Un Espoir Vain
L'oriflamme se balançait en suivant les flux du vent. Dans mes pensées, j'observais ses allers-retours incessants. De là où j'étais, je ne discernais que peu les cotices d'or entourant la bande d'argent, qui barrait l'azur. C'était la couleur majoritaire que je voyais le plus. Au gré des instants, le lambel de gueules rouges parvenait à mes yeux pour quelques secondes. Le blason de la maison de Sancerre. Ma famille. Une famille qui s'était distinguée avant d'arriver à moi. Un nom que je devais respecter et ne pas oublier. Comme le disait notre devise : « Passe avant le meilleur ».
Mon regard fut attiré en contrebas. Elle venait d'entrer dans la cour. Une rafale plus forte que les autres enleva son chaperon et de longs cheveux d'une couleur ébène se libérèrent tandis que la jeune femme récupérait vivement la guimpe et ce qui allait par-dessus, bougeant dans des mouvements d'une précision remarquable.
Ses actions étaient d'une grâce extraordinaire.
Je ne voyais pas très bien son visage mais n'en avais nul besoin. Je le connaissais par cœur. Au plus profond de moi. La finesse de ses traits, la tendresse de ses yeux d'un bleu tacheté de brun, son grain de beauté sous son oeil droit, la douceur de sa peau, je connaissais chaque partie de son visage. Il me suffisait de fermer les yeux pour qu'ils apparaissent.
Depuis un peu plus de vingt ans, elle était la seule constante dans ma vie. J'avais été mariée et elle m'avait sauvé de l'horreur de ces unions. Des hommes qu'il m'avait fallu combler.
Catherine était ma maîtresse, et bien plus que cela. La seule personne qu'il me fallait et que j'aimais. La seule qui, d'un seul mot, pouvait faire frémir mon cœur, d'un seul regard embraser mes joues, elle était mon tout. Celle qui m'avait toujours comprise.
Je l'avais rencontré peu de temps après mon second mariage, en 1369. J'avais 27 ans, elle 24. Elle paraît toujours les avoir aujourd'hui. Elle n'a jamais changé. Je ne comprenais pas pourquoi, je croyais que l'amour me rendait aveugle, mais je me trompais. J'avais fini par la questionner. Cependant, aucune réponse ne venait et tout tournait toujours en rond dans la tête. Dans un cercle impossible à arrêter et dont on n'était pas sûr de vouloir connaître la réponse.
Jusqu'à hier.
Alors que le soleil se couchait doucement, éclairant le lieu de tons orangés, nous étions ensembles dans mon salon. J'avais demandé aux autres domestiques de partir pour rester seule avec elle. Nous nous cachions toujours mais depuis la mort de mon troisième mari, je me laissais plus souvent aller dans ses bras, si réconfortants.
Catherine avait posé une main sur mon épaule, m'empêchant de me lever. Elle ne pouvait agir ainsi que lorsque nous étions isolées. En retour, j'avais plongé mon regard dans le sien, si profond, si mature. Elle avait dit avoir une confidence à me faire. Naturellement, j'étais décidée à l'écouter et à tout accepter. J'avais moi-même voulu savoir.
Elle avait commencé par m'avouer avoir tué Guichard Ier, mon second mari et Arnould de Bonnay, celui qui avait suivi, pour que nous soyons ensemble. Je n'avais rien dit au départ. Je n'avais épousé le premier que par devoir et l'autre que pour les deux fils que j'avais. Ainsi donc, l'homme qui avait survécu à la guerre de Cent Ans, contrairement à mon cousin, le comte de Sancerre, et devenant par la même occasion chevalier, était mort, tué par une femme.
Cela semblait impossible. Je ne les aimais peut-être pas, ce n'était pas de l'amour entre nous, mais je les respectais et les savais puissants et remplis de gloire. Comment était-ce donc simplement possible ?
Je la questionnais donc.
Elle hésita avant de murmurer mon prénom, Ysabeau, laissant son regard vagabonder. Je l'avais longuement fixée, attendant sa réponse. Hésitante.
C'est là qu'elle m'avait encore plus surprise. Cette femme, dans ma cour, était un vampire. Une buveuse de sang humain qui pouvait en terrasser assez facilement.
C'était ma maîtresse depuis vingt ans et je n'avais rien remarqué auparavant.
Tous les indices avaient pourtant été là. Sa splendeur et son charme qui la rendaient plus belle que toute autre, envoûtante, elle semblait sortie d'un rêve.
Comment-avais-je pu tomber amoureuse d'elle ? Elle n'était pas humaine ! Peut-être était-ce cela qui m'avait aussi, en partie attirée, me faisant rester à ses côtés ?
Je n'arrivais pas à comprendre. Je serrais les poings, mes ongles rentrant dans ma peau, mes lèvres se serrant alors que tous mes muscles se contractèrent.
Je repris mon verre de vin, le terminai d'une traite avant de le jeter contre le mur de ma chambre, créant un son assourdissant alors que le verre se brisait et tombait dans un ensemble splendide. La destruction. J'aurais voulu tout détruire.
J'avais envie de crier au désespoir, d'exprimer ma tristesse, la trahison de Catherine, ma colère ! Mais je ne le pouvais pas. Qui me croirait ? Et puis, je savais ce qu'on faisait aux femmes pratiquant les amours saphiques.
La mort d'une paysanne, il y a quelques décennies, avait marqué les esprits. Elle se nommait Jehanne et avait séduit une femme mariée, jeune d'à peine 16 ans. Dénoncée par cette dernière, Laurence, elle finit dans les mains des autorités qui décidèrent de son sort, de sa fin et de la souffrance qu'elle devait éprouver avant.
Je ne le pouvais donc pas. Cette connaissance ne m'avait pas empêché d'aimer Catherine, seule personne qui arrivait à me faire vibrer mais nous étions obligées depuis toujours de nous cacher. De vivre dans un secret lourd à porter, semblable à un étau se resserrant toujours plus...
Elle était un vampire. Je saisissais donc mieux certaines de ses réactions.
M'asseyant sur le lit, je touchais les draps où elle m'avait si souvent rejoint. Je comprenais mieux maintenant pourquoi elle pouvait être si silencieuse, nous permettant de rendre invisible cette liaison, preuve de l'amour que l'on se portait mais qui aurait pu si facilement être découverte.
Mes yeux se voilèrent tandis que des souvenirs remontaient.
Je me souvenais l'avoir retrouvée, un jour, dans un endroit renfermé du château. Elle portait une sous-chemise blanche qu'on voyait à peine tant elle était recouverte de sang. Les deux mains à son cou, j'avais eu l'impression qu'elle voulait mourir. Elle semblait terrifiée. Cela avait été le jour de sa transformation comme je l'avais appris le jour précédent. Mon mari de l'époque voulut la tuer mais je la protégeais. Etant enceinte de notre premier enfant, il céda à mon caprice, à condition que je m'éloigne de cette femme qui semblait être le diable. Je ne le fis pas, la voyant toujours dans des endroits peut-être inappropriés mais où surtout personne ne venait nous surprendre. Je ne pouvais m'empêcher de la voir. Elle était mon seul réconfort, ma seule attente. La seule personne qui allait me remonter le moral ou m'accepter pour ce que j'étais, pour qui j'étais.
Le sang... Je comprenais maintenant pourquoi il y en avait tant eu. Pourquoi je l'avais senti lors d'un de nos baisers... Je l'avais questionnée. Elle n'avait rien répondu, préférant me dire qu'elle allait bien et s'était juste blessée. Ce n'était pas arrivé par la suite mais j'avais pu la surprendre, revenant du village ou de la forêt, avec quelques blessures dont l'origine était incertaine. Surtout que je ne les voyais jamais. Elles semblaient disparues. Seule la tâche première de sang, présente sur certains habits, quand ce n'était pas sa peau, existait. Cela ne m'inquiétait cependant pas. Il me suffisait de voir sa peau nue, de m'assurer qu'elle allait bien, pour qu'un sourire illumine mon visage et que, de nouveau, je tombe dans ses bras. Je l'aimais. Rien ne m'intéressait plus que sa santé et son bonheur.
Passant la main sur mon front, je me rendis compte que tout était différent. Je prenais conscience d'une chose : ces moments avaient été néfastes. Les meurtres dans les entourages venaient probablement d'elle. Catherine s'était nourrie. Elle avait tué, causé la mort de paysans ou de personnes d'un lignage plus noble.
Prenant la décision d'en finir au plus vite, je me levais et retournais à la fenêtre. Elle ne devait pas vivre. C'était un monstre. La vision que j'observais me terrifia davantage. Elle était avec une autre domestique et passait sa douce main sur son épaule. Mon cœur se comprima. Je pensais à courir, sortir dans la cour et les arrêter. Je ne voulais pas voir cela. Ce n'était simplement pas possible.
Impensable.
Osait-elle se montrer avec quelqu'un d'autre quand on ne pouvait le faire ?
Lui chuchoter des mots doux, caresser sa peau alors qu'elle était avec moi ?
Je ne pouvais l'accepter. Je passais avant le meilleur. J'étais l'unique personne pouvant la combler. Comme elle le faisait pour moi.
La colère montait en moi, la fureur me prenait à la gorge.
En voyant cette scène pourtant, la sensation de ses doigts tendres passant sur mon corps, sur mon avant-bras en faisant des dessins étranges, allant jusqu'à la paume de ma main, me revenait, tout comme les frissons que cela créait en moi. J'avais l'impression de sentir son parfum, où je comprenais maintenant qu'il y avait quelques effluves de sang, autour de moi. J'essayais de le sentir. Je ne pouvais m'en rassasier. Je ne pouvais vivre sans. Il m'était vital.
L'effet de son pouce parcourant ma bouche et ma joue me mettait en émoi. La pensée de sa chaleur me réconfortait. Je ne pouvais me séparer d'elle. Qu'étais-je sans elle ?
La scène, cependant, était toujours aussi horrible à voir. Insupportable.
Je ne voulais pas voir Catherine avec quelqu'un d'autre. Elle était à moi. Elle m'appartenait. Et dire qu'il était possible qu'après moi, elle sorte avec quelqu'un d'autre. Non, elle ne pouvait pas. Sa vie devait s'arrêter à moi, seulement moi. Je voyais peut-être rouge, mais ma vision se troublait.
Je devais être seule dans sa vie amoureuse.
Parce qu'elle était la seule dans la mienne.
J'avais peut-être eu des maris, mais ils n'avaient rien été pour moi, si ce n'est une obligation. Un devoir que je devais accomplir malgré mes envies.
Lorsque mon aîné, Guichard, était né, c'est elle qui en premier l'avait tenu dans ses bras et l'avait présenté à mon second mari. Elle était ensuite venue me voir me murmurant ces quelques mots.
« Il est splendide. Il te ressemble. »
Sa tête s'était penchée vers la mienne tandis que ses cheveux s'échappaient de la guimpe qui les avait retenus. Elle avait souri en effleurant mon visage fatigué, son regard ancré dans le mien m'apaisant.
« J'aurais aimé qu'il soit tien. Il aurait alors été resplendissant pour moi. » avais-je alors répondu.
Alors que mon mari, dans la pièce à côté, fanfaronnait, nous étions toutes les deux en train de vivre un moment intime, presque à la vue de tous... Nous nous murmurions des mots d'amour, remplies de cette joie que nous ne pouvions qu'éprouver ensemble, de cette légèreté qui nous gagnait. Nous nous sentions libres et amoureuses.
Qu'elle puisse passer des moments pareils sans moi était un comble à notre amour, une manière de dire qu'il n'existait pas. Je ne voulais y croire. Elle était ma maîtresse, la femme que j'aimais. Je ne pouvais laisser cela se faire.
Mais en même temps, il me semblait impossible de vivre sans elle. Elle était mon rayon de soleil lorsque la nuit était tombée, la boussole qui me guidait, l'aurore du matin, mais avant toute chose, elle était elle. Catherine.
J'aurais pu me disputer avec elle, exprimer mon avis mais je n'en voyais pas la nécessité. Je changeais alors ma décision pour nous deux, prenant une autre voie. J'avais pensé à la tuer, mais sa mort me condamnait aussi. Mon cœur oppressé frémissait à sa vue, mes souvenirs changés en cendre ne voulaient pas disparaître. Ne le pouvait pas. Entendre sa voix, sentir sa présence et sa chaleur, respirer son parfum, toucher ses mains... C'était des actions aussi vitales que respirer ou dormir. Il m'était totalement impossible de m'en passer.
Je ne pouvais donc pas me venger de sa trahison ainsi. Mais qu'est-ce qui l'était vraiment ? Son existence en tant que vampire ? Cela créait entre nous une différence d'âge dont je me serais bien passée mais si elle restait à mes côtés, cela m'importait peu. J'avais besoin de sa rassurante aura, de son existence même. Sans cela, ma fin était assurée. Ce que je ne pouvais supporter, je m'en rendais bien compte en la voyant agir, de manière si normale, avec les autres domestiques, c'était qu'elle puisse avoir quelqu'un d'autre, qu'une personne – autre que moi – puisse la toucher. La caresser. L'aimer. J'étais jalouse. De cette femme qui osait être proche d'elle, d'une prochaine personne qu'elle pourrait apprécier plus que moi. J'avais peur aussi. Terrifiée qu'elle ne m'abandonne pour quelqu'un d'autre, qu'elle se lasse d'une moi vieillissante et qui ne la satisfaisait plus comme elle l'aurait voulu.
Je ne pouvais le permettre. Je devais la garder à mes côtés.
Elle ne m'avait peut-être pas tout dit mais je ne pouvais me passer d'elle.
Ma décision prise, je décidais qu'il fallait lui montrer de quoi j'étais capable. J'allais dénoncer cette autre servante pour amour saphique. Le traitement réservé aux lesbiennes n'était pas joyeux, qu'il s'agisse des lois ou de leur application comme le disait celle datant du XIIIème siècle.
Feme qui le fet doit a chescune foiz perdre membre et la tierce doit estre arsse.
Pris deux fois, on nous coupait à chacune d'elles un membre. Et pour la peine réservée aux homosexuels, il s'agissait de ceux définissant notre genre, et à la troisième nous étions brûlés. C'est ce que disait la loi, mais il arrivait que nous soyons coulés dans un fleuve ou mis tout de suite sur un bûcher... Nul ne pouvait vraiment savoir ce qu'il adviendrait. La justice était capricieuse.
Ce n'est qu'après avoir fait cela que je me sentis mieux. Ma colère avait été évacuée, ma rivale détruite. Catherine avait bien sûr compris que cela venait de moi. Ses yeux n'exprimaient rien cette fois-là où je la revis ensuite et je m'étonnais de ne pas voir la tendresse habituelle que je percevais normalement et qui me faisait fondre. Elle semble neutre, m'observant, m'analysant, avant de me demander une confirmation.
Je ne lui mentis pas, disant que je ne pouvais supporter que, de trop près, elle s'approche de quelqu'un. Que la voir avec une autre femme que moi m'écœurait et m'horrifiait. Que je l'aimais enfin et ne me voyais pas vivre sans elle. Qu'elle soit un vampire ou autre chose, cela n'importait pas à mes yeux. L'affection que j'avais pour elle dépassait cette limite étonnante, ses caresses me faisaient oublier le moindre de ses mots et son âme me faisait perdre la mienne. Je ne pouvais être sans elle.
Elle resta silencieuse tandis que je l'observais avec des yeux suppliants, à genoux, m'abaissant pour la première fois à une telle position. Je devais faire en sorte qu'elle reste avec moi. C'était la seule possibilité.
Elle finit par prononcer une seule phrase.
« Je t'aime Ysabeau, nulle ne pourrait te remplacer non plus. »
Ses yeux exprimaient un attachement profond et elle s'approcha de moi et me releva. Finalement, elle murmura à mon oreille.
« Merci d'avoir versé du sang pour moi. C'est le plus beau cadeau que tu pouvais me faire. M'accepter comme je suis et être prête à tout pour me le montrer. »
J'étais avec un monstre mais cela ne me gênait pas.
J'en étais devenue un moi-même.
L'amour rendait peut-être aveugle, mais l'on pouvait vraiment tout faire pour lui. Jusqu'à en perdre la raison.
Rien n'avait d'importance tant que l'on restait avec l'être aimé.
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