Chapitre 19 : Le verre de trop
J'avale le fond de mon verre dans une dernière gorgée avant de le reposer sans douceur. Dans l'euphorie du moment, je n'ai pas senti l'alcool monter. Je ne m'en suis pas non plus préoccupée.
À présent, je peux le sentir circuler dans chacune des veines de mon organisme, engourdir chacun de mes muscles et dérégler chacun de mes sens.
Retournant au milieu des corps qui remuent frénétiquement, je me délecte des sensations de mon ivresse.
Je me sens bien. Mieux. Tellement mieux.
J'ai envie de rire, de sauter, de danser.
Je me sens forte. Si forte.
Tout m'est de nouveau possible et plus rien n'a d'importance.
Comme si j'étais libre. Comme si j'étais à ma place. Comme si tout ça avait un sens.
Je me sens bien. Tellement...
Un vertige me prend. Je chancelle et perds le rythme. Depuis quand fait-il aussi chaud ?
En quête d'un peu d'air, je m'extirpe de la mêlée dont j'avais sous-évalué la densité. Je parviens à m'éloigner de l'essaim sans pour autant laisser derrière moi cette sensation d'étourdissement.
Les effets euphorisants de l'alcool se dissipent brusquement, et mon simulacre de bien-être avec.
C'est trop tard, et je le sais. J'ai trop bu.
Boire beaucoup, repousser mes limites, ce n'est pas nouveau. Je l'ai déjà fait plus d'une fois, mais rarement à ce point. Trop.
Dans un regain de conscience, je me dirige vers la forêt en quête d'un endroit tranquille pour m'asseoir un moment, le temps de retrouver mes esprits et un brin d'équilibre.
Pendant ma marche hasardeuse et trébuchante, l'idée de prévenir mes potes me traverse le crâne. En revanche, je les ai tous perdus de vue. Je cherche donc Maeve dans mes contacts, mais m'interromps quand les suggestions me proposent celui de Max.
J'aimerais bien lui parler, à Max.
Mon pouce appuie sur le contact et j'attends une sonnerie qui ne vient pas.
« Le numéro que vous avez composé n'est pas attribué, débite une voix robotique.
— Plus attribué, hein, c'est pas pareil. » précisé-je comme si cette information avait une quelconque importance pour l'automate.
Le portable collé contre mon oreille, indifférente au silence de mon interlocutrice fictive, j'entame la conversation.
« Max ! Si tu me voyais. Enfin, tu me vois peut-être. Tu rigolerais bien. Ou peut-être pas. Peut-être que tu me détesterais comme ils me détestent tous. Thomas, nos amis, Colombas... Ton frère. Je le comprends, moi aussi je me déteste. D'ailleurs, je vais lui dire. »
Sans m'embarrasser de politesses, je coupe la communication et fouille mon répertoire. Cette fois-ci, une sonnerie régulière se fait entendre et s'interrompt lorsque quelqu'un décroche.
« Il faut que tu saches que je suis entièrement de ton avis, je l'ai dit à Max.
— Chloé ? interroge Quentin, la voix teintée d'incompréhension.
— Je... T'avais raison, je suis qu'une... hoqueté-je en titubant.
— Mais non, Freddy m'a tout expliqu... Attends, tu as bu ?
— Ah voui ça pour boire, j'ai bu.
— Y a des gens avec toi ? »
Je regarde autour de moi mais n'aperçois aucune tête connue. Maeve, Yann, JP... Ils ont tous disparu de mon champ de vision. Je finis mon tour sur moi-même et vacille.
Oulah, ça tourne beaucoup. Beaucoup trop.
L'herbe amortit ma chute. J'ai beau être au sol, le décor tournoie toujours. Trop.
Je suis minable. Vraiment trop minable. Rien que d'y penser, ça me donne la nausée.
À moins que j'aie réellement envie de vomir.
Quentin se rappelle à moi dans le combiné toujours fermement maintenu contre mon oreille.
« Tu m'entends ? Hé oh, Chloé ! Tu es où ?
— À une fête. L'ambiance est chouette, tu devrais venir.
— Elle est où, cette fête ?
— Dans la forêt.
— Dans la forêt ? Quelle forêt ? Mais dans quoi tu es encore allée te fourrer ? souffle-t-il avant de se radoucir. Est-ce que tu peux m'envoyer ta localisation ?
— Oulah, attends, comment on fait ? »
Je manipule mon écran partiellement flou sans trop savoir ce que je fais, mais je semble y parvenir.
« Ok, tu ne bouges pas et tu ne raccroches pas. J'arrive. »
Je me relève et attends que mes pieds retrouvent un semblant d'équilibre avant de traverser le champ d'un pas décidé. Il faut que j'atteigne le parking. Je tangue et chute à plusieurs reprises, me rattrapant maladroitement aux arbres. Mon corps encaisse les coups que mon système nerveux ne ressent pas. Je glisse pitoyablement jusqu'au bas du chemin et m'assois à même le sol, laissant reposer mon dos contre un rocher. Je crois que j'ai vomi en chemin, mais je suis bien incapable de situer le buisson qui en a fait les frais.
Quentin me parle presque en continu mais j'ai arrêté de l'écouter. De toute façon, ce n'est pas comme si j'étais en mesure de lui répondre avec des propos intelligibles.
Mes yeux clignent tandis que mon esprit tente de se faire la malle vers d'autres contrées plus hospitalières. J'ai probablement besoin d'eau. J'utilise mes dernières forces dans un effort pour rester consciente. Je ne saurais dire d'où me vient cette soudaine volonté de lutter. Quand tout ce que j'ai voulu ces derniers jours, c'est lâcher prise et baisser les bras.
À présent, j'ai peur de ne pas y arriver. Peur.
Peur de perdre le contrôle. Peur de ne pas survivre. Peur de moi-même.
J'ai peur.
« Chloé ! »
Je lève la tête et distingue une silhouette humaine accourir vers moi dans le brouillard de ma vision.
« Bon sang Chloé, pourquoi tu t'es mise dans un état pareil ?
— Tu es venu ?
— Bien sûr que je suis venu. J'allais pas te laisser comme ça.
— Désolé de t'avoir dérangé, articulé-je péniblement.
— Tu ne m'as pas dérangé. Viens, je vais te ramener chez toi. »
Quentin m'aide à me relever, attendant patiemment que je retrouve un brin de stabilité sur mes jambes. Il me soutient ou me porte, je suis incertaine de la contribution que j'apporte à notre équipée bringuebalante.
« Qu'est-ce que tu fais ici toute seule ?
— Des potes m'ont invitée.
— Et ils sont où, tes potes ?
— Je sais pas. Le parisien est parti car il en avait marre de moi. Comme tout le... »
Mon pied dérape et je glisse dans la terre, entraînant ma béquille de substitution dans ma chute.
« Ça va, tu ne t'es pas fait mal ? »
Je reste assise au sol, le regard dans le vague.
« Tu vas me laisser, toi aussi ?
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— Je comprendrais, tu sais. Si je le pouvais, je le ferais aussi. »
Deux mains s'emparent de mon visage et un regard à la fois grave et soucieux me fait face. Quentin s'est accroupi face à moi.
« Je ne vais pas te laisser. Jamais je ne te laisserai, Chloé. Mais je t'en supplie, je t'en supplie arrête de te détruire. »
Mes yeux perdent la netteté durement obtenue. Ses mots paraissent loin. Je les entends et je veux les retenir, mais ils m'échappent.
Un murmure étouffé par les vibrations de la fête parvient malgré tout à mes oreilles.
« Je ne peux pas te perdre, toi aussi. »
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