Chapitre 14 : La solitude de deux âmes
« Chloé ? Tu vas bien ? débite Quentin sans tenter de masquer l'inquiétude qui transparaît dans sa voix.
— Je vais bien, oui. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
— Comment ça qu'est-ce qu'il y a ? Je viens de voir une vidéo où tu te fais frapper. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Ah, ça, dis-je alors que la tension redescend. C'était juste un accident, t'en fait pas.
— Tu es où ? Je viens te chercher.
— Ça va, tu n'as pas besoin de...
— Tu es où, Chloé ? »
Déconcertée par sa réaction, je laisse un temps de silence alors qu'il insiste encore. Il commence à m'agacer. Depuis quand joue-t-il les protecteurs ?
« Écoute, je ne comprends pas pourquoi tu t'inquiètes. Je te dis que je vais bien. Tu n'as pas besoin de venir me chercher, formulé-je plus désagréablement que je ne l'aurais voulu.
— Chloé...
— Bonne soirée, Quentin. »
Je raccroche et expire longuement pour évacuer mon irritation. Sérieusement, pour qui il se prend ?
« Où en étions-nous ? » lancé-je en retournant auprès de Thomas.
Ignorant son air interrogateur, je le pousse dans l'herbe et l'embrasse, bien décidée à poursuivre ce que cet appel importun a interrompu.
À peine quelques minutes plus tard, un bruit de klaxon suivit d'une portière qui claque nous fait relever la tête. Je lève les yeux au ciel en reconnaissant la voiture de Quentin.
« Désolé, j'en ai pour une minute.
— C'est qui ?
— Un ami. »
Les bras impatiemment croisés sur sa poitrine, il se tient appuyé contre son véhicule.
« Qu'est-ce que tu veux ? Je t'ai dit que je n'avais pas besoin que tu viennes.
— C'est qui, lui ? lance-t-il en désignant Thomas d'un coup de menton.
— Un pote. Qu'est-ce que tu veux ?
— Monte, il faut te soigner.
— Y en a pas besoin, je sens déjà plus rien.
— Monte, je te dis.
— Tu crois que tu peux débarquer comme ça et m'emmener juste quand ça te chante ? »
Cette attitude insistante et autoritaire ne lui ressemble pas. J'ai beau le dévisager, je ne comprends pas ce qui a pu provoquer un tel état.
« Tout va bien ? intervient le parisien en se plaçant à côté de moi.
— Oui.
— Non, réplique Quentin.
— C'est quoi le problème ?
— Il n'y a pas de problème.
— Si, il y en a un. Chloé, viens avec moi.
— Écoute, mon gars. Je suis avec elle et si elle avait besoin qu'on s'occupe d'elle, elle me l'aurait demandé.
— Mêle-toi de ce qui te regarde, toi. »
Je vois Quentin serrer les poings et devenir menaçant. Quelque chose ne va pas, je le sens. Je pose une main sur son poignet et il reporte son attention sur moi. Je plante mes yeux dans les siens avant de l'interroger calmement.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi tu es comme ça ?
— Et toi, tu t'impliques dans les bagarres maintenant ? »
Je le lâche et recule d'un pas, affichant mon incompréhension face à son regard mauvais, presque aussi obscur que la nuit.
« Tu devrais partir. » suggère sèchement Thomas en prenant mon bras pour me rapprocher de lui.
Ce geste n'a que pour effet d'énerver davantage Quentin qui le pousse sans ménagement. La scène me paraît surréaliste. Qu'est-ce qui lui prend ?
« Tu ferais mieux de ne pas me donner de conseil. Tu ne la connais pas, tu ne sais rien de ce qui est bon pour elle. »
C'est au tour de l'offensé de fermer les poings et de serrer les dents. Anticipant ce qu'il risque de se passer si je n'interviens pas, je m'interpose entre les deux coqs prêts à réaliser une démonstration de leur virilité.
« Ok, je viens avec toi. »
Un sourire satisfait s'affiche sur le visage de l'un tandis que l'autre me regarde sans comprendre.
Je me colle contre lui et l'embrasse sans aucune considération pour celui qui vient de perturber ma soirée.
« On se voit bientôt ? »
Il acquiesce en me regardant m'éloigner, rasséréné par le baiser.
Je claque la portière et attache ma ceinture sans aucune délicatesse, bien décidée à m'enfermer dans un mutisme à la hauteur de mon mécontentement. Côté conducteur, Quentin soupire avant de tourner la clé de contact. Ce que je n'avouerai pas, c'est que je m'inquiète pour lui. Cette violence, ce comportement... ça ne lui ressemble pas.
Le regard tourné vers les rues qui défilent pour éviter le sien, je comprends qu'il me ramène chez lui. Lorsqu'il se gare, je le suis sans me poser de question. Ce n'est que lorsque je pénètre dans le salon que je réalise que je me tiens à l'intérieur de la maison.
Mon souffle se coupe. Revoir ces murs fait naître en moi des sensations étranges. Je respire lentement en parcourant la pièce du regard, contenant la vague de panique qui tente de m'atteindre.
« Ça va ? » me demande doucement Quentin.
Je hoche la tête en guise de réponse. Tout est encore là. Les photos de Max et Quentin sont toujours à la même place, au-dessus de la cheminée. Leurs sourires sont désormais éternellement figés dans ces cadres inanimés.
L'habitation me paraît bien moins chaleureuse qu'autrefois. Elle est vide. Vide de sa présence. Vide de vie.
« Suis-moi, on va chercher de quoi te soigner.
— Un pain de glace suffira. »
Nous changeons de pièce pour la cuisine, où il sort un bloc du congélateur et l'enroule dans un torchon avant de me le tendre. Je m'adosse au comptoir et le presse contre ma blessure. Le froid soulage ma joue et mes pensées, mais il n'apaise pas mon énervement.
« Tu vas m'expliquer pourquoi tu as réagi comme ça ?
— Je me suis inquiété. Ton comportement est tellement... imprévisible ces derniers temps.
— Mon comportement ? Comme si le tien était normal. »
Plutôt que de croiser mon regard, il préfère concentrer son attention sur une araignée qui grimpe le long du mur. Je m'adoucis légèrement avant de reprendre.
« Il y a autre chose. Tu ne peux pas juste t'être inquiété pour moi.
— Je n'ai rien pu faire pour Max. Je n'ai pas pu le protéger. Et s'il t'arrivait quelque chose à toi... »
Sa phrase reste en suspens, et sa justification me laisse perplexe.
« Je comprends que tu ressentes de la culpabilité pour Max, même si tu étais tout aussi impuissant que moi. Mais pour moi... Tu ne me dois rien. On a été proches, un temps, mais aujourd'hui, soyons honnêtes, ce n'est plus vraiment le cas.
— Max tenait énormément à toi. »
Mystère résolu. Toute cette agitation est donc due à l'amitié que me portait son frère, et aucunement à un quelconque attachement qui a existé un jour. Voilà qui semble plus logique.
Mais ça n'explique pas son attitude déconcertante. Même s'il est plus un observateur qu'un bavard, il croit au pouvoir des mots et sait placer les phrases justes quand il le faut. Je ne l'ai jamais vu se battre, il a toujours tout réglé par la parole. Le Quentin que je connais est réfléchi et posé, avec une capacité à garder son sang-froid qui m'a toujours épatée. Qu'est-ce qui a bien pu avoir raison de son tempérament si calme ?
« Tu te bats souvent ?
— Quand je le juge nécessaire.
— Cette violence, c'est... nouveau.
— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? C'est en moi. Ça me bouffe autant que la culpabilité me ronge. J'ai essayé de m'en débarrasser, mais elle revient toujours. Elle ne me quitte jamais. Je m'en veux énormément. C'est comme si le fait d'avoir été impuissant pour Max me force à être surpuissant pour tout le reste. Je sais, c'est tordu.
— Non, je vois ce que tu veux dire. Comme un besoin d'avoir le contrôle.
— C'est un peu ça, oui. »
Je change le bloc de glace de main. Il refroidit aussi bien ma pommette qu'il gèle mes doigts. J'observe Quentin en silence. Il est toujours concentré sur son araignée qui attaque à présent une traversée du plafond. Son regard n'est plus aussi dur que tout à l'heure, mais ses yeux restent sombres. On dirait...
« De la colère, murmuré-je.
— Comment ? sursaute-t-il.
— Est-ce que tu la ressens, cette colère ?
— La colère ? répète-t-il pensivement. C'est mon quotidien. Je bous intérieurement, je suis en permanence au bord de l'explosion sans que ça ne s'apaise jamais. Je suis en colère contre son assassin, contre la police qui n'est pas foutue de le retrouver, contre mes parents qui sont pas capables de s'avouer qu'ils auraient préféré que ce soit moi et pas lui, contre les autres qui vivent juste leur vie, contre moi-même, parfois même contre Max... »
Des larmes perlent au coin de mes yeux alors que ses paroles résonnent en moi. Cela fait des mois que je me sens terriblement seule avec tout ce que je ressens. Mais lui, il est là. Et sa souffrance est tout aussi réelle que la mienne.
Lui aussi, il souffre.
« Je ne me reconnais plus. Je suis devenu impulsif. Je réagis avec agressivité au moindre truc, sans aucune rationalité.
— Toi qui as toujours été si calme, si posé.
— Je ne le suis plus. Je vis dans une tempête sans fin. Moi aussi, j'ai changé. »
Il croise mon regard avant de le détourner une nouvelle fois et de passer une main dans ses cheveux. Je souris presque en reconnaissant cette manie qu'il n'a pas perdue. Il fait toujours ça, quand il est gêné.
« Tu sais, je n'ai pas besoin que tu viennes à mon secours. Je n'ai pas besoin de sauveur.
— Ce n'est pas le rôle que je demande.
— Alors qu'est-ce que tu veux ?
— Je crois que tu es la seule à pouvoir comprendre ce que je vis, et que je suis le seul à pouvoir comprendre ce que tu vis. Moi aussi, ces derniers mois m'ont transformé. Moi aussi, personne n'a l'air de me comprendre. Moi aussi, je me sens seul. Mais quand je te vois, j'ai l'impression de me voir. On n'est pas pareil et on gère différemment, mais on est seul avec notre douleur. »
Je tourne les yeux vers lui. Cette fois-ci, il ne dévie pas les siens.
Cet échange de regard ne fait que confirmer ce qu'il vient de dire. Il a raison. Nous nous comprenons.
« Ça va mieux, ta blessure ? Montre-moi. »
Il pose sa main sur la mienne et l'écarte pour voir ma joue. Un frisson parcourt mon bras. J'aimerais accuser la glace, mais ce serait malhonnête. Cette proximité soudaine après avoir réalisé ce que nous partagions me trouble, et le mur me semble subitement digne d'intérêt. Où est-elle passée, cette fichue araignée ?
« Ce n'est pas très gonflé, ça devrait aller. » observe-t-il m'effleurant avec ses doigts.
Il ne semble pas avoir remarqué ma gêne. Heureusement que le froid anesthésie les sensations, car mon malaise n'en serait que plus grand.
« Qu'est-ce qu'il se passe dans cette tête ? ajoute-t-il en prenant mon visage entre ses mains. Je la connais, je sais qu'elle ne se repose jamais. »
Alors que mon regard rencontre à nouveau le sien, ma prise se desserre sur le torchon qui se déroule, libérant le bloc de glace qui s'écrase au sol. Surpris, Quentin se baisse pour le ramasser, m'offrant assez d'espace pour remettre de l'ordre dans mon esprit.
« Tu es certain de vouloir savoir ?
— Rien de ce que tu pourras dire ne me fera fuir.
— Tu as l'air bien sûr de toi. Certains ont eu juste à entrevoir la personne que je suis devenue pour ne plus vouloir de moi. Enfin, quand c'est pas pour... tu m'as compris. Alors quant à ce qu'il se passe dans ma tête... Même moi je ne suis pas sûre de vouloir encore de ma compagnie.
— Crois-moi, je sais combien c'est difficile d'avoir le sentiment de ne pas pouvoir se confier sans être jugé ou incompris. Moi, je veux bien t'écouter. Je ne prétends pas être le meilleur pour faire ça, mais je te promets d'essayer. »
Un silence s'installe. Il est plus confortable que si je devais parler, mais je finis par me lancer.
« C'est noir, très noir. Et très flou. Toutes les émotions, les pensées se mélangent. Il y a ce sentiment de ne pas avoir de prise sur ce qui m'arrive. Sur ce que je ressens. Il y a aussi la douleur d'avoir perdu l'être auquel je tenais le plus au monde. Celui qui me comprenait, qui était toujours là pour moi. On était censé vivre tant d'autres aventures ensemble, on avait même déjà prévu nos vieux jours. J'ai encore les plans de la maison qu'on prévoyait d'acheter pour faire une colocation quand on serait vieux. »
Mes yeux sont rivés sur mes doigts que je triture. Maintenant que j'ai ouvert les vannes de mon esprit, les mots s'enchaînent dans un flot ininterrompu. Je ne me préoccupe même pas de savoir si mes paroles ont un sens.
« Quand il est parti, je me suis retrouvée seule. Personne autour n'a compris ce que je ressentais, mais ils m'assuraient tous qu'ils savaient, que pour eux c'était pareil, que ça passerait, que je devrais faire un effort. J'ai eu droit à toutes leurs phrases toutes faites pendant, quoi, une semaine ? Puis après plus rien, plus un seul message. Je me suis aussi isolée, je n'avais pas envie d'entamer la conversation avec mes amis ou mes parents et encore moins de leur parler de mon mal-être. Les seules fois où je m'y suis risquée, je l'ai regretté. C'était pas trop leur faute non plus, ils étaient maladroits, ils savaient pas comment réagir... Mais leurs maladresses m'ont blessée. »
Je pose mes mains sur le rebord du comptoir et me balance légèrement.
« C'est après que je suis partie en vrille. J'ai découvert que quand tu rencontres quelqu'un pour faire la fête, tu n'as pas à lui exposer toute ta vie. Tout le monde s'en fout et plus rien n'a d'importance. Alors j'ai rencontré des gens, j'ai participé à des soirées, je me suis saoulée. C'était factice, mais je m'amusais à nouveau. Leur compagnie était tellement plus agréable, mais tout aussi éphémère. Ça ne servait à rien de fuir, tout revenait au galop. Ça ne servait à rien d'enfouir, tout remontait à la surface dès que j'étais seule. J'ai eu beau serrer les dents à m'en défoncer la mâchoire, c'est pas passé. Et maintenant, ça... ça fait des mois que ça dure. »
Ma voix déraille en m'entendant dire ces mots à voix haute.
« Viens-là, souffle-t-il en ouvrant ses bras.
— D'un autre côté, c'est comme si j'avais pas le droit de ressentir tout ça, poursuivis-je en me blottissant contre lui. C'est lui qui est mort, c'est lui qui a dû souffrir. Alors il faut surtout pas que je montre cette tristesse, cette révolte... ou que je m'autorise à le ressentir. Dans ma tête, c'est un combat perpétuel contre moi-même.
— Une vraie guerre civile à l'intérieur de ton crâne, complète-t-il pensivement.
— Oui, c'est ça. Et ma tête est pleine à craquer, mais mon cœur, lui, est vide. »
Il resserre son étreinte et je laisse mon front reposer contre son torse alors que ses doigts glissent dans mes cheveux.
« Je sais que je fais n'importe quoi, mais je sais pas comment faire pour aller mieux. J'ai essayé, hein. Je sais même plus si j'ai envie d'aller mieux.
— Tu fais comme tu peux, et c'est déjà admirable. Ce que tu vis, le combat que tu mènes est difficile. Et même si t'as l'impression de ne pas t'en sortir, même si la suite est floue, surtout ne doute pas de ta force. »
Malgré tout ce que j'ai ressassé, je ressens un étrange sentiment de soulagement. Je crois que j'avais besoin d'entendre ces mots.
« Merci, prononcé-je sincèrement. C'est la première fois que j'ai l'impression d'être comprise.
— Si tu savais combien je me sens moins seul, à présent.
— Je crois que moi aussi.
— Ça veut peut-être dire qu'on ne l'est plus vraiment. »
Il y a des sentiments qui nous ont liés un jour. Aujourd'hui, c'est autre chose qui nous uni : la douleur d'un frère, d'un ami perdu, la révolte face au manque d'explications et la solitude face à l'incompréhension des autres.
Peut-être que je peux lui faire confiance. Peut-être que nous pouvons être là l'un pour l'autre. Peut-être que tout n'est pas perdu.
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