Chapitre 13 : Au milieu de nos ruines

Mes écouteurs dans les oreilles, j'arrête un instant de pédaler pour profiter de la pente et laisser l'air me fouetter le visage. Une autre journée de travail s'achève, et une nouvelle soirée en solitaire s'annonce. D'un autre côté, la fatigue de ma courte nuit me pèse depuis ce matin. Sans pour autant envisager la perspective d'une meilleure nuit de sommeil, j'ai quand même besoin de me reposer.

Je ralentis en traversant le pont qui mène à Colombas. Devant moi, j'aperçois une silhouette familière vêtue d'un bermuda et d'un polo.

« Hé, le parisien ! l'apostrophé-je en freinant à sa hauteur.

— Chloé ? Ça fait plaisir de te voir, m'accueille-t-il en souriant.

— T'es pas avec ton cousin ?

— Pas ce soir, non. Tu es allée faire un tour à vélo ?

— Je rentre du travail.

— Ah oui, du château. Sacrée monture, même si je m'attendais plutôt à un majestueux cheval blanc.

— C'est vrai que ça fait moins d'effet. Je devrais y songer.

— Tu as un truc de prévu ce soir ?

— Ça dépend. Tu as un truc d'intéressant à me proposer ?

— Possible. J'allais à une soirée, tu m'accompagnes ?

— Je sais pas si je suis la bienvenue... hésité-je.

— À cause de ta prestation de l'autre jour ?

— Aïe, t'y as assisté aussi ?

— J'en ai pas loupé une miette. C'était... explosif.

— À qui le dis-tu.

— Je suis sûr qu'ils sont déjà passés à autre chose. Sinon, c'est des cons. Et si y a trop de cons à cette soirée, on aura qu'à s'en aller.

— Ok, ça me tente. C'est où ? Je vais peut-être rentrer me changer avant...

— Mais non, t'es très bien comme ça. En plus, c'est tout près d'ici. »

Après les quinze minutes de vélo que je viens de me farcir, je doute que ce qu'il dise soit 100% honnête. Mais bon, je n'ai pas très envie de remonter tout le village jusqu'à chez moi alors que je peux me contenter d'un coup de déodorant.

Thomas n'avait pas tort, personne n'a l'air d'être dérangé par ma présence. Finalement, j'ai peut-être accordé plus d'importance à cette histoire que les autres ne lui en ont réellement donné.

Mon parisien semble très attaché à me mettre à l'aise et sans son cousin dans les parages, je suis cette fois au centre de son attention. Que demander de mieux ? Tout porte à croire que, comme moi, il n'a pas oublié la tension qu'il y avait entre nous lors de notre dernière rencontre. Il ne faut pas beaucoup de verres pour que celle-ci revienne au galop.

Alors que j'entreprends de lui expliquer ce qu'est le ball-trap, je perds vite le fil de mes mots au fur et à mesure que nous nous rapprochons. De son côté, il ne paraît pas plus attentif que moi. Je ne suis pas sûre qu'il ait saisi grand-chose à mon histoire de chasse aux assiettes orange.

« Les gars, ça vous dit on sort ? propose une fille avec engouement.

— De ouf ! »

La réponse est aussi enthousiaste qu'unanime. Une bouteille à la main, je suis la joyeuse bande qui se déverse dans les rues du village, parée pour une exploration nocturne.

« C'est le moment tourisme pour le parisien, plaisanté-je à l'attention de Thomas.

— Sois mon guide, alors, réplique-t-il en passant son bras autour de mes épaules.

— Alors ici tu as la rivière, fraîche et pas très profonde. Là, c'est le boucher qui a fermé. Ici, le salon de coiffure qui a fermé. Et là c'était le cabinet du médecin, le dernier. Il est parti à la retraite y a trois ans.

— C'est très typique de la diagonale du vide, j'adore.

— On n'en fait même pas partie, de base. »

Nous nous posons autour de la fontaine, sur la place de l'église. La musique qui sort de l'enceinte fait presque trembler les pierres des habitations voisines et ne tarde pas à réveiller leurs occupants. Ces derniers nous font plus ou moins gentiment comprendre d'aller faire la fête ailleurs.

« On a qu'à aller au château, on gênera personne. » suggéré-je.

Ma proposition est favorablement accueillie et nous montons vers les ruines qui surplombent le village.

« T'en as de l'énergie, halète une voix essoufflée derrière moi.

— J'ai un bon carburant, rétorqué-je en agitant la bouteille. T'en veux ?

— Bonne idée. »

Je m'arrête pour laisser Thomas arriver à ma hauteur. Il agrippe ma taille et me prend la bouteille des mains, engloutissant une bonne rasade d'alcool peu dilué.

« Hé, bois pas tout, laisse m'en ! protesté-je en riant à moitié.

— T'en veux ? » questionne-t-il en plantant ses yeux soudain plus étincelants dans les miens.

Je hoche la tête, mon regard absorbé par ses pupilles qui se dilatent. Il rompt alors la courte distance qui sépare nos visages et pose ses lèvres sur les miennes. Elles sont douces et sucrées. Les effluves d'alcool de son souffle chaud ont pour effet de m'enivrer davantage.

Lorsque nous nous séparons, l'ascension n'est plus la seule cause de notre respiration irrégulière.

« Je comprends mieux d'où te vient cette énergie, c'est dément ce truc ! »

Nous rions joyeusement en grimpant les dernières marches qui nous séparent de la muraille sans que son bras ne quitte ma taille.

En haut, les autres se sont déjà installés entre les vieilles pierres et l'enceinte a repris son rythme. Ce dédale de pans de murs, de plantes sauvages et de graviers a toujours été l'un des terrains de jeux préférés des gamins du village. On y jouait aux chevaliers, on se battait avec des bâtons ramassés sur le chemin, on guettait des ennemis imaginaires à travers les meurtrières... Notre imagination n'avait pas de limites.

« C'est pas moche, commente le francilien dont l'épaule reçoit une tape de ma part.

— Comment ça, "pas moche" ?

— Disons que ce n'est pas le paysage qui retient le plus mes yeux ce soir. Il a pâle allure à côté de toi. »

Je pouffe face à sa phrase sonnant aussi peu naturelle qu'une disquette et dépose un baiser sur ses lèvres.

« Tu me fais visiter ton domaine, princesse ?

— Appelle-moi encore une fois comme ça et ce sera le cachot que tu visiteras.

— Ce qui ne sera pas pour me déplaire. » rétorque-t-il avec un sourire tendancieux.

Je prends son bras et nous nous éloignons du groupe pour nous balader entre les ruines, rencontrant parfois un couple en train de se galocher.

Je nous conduis jusqu'à un autre bord des remparts, depuis lequel nous pouvons admirer la vue sur le village. Secondés par la lumière de la lune, ses rares éclairages lui donnent un certain charme.

Derrière moi, Thomas pose son menton sur le haut de mon crâne et m'enlace de ses bras. Nous restons ainsi en silence à fixer ce paysage que je connais si bien, une brise d'air frais caressant nos visages.

Je sens ses doigts se frayer un chemin jusqu'à mes hanches pour dessiner de petits cercles au creux de mes reins. Mon corps se détend en même temps que mon bas ventre se contracte, accueillant ces délicieuses sensations.

Se faisant plus entreprenant, il descend jusqu'à mon short pour jouer avec le tissu tout en effleurant ma peau. Un soupir d'aise m'échappe, et je me retourne pour l'étouffer contre ses lèvres. Mes mains parcourent à leur tour son corps, explorant son torse, ses bras et ses abdominaux.

La tension monte mais nous limitons nos caresses du fait de l'inconfort des gravats et du manque d'intimité du lieu dans lequel nous nous trouvons.

Nous sommes d'ailleurs bien vite interrompus par des cris nous rappelant la proximité du reste du groupe. Nous échangeons un regard intrigué avant de les rejoindre. Des bruits de coups étouffés se font de plus en plus nets à mesure que nous approchons.

Une bagarre.

Deux gars sont effectivement en train de se battre, et du sang s'échappe déjà de la lèvre de l'un d'entre eux. Une fille essaie de les séparer mais se ravise rapidement pour éviter de recevoir un coup malencontreux.

« Il s'est passé quoi ? s'enquiert Thomas auprès de l'un des témoins.

— Il a pas touché à la bonne fille. »

Nous sommes tous rassemblés autour d'eux. Certains leur demandent d'arrêter, d'autres filment et d'autres encore encouragent leur pote.

Le plus frêle des deux semble en mauvaise position. Sonné par un coup de poing contre sa mâchoire, il n'a pas le temps de voir venir un second qui l'envoie à terre. Au lieu de s'arrêter là et de se considérer comme vainqueur, son adversaire s'acharne sur lui à coups de pieds en l'insultant.

Mon sang ne fait qu'un tour. Je ne peux pas rester immobile face à cette scène qui se joue sous mes yeux. Sans trop réfléchir, je m'avance et m'interpose pour repousser l'esprit un peu trop belliqueux.

« C'est bon, sto... »

Avant que je ne finisse ma phrase, je reçois un coup qui ne m'était pas destiné. Je tombe sous la violence de ce dernier. Des cris de surprise se font entendre parmi les spectateurs, ce qui semble sortir l'assaillant de sa torpeur. Il part sans demander son reste. Sans s'enquérir de mon état ou s'excuser non plus.

Je reprends péniblement mes esprits, essayant d'ignorer la douleur qui lancine ma pommette. Je me tourne vers le gars toujours à terre qui se redresse en grimaçant.

« Ça va ?

— Je... Merci. » me répond-il en grimaçant un sourire sincère que je lui rends.

Thomas vient m'aider à me relever sans cacher son mécontentement.

« Qu'est-ce qui t'a pris ?

— J'allais pas le laisser se faire massacrer sans rien faire.

— C'est le genre de bail dont il vaut mieux pas se mêler.

— Je vais bien, c'est bon. Il n'y a pas de quoi en faire un drame. »

Il lève les yeux au ciel en signe de désapprobation et me signale qu'il est temps de partir. Nous descendons les marches pour retrouver les rues pavées calmes et désertes. À la place de retourner au lieu de la soirée, nous poursuivons notre route jusqu'à la rivière au bord de laquelle nous nous asseyons.

« Buvons au moins à ton courage. » lance-t-il en portant le goulot de la bouteille presque vide à ses lèvres.

Je la finis en une gorgée avant de la poser et de m'allonger dans l'herbe, laissant le ciel étoilé s'étaler au-dessus de nous.

« Alors, qu'as-tu pensé de la visite ?

— Plutôt instructive, commente-t-il en m'imitant et en s'appuyant sur son coude. Il y a des éléments de charme, dans ce village. »

Il rapproche son corps du mien et se penche pour m'embrasser. Fiévreuse, je le laisse approfondir ce baiser brûlant. Alors que ses lèvres partent délicieusement explorer mon cou, mon téléphone vibre dans ma poche.

Je m'apprête à refuser l'appel quand je vois le nom de Quentin s'afficher sur l'écran. Je fronce les sourcils alors que je sens une angoisse incontrôlable m'envahir. Pourquoi je m'inquiète ? C'est seulement un appel. Il ne présage sûrement aucune mauvaise nouvelle.

Cette fois.

Un peu tremblante, je décroche sous le regard étonné de Thomas.

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