t'écoute, tu peux nous parler. » assure doucement mon père.

Par quoi commencer ?

« Je suis fatiguée, je... Je ne vais pas bien. »

Cela a beau être un fait établi, l'avouer à voix haute, leur avouer à eux, me frappe différemment. C'est à la fois éprouvant et libérateur. L'instant d'après, les flots de larmes laissent place à un nouveau flot de parole.

« L'année a été très difficile depuis la mort de Max. Et puis je ne fais que galérer depuis le début de l'été. Je suis en froid avec mes amis, je me dispute sans arrêt avec vous... J'ai fait comme j'ai pu pour garder la tête hors de l'eau. Je me suis sentie tellement seule. Je le suis un peu moins maintenant que j'ai retrouvé Quentin et Freddy, mais ça ne résout pas tout. Essayer de gérer tout toute seule ça a été... catastrophique. Et maintenant, il faut que j'essaie de réparer les pots cassés. »

Les bras de ma mère m'entourent et m'attirent contre elle.

« Je vous demande pardon pour mon attitude envers vous. J'ai pas été juste, et je vous ai repoussés quand vous avez essayé.

— Tu as beau être en train de devenir une adulte, répond mon père, nous sommes toujours tes parents. Et tu restes notre fille. Notre job ne s'est pas arrêté à tes 18 ans, tu sais. Nous voulons être là pour toi. Nous voulons t'aider. Nous aussi nous te demandons pardon pour nos réactions maladroites, pardon de ne pas avoir réussi à te faire sentir suffisamment en confiance pour que tu te confies à nous et de ne pas avoir cherché à creuser davantage quand nous en avions l'occasion.

— Ce qui est arrivé aux Bailly, poursuit ma mère, c'est terrible. Il n'y a pas de pire cauchemar qu'un parent puisse voir se réaliser. Et nous sommes terrifiés à l'idée de vivre la même chose, à l'idée qu'il t'arrive quelque chose. Quand on est parent, on veut protéger son enfant et pour cela on est parfois tenté de le garder dans son nid le plus longtemps possible. C'est difficile de le voir voler de ses propres ailes. Mais ce n'est pas pour cela que nous n'avons pas confiance en la jeune fille que nous avons élevé. Nous t'aimons, Chloé.

— Moi aussi, je vous aime. »

Un nouveau câlin familial au parfum de paix et de réconciliation ponctue ces belles paroles. Elles me font un bien fou, enveloppant mon cœur à l'image des bras de mes parents. Je me sens mieux, plus libérée - plus soutenue.

« On ne peut pas imaginer à quel point ce que tu vis est difficile. Nous savons à quel point tu tenais à Maxime, c'était un garçon formidable et nous l'avons toujours beaucoup apprécié. Il nous manque aussi. Mais quoi qu'il arrive, quoi que tu veuilles nous dire, tu peux nous parler. Même si ce n'est pas toujours facile de se confier à ses parents, surtout ne nous rejette pas.

— Merci. Ça ira mieux. Je vais m'en sortir. »

J'y crois un peu plus maintenant.

« Tu as petit-déjeuné ? » demande mon père.

Je secoue la tête négativement.

« Viens manger quelque chose. »

Mes parents se lèvent et se dirigent vers la cuisine tandis que je mets le cap sur ma chambre pour y déposer mes affaires.

« Au fait, les Bailly viennent dîner demain soir, m'annonce ma mère dans mon dos. Nous nous sommes dit que ça ne te dérangerait pas, étant donné que tu t'es rapprochée de Quentin. »

Je marque une pause à l'entente de son prénom. Il sonne comme un rappel de ma dernière bêtise.

« Ah oui ? dis-je d'un ton détaché comme si je recevais l'information pour la première fois. D'accord. »

Je porte ma main à mes lèvres. La sensation de sa bouche contre la mienne y est encore empreinte. Je frémis quand mon corps fait écho à ce désir de le ressentir encore, de l'embrasser encore, de lui... parler ?

J'aimerais lui dire que les choses s'arrangent avec mes parents. Je sors mon téléphone avant de jeter celui-ci sur mon matelas et de l'y rejoindre. Ce serait trop bizarre de lui envoyer un message maintenant.

Je soupire en enfonçant ma tête dans mon oreiller. Tout ça n'a aucun sens. Ça me semblait pourtant plutôt clair, avant cette nuit. Enfin, si on omet l'épisode de la grange, et... Mince. Ce n'est pas du tout clair.

Sérieusement, c'est le pire moment pour s'embrouiller l'esprit avec ce genre de pensées. Je commence à peine à comprendre où j'en suis avec moi-même et beaucoup de choses sont encore confuses. Comment distinguer ce qui est réel au milieu de toutes les émotions parfois contradictoires qui me traversent ? J'ai pas besoin de me rajouter ce genre d'incertitudes. 

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