Chapitre 18 : L'art de jouer avec le feu

« T'es sûre que c'est une bonne idée ? m'interroge Thomas alors que nous nous garons en contrebas du lieu de la rave.

— Mais oui, ça va être cool !

— J'espère qu'on va pas se faire embarquer par les flics.

— Je croyais que t'avais le goût du risque ? »

Un chemin escarpé périlleusement constitué de terre et de cailloux nous conduit à notre destination. Le retour promet de belles cascades.

Nous atteignons sans encombre un vaste champ encerclé par la forêt. Le terrain grouille de fêtards, tous amassés devant un mur d'enceintes crachant de puissantes vibrations.

« C'est un peu coupe gorge pour monter ici, quand même, maugrée le citadin qui m'accompagne. Et puis, regarde, on dirait tous des zombies possédés par leurs boum-boum. Je suis sûr qu'ils viennent juste là pour se droguer.

— Hé, moi aussi je suis là, rétorqué-je en me plantant face à lui.

— Mais toi c'est différent. Heureusement que tu es là, se rattrape-t-il en m'attirant contre lui pour presser ses lèvres contre ma tempe.

— Écoute, je suis convaincue qu'on va passer une bonne soirée. Et si ça craint trop, on part.

— C'est vrai ?

— Oui, mais je veux que tu essaies au moins de profiter. »

J'aperçois les deux chignons bleus de Sam derrière la foule, non loin desquels se démènent Nils et Maeve. Cette dernière nous remarque et nous fait signe de les rejoindre avec un sourire enjoué.

Alors que l'euphorie générale m'atteint déjà, Thomas traîne encore des pieds. Je commence à me demander pourquoi il a tenu à m'accompagner, si ça lui coûte tant.

« Regardez qui voilà ! s'exclame une voix dans mon dos. La petite tigresse égarée. »

Je peux sentir le regard de Thomas se durcir lorsque Yann me salue d'une accolade délibérément rapprochée. Le tatoué le toise en retour, un sourire en coin greffé sur son visage.

« Tu es venue accompagnée cette fois ?

— Voici Thomas.

— Salut. » lâche mollement l'intéressé en laissant sa main reprendre sa place sur ma taille.

Yann la suit du regard et ses lèvres s'étirent en un rictus moqueur.

« On se voit plus tard, la tigresse, lance-t-il avec un clin d'œil avant de rejoindre un autre groupe.

— J'aime pas trop ce type.

— Il est pas méchant.

— Il m'inspire pas confiance. »

Bien qu'elle n'ait pas lieu d'être, la possessivité qui transparaît dans sa voix m'amuse.

Maeve nous apporte deux verres, s'appropriant finalement celui que mon chauffeur décline. Aussi fort que le son, le mélange embourbe instantanément mes sens. J'ai l'impression de débarquer sur une nouvelle planète, et tout est fascinant.

Je lâche prise et me laisse entraîner par Maeve. Yann tente plusieurs approches, brouillant sciemment ses intentions. Je ne saurais dire s'il cherche davantage à flirter avec moi ou à faire enrager Thomas.

Peu importe. Ce petit jeu puéril m'amuse. En revanche, il plaît moins au parisien qui m'attire à l'écart.

« Qu'est-ce qu'il y a ?

— Viens, on s'en va.

— Déjà ? T'as même pas essayé de te détendre. Allez, on reste encore un peu.

— Chloé... soupire-t-il.

— S'il te plaît.

— Réponds au moins à une question.

— Je t'écoute.

— Pourquoi tu fais tout ça ? Ce genre d'expérience, fréquenter ces gens-là... On se connaît pas depuis très longtemps, je sais, mais pourtant j'ai pas l'impression que ce soit vraiment toi.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Je vais pas prétendre que je t'ai comprise car c'est pas le cas, mais je sens bien que c'est pas naturel pour toi tout ça. T'as beau être douée, t'es pas pleinement à l'aise dans ce jeu auquel tu cherches à jouer. Y a quelque chose qui sonne faux. »

Je ne m'attendais pas à tant de perspicacité de sa part. À moins que je sois une aussi piètre comédienne qu'il l'affirme.

Quoi qu'il en soit, il arrive trop tard. Ce n'est pas une conversation que j'ai envie d'affronter ce soir. J'ai si bien réussi à museler mes pensées ces derniers temps que je n'ai aucune envie de les déterrer.

« Je croyais que tu les aimais bien.

— Ils sont sympa, c'est clair. Peut-être juste un peu chelous, mais c'est pas la question.

— Et moi je suis chelou ?

— Oui, mais toi c'est différent. »

Mon regard et mes lèvres scellées l'incitent à poursuivre.

« T'es une chouette fille, et j'aime bien passer du temps avec toi. Mais t'as l'air brisée et j'ai l'impression que tout ce que tu fais tu ne le fais pas pour les bonnes raisons.

— Je sais ce que je fais.

— C'est bien ça le problème. T'es parfaitement consciente de ce que tu fais, et tu continues. Comme si tu organisais savamment ta propre perte.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

— Je t'apprécie, ça me fait pas plaisir de voir ça.

— Dommage pour toi, parce que c'est comme ça ma vie, maintenant.

— Et à quoi ça rime, dis-moi ? Tu peux feindre l'indifférence, mais je crois que c'est tout le contraire. Peut-être que tu cherches à remplir un vide, ou peut-être que tu veux juste te faire du mal. Moi je pense que tu vaux mieux que ça. »

Je n'apprécie pas le tournant que prend cette discussion. Il me tend une perche que je pourrais saisir en me confiant à lui. Celle-là même que mon âme a vainement attendue. Mais elle arrive bien trop tard. Mes efforts ont enfin payé et j'ai réussi à établir une distance confortable avec mes sentiments ces derniers jours. La seule perspective de m'y confronter à nouveau m'ôte toute envie d'exprimer ce que je ressens.

Je détourne les yeux et croise ceux de JP qui s'approche avec un large sourire.

« Ah, je te cherchais. C'est le grand soir pour toi.

— De quoi tu parles ?

— De ça, déclare-t-il en exhibant triomphalement un petit cacheton coloré.

— C'est gentil, mais je t'ai déjà dit que ça ne m'intéressait pas.

— Quand on fait une expérience, faut la faire jusqu'au bout. Je sens que t'es prête à te mettre dans l'ambiance.

— Elle t'a dit qu'elle n'en voulait pas, s'impatiente Thomas. Ça devient lourd, là.

— Oh, du calme le parigot. Le choix lui revient.

— Merci, mais ça ira, je profite très bien comme ça.

— Quoi, qu'est-ce que j'entends ? La tigresse qui refuse quelque chose ? lance Yann en surgissant de nulle part. Je ne te connaissais pas comme ça.

— Tu ne la connais pas, dit sèchement Thomas.

— Et toi, tu la connais peut-être ? T'es pas juste un pauvre type qu'elle a trouvé en route ?

— Les gars, sérieux.

— Tout ce que je dis, c'est que tu devrais te lancer, soutient-il en approchant son visage du mien. Tu ne crains rien ici, et s'il faut, je prendrai soin de toi. »

Le sourire carnassier qu'il associe à son offre n'inspirerait pas confiance à la plus naïve des créatures. Joignant le geste à la parole, il prend la pilule des mains de JP et la laisse tomber dans mon verre.

« Tu peux t'amuser et découvrir de nouveaux horizons ou regretter de ne pas avoir essayé. Mais le choix te revient. »

Son souffle sur mon visage et son regard me troublent l'espace d'un instant, et je ne réponds rien. Thomas bouscule brusquement Yann pour le faire reculer, libérant quelque peu mon espace vital.

« Tu vas pas boire ça ?

— Pourquoi pas, ça peut être marrant, le provoqué-je.

— Sérieux Chloé, te fais pas avoir par ce mec. Il cache même pas ses intentions !

— Je sais ce que je fais. »

Je commence à en avoir marre qu'il m'infantilise. Certes, il est intelligent et il a capté que ce que je faisais n'avait rien de sain. Plein de bonnes intentions ou pas, son acharnement à entraver la moindre de mes expériences m'agace et je compte bien le lui montrer.

Je hausse les épaules et commence à boire mon verre cul-sec sous les sifflements d'encouragement des deux autres. Mes yeux restent ancrés dans ceux de Thomas, dans le seul but de lui faire comprendre que je n'attends pas de lui qu'il me sauve.

Le message ne semble néanmoins pas lui plaire. D'un geste énervé, il tape dans le gobelet qui se renverse au sol.

« Sérieux, mec ? proteste JP.

— C'est quoi ton problème ? lancé-je en essuyant les éclaboussures sur mes vêtements.

— Tu crois vraiment que c'est moi qui aie un problème ?

— Tu me dois rien, ok ? Et moi non plus.

— Tu crois qu'ils en ont quelque chose à faire de toi ? Ça les amuse juste d'avoir un nouveau cobaye qui est prêt à dire oui à tout ce qu'ils lui proposeront.

— Et tu crois que moi, j'en ai quelque chose à faire de moi ? Laisse-moi un peu vivre !

— T'appelle ça vivre ? Tu ne vis pas, là, Chloé. Tu te détruis.

— Je sais ce que je fais.

— T'as que ces mots-là à la bouche. Jusqu'à quand tu auras encore le contrôle en continuant comme ça ? Tu te crois invincible, peut-être ?

— Je suis déjà vaincue. Tu l'as pas encore compris ? Je n'ai plus rien à perdre qui vaille la peine d'avoir des putains de principes. »

Yann observe la scène en silence, un sourire satisfait plaqué sur le visage. Il a tout du prédateur guettant sa proie. Et je suis cette proie qui s'apprête à se jeter volontairement dans la gueule du loup.

Je saisis le verre qu'il tient entre les mains et le vide d'une traite, plantant mon regard provocateur dans celui de Thomas. Je lui adresse mon plus beau sourire avant de reposer le gobelet entre les mains de son propriétaire initial.

Un sentiment de bien-être m'envahit. C'est tellement satisfaisant. Je retrouve ce confortable état second dans lequel je me sens bien. Si bien.

« T'en veux un autre ? propose JP en agitant un pochon.

— Non, c'est bon, je l'ai récupéré avant qu'il le renverse, mentis-je.

— C'est trop là, Chloé, capitule Thomas en reculant d'un pas. Je peux pas continuer à te regarder faire ça. Sérieux, ça devient flippant. C'était drôle, au début. Mais là t'es dans l'abus. Et je vais pas t'y suivre. Je veux bien que tu t'amuses, mais là tu déconnes. Je m'en vais, je vais demander à Maeve de te ramener.

— Très bien, vas-y, pars toi aussi. J'en ai plus rien à foutre. »

La rage prend le pas sur le reste. Je n'ai aucune envie de le retenir. Ce ne sont pas les deux mains qui m'entourent qui vont m'y inciter. Un torse se colle à mon dos puis un menton se pose sur mon épaule. L'instant d'après, un souffle chaud et alcoolisé vient caresser la peau de mon cou.

« Laisse tomber, il en vaut pas la peine. Je vais te faire passer une super soirée, murmure la voix de Yann dans mon oreille.

— T'as intérêt, marmonné-je, encore légèrement irritée.

— Crois-moi, tu t'en souviendras... ou pas. » dit-il malicieusement.

Je bois quelques verres de plus sans me préoccuper d'en tenir le compte. Rien d'autre ne m'importe que de sentir l'alcool faire son effet. Je m'imprègne de l'ambiance et laisse le rythme des vibrations me guider.

Débordante d'énergie et me sentant d'humeur aventureuse, je fausse compagnie au groupe et me dirige vers la forêt. Mon attention alterne entre l'étendue d'herbe et les arbres qui l'entourent, le ciel et les étoiles qui me surplombent, la chaleur des vibrations et la fraîcheur de la nuit. Tout accentue cet état de bien-être que je ressens dans l'instant, cette sensation que je souhaiterais permanente.

Je grimpe dans un arbre et me cale sur une branche avant de sortir un briquet de ma poche. Mon pouce glisse le long de la molette avec un claquement familier. Le métal râpe ma peau à plusieurs reprises dans ma tentative d'obtenir plus que quelques étincelles. Lorsqu'il s'allume enfin, j'approche mes doigts de la flamme et la laisse les caresser, les réchauffant avec douceur. Je contemple cette lumière fragile qui illumine la nuit en m'éblouissant presque. La chaleur qu'elle dégage embrase mon visage, une légère odeur de gaz infiltrant mes narines. Je joue avec ce contraste lumineux jusqu'à brûler le bout de mes doigts, sans pour autant relâcher la pression sur le poussoir.

« Hé, la tigresse, tu viens ? » appelle Yann d'en bas.

Je replace le briquet dans ma poche et descends de mon perchoir. Peu importe ce que Thomas en dise, c'est un art dans lequel j'excelle à présent. Celui de jouer avec le feu. 

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