Une inconnue apparaît
LE DETECTIVE amateur me certifia qu'il ne fallait pas retourner à Baker Street. Il craignait une embuscade. A ma grande surprise, nous prîmes le chemin de Pall Mall. Holmes m'entraîna dans l'appartement de son frère dont il crocheta la serrure de la porte d'entrée.
L'intérieur était confortable, avec des fauteuils de cuir profonds, des coffrets de liqueur exposés à toutes les tentations, des tableaux des écoles anglaises du XVIIIe siècle. Un vrai appartement de célibataire. Aucune présence féminine n'était perceptible. Je me calai dans un large fauteuil noir en poussant un soupir de soulagement. Holmes s'empara d'un flacon de cognac et nous remplit deux verres de cristal brillant.
- Il nous faut réfléchir posément. Mais j'ai besoin d'informations pour avancer. Vous allez rester ici, Watson. Je vais revenir d'ici peu.
Je me redressai violemment, une telle idée me fit bondir.
- Il en est hors de question mon cher !
- Allons Watson, soyez raisonnable. Je ne suis venu ici que pour vous mettre en lieu sûr.
- Je ne suis pas un objet dont on peut se débarrasser à la consigne.
- Watson. Vous êtes blessé. Je n'ai plus que la fin de cette journée pour comprendre comment Moriarty va tenter d'assassiner la Reine demain. Je ne peux pas veiller sur vous.
- Ce que vous dîtes est ignoble Holmes. Je ne suis plus un enfant !
- Justement, glapit Holmes, d'une voix suraiguë. Ne vous comportez pas comme tel !
Et il disparut en claquant la porte. J'eus une extrême envie de le suivre sans prendre garde à ses propos mais je lui aurai donné raison par un tel comportement infantile. Je m'assis dans un fauteuil et me préparai à ronger mon frein toute la journée.
En fait je n'eus pas à attendre trop longtemps car un évènement imprévu arriva dans les heures qui suivirent. Alors que je m'endormais doucement, assommé par le cognac que j'avais ingurgité tantôt et la fatigue, quelqu'un força la porte d'entrée et pénétra dans l'appartement de Mycroft Holmes.
Je me dressai dans la pénombre du salon où je me trouvai et attendis le cœur battant. Ce ne pouvait pas être Sherlock Holmes. Saisissant mon revolver, je me dirigeai vers la provenance du bruit. L'intrus se tenait dans le bureau personnel du frère de Holmes et semblait fouiller dans les tiroirs. J'entrai à mon tour, le plus discrètement possible et allumai la lumière. Surpris, ébloui, le cambrioleur se retourna vers moi, laissant s'échapper une pile de documents qu'il devait être en train de compulser.
- Bonjour monsieur, souriai-je, content de mon petit effet.
L'inconnu m'observait, sans rien dire. C'était un tout jeune homme, une casquette enfoncé jusqu'aux oreilles sur la tête, un habit de coupe simple. Sans nul doute, un ouvrier.
- Pourrais-je savoir à qui j'ai affaire et ce que vous faites ici ?
Il ne me répondit pas, reprenant peu à peu de l'assurance. Je songeai que je n'arriverai certainement pas à le faire parler et regrettai amèrement que Holmes fût absent.
- Mon petit, je ne suis pas quelqu'un de violent mais s'il faut en arriver là, je le ferais sans hésiter, expliquai-je, le plus calmement possible, m'efforçant de croire à mes propres paroles. Je serais contraint de vous mener à la police. J'y ai des amis hauts placés.
Le jeune homme me regarda fixement. Il avait un visage très fin, presque féminin. Un éclat de rire cristallin s'échappa de sa gorge. A ma grande surprise, il retira délicatement sa casquette, dévoilant une cascade de cheveux blonds cendrés.
- Allons, docteur Watson ! Vous n'oseriez pas vous en prendre à une femme.
- Mais...
La femme qui se tenait devant moi était encore assez jeune. La vingtaine à peine passée. Elle me regardait de ses yeux profonds, sans crainte. Un petit sourire errait sur ses lèvres fines.
- C'est donc ici que Sherlock vous a caché. Je me demandais ce qu'il avait bien pu faire de vous après ce qui s'est passé cet après-midi.
- Que s'est-il passé ? M'enquis-je avec inquiétude.
- Vous l'ignorez ? Loyd est mort. Il a été assassiné dans sa cellule de Scotland Yard. L'inspecteur Lestrade est sur les nerfs et M. Holmes m'a envoyé chercher...quelques documents...
Elle me sourit, visiblement elle ne voulait pas m'avouer toute la vérité.
- Holmes vous a envoyé ? Il ne m'en a rien dit.
- Vous vous trompez de Holmes, docteur Watson. Je suis aux ordres de Mycroft Holmes.
- Mais il est à l'hôpital.
- Il n'est pas à l'agonie. Il est capable de continuer à mener cette enquête. Surtout après les maladresses de son frère !
- Quelles maladresses ?
- J'en ai déjà trop dit. Je suis en mission docteur, je ne peux me permettre le luxe de perdre du temps.
Sans transition, elle se retourna et continua à fouiller les documents devant elle. Intrigué par cette femme étrange, je m'approchai et l'observai. Visiblement, elle était ennuyée et ne trouvait pas ce qu'elle cherchait.
- Pourrais-je me rendre utile ? Risquai-je. Je connais bien les habitudes des frères Holmes. Que cherchez-vous ?
Elle me jeta un regard soupçonneux, ses yeux étaient d'un bleu lumineux. Enfin, comme si rien dans mon air serein ne l'avait alertée, elle décida de se jeter à l'eau.
- Nous savons qu'une livraison a été faite au professeur Moriarty ces temps derniers. Seulement nous n'avons pas le détail des marchandises. M. Holmes pense qu'il doit avoir quelque part le compte-rendu des différents produits en langage codé. Il n'a pas eu le temps de s'en occuper auparavant, conclut-elle avec amertume.
- Ce sont des produits chimiques. Sherlock Holmes a peur qu'ils ne servent à confectionner une bombe.
La cambrioleuse se tourna vers moi, une sourde inquiétude régnait dans son regard.
- Qu'est-ce qui peut l'amener à croire cela ?
- Cette bombe doit servir à un attentat contre la Reine demain.
- Mon Dieu, gémit-elle.
- Je sais, moi aussi je trouve cela terrible. Est-il possible que Mycroft Holmes ait le détail des produits ?
- Nous avons un homme qui s'est infiltré dans la bande de Moriarty mais il n'a pas réussi à grimper les échelons assez vite. Le professeur n'a pas confiance en lui. Néanmoins il a pu avoir accès à une des listes et nous la transmettre. Depuis nous n'avons pas eu d'autres nouvelles de lui.
- Seigneur, il faut vite retrouver ce papier. Cela peut avoir une importance vitale.
Je l'aidai à vider les tiroirs, jetant à terre des myriades de documents. En vain. L'appartement prit peu à peu l'aspect d'une pièce dévastée par une tornade. Nous étions désespérés.
- Où peut être ce satané papier ? M. Holmes n'a pas eu la possibilité de me l'expliquer en détail. Il était trop mal en point pour garder l'esprit clair plus longtemps.
Je ne me joignis pas à ses jérémiades. Je m'étais vanté de connaître les habitudes des frères Holmes et essayais maladroitement de les appliquer. Je me mis à parler à voix haute tout en déambulant dans la pièce afin de mettre mes idées au clair.
- Nous perdons notre temps, Sherlock Holmes ne cache jamais ses dossiers dans des tiroirs secrets ou des doubles-fonds. Il dit que c'est trop simple à trouver. Par contre, il emploie la méthode du détective d'Edgar Allan Poe.
L'étrange femme commençait à montrer des signes d'impatience.
- Je vous prie de vous presser, docteur. Je vous ai déjà dit que je n'avais pas la journée à perdre.
- Donc comme Dupin, Mycroft Holmes a du cacher ses papiers importants dans un endroit visible, à portée de tous...
Cette fois, la cambrioleuse parcoura des yeux la pièce, enfin mes propos l'intéressaient.
- Je comprends le principe. Trouvons la cachette.
Nous fouillâmes méthodiquement les différents meubles du salon. Je tombai sur des photographies de Mycroft Holmes et de sa famille, des livres dont la lecture n'était pas terminée, des gravures sombres et austères. Je ne découvris rien d'autre. Soudain un cri de joie me fit bondir. Ma compagne s'était emparée d'un cadre de bois simple où se trouvait une photographie passée de Mycroft Holmes en costume, portant l'insigne discret du Club Diogène et en sortit un fin papier blanc écru.
- Cher Mycroft ! Il a toujours un esprit taquin.
Les yeux bleus, brillant, ma cambrioleuse replaça ses longs cheveux blonds sous le couvert de sa casquette et glissa l'enveloppe dans sa veste.
- Eh bien cher docteur Watson, je me vois dans l'obligation de vous abandonner.
Je me redressai et la dardai de mes regards, il n'était pas question que je ne sache l'entière vérité.
- Que m'avez-vous caché madame ? Où allez-vous ?
- Essayer de rattraper le temps perdu. Et peut-être sauver notre ami par la même occasion.
- Holmes ? Il lui est arrivé quelque chose ?
Je me sentis blêmir, il n'était parti que depuis quelques heures.
- Il a disparu peu après la découverte du corps de Loyd. Je dois le retrouver.
- Madame, permettez-moi de vous accompagner. Je ne peux rester inactif tandis que l'avenir de la Couronne est ainsi menacé.
Je taisais la raison plus impérieuse qui me poussait à vouloir agir, l'avenir de mon ami, Sherlock Holmes. Si jamais le professeur Moriarty avait réussi à mettre la main sur lui, je n'osais imaginer la suite.
Mon attitude résolue, peut-être mon regard, eurent raison des résistances de la cambrioleuse. Elle secoua sa tête avec un air las qui me rappela quelqu'un.
- Vous êtes impossible docteur Watson. Nous allons essayer de cacher un tant soit peu votre identité sous des frusques de Mycroft.
Ce disant, elle disparut dans les profondeurs de l'appartement vide pour n'en revenir que les bras chargés de vêtements. Il ne lui fallut pas longtemps pour donner à mon allure diminuée, un air imposant. Je possédais dorénavant un ventre rebondi, des favoris noirâtres du plus bel effet et un chapeau haut-de-forme immense. La vraie caricature du bourgeois parvenu. Quant à mes pansements, ils disparurent sous des couches de fards qu'elle sortit de ses poches.
- Me voilà méconnaissable !
- Seule la couleur de vos yeux rappellera à quiconque vous connaît une petite ressemblance avec l'original. Et maintenant, en route. Je suis trop bonne avec vous.
Nous quittâmes l'appartement de Mycroft Holmes et je suivis humblement le jeune ouvrier dans Pall Mall encombrée de passants.
Mon guide m'entraîna jusqu'à l'hôpital Saint Bart où était soigné Mycroft Holmes. Il nous fallut de longues et précieuses minutes pour atteindre sa chambre sans nous faire intercepter. Enfin nous nous retrouvâmes bientôt devant le lit où se reposait M. Holmes.
L'imposant frère de Sherlock Holmes était étendu, le visage serein, mais assez pâle. Un bref regard à ses fiches de soin, laissées sur la table, m'apprit que ses jours n'étaient pas en danger. Par contre une telle blessure sur le côté était forcément douloureuse et handicapante. Une intuition réveilla Mycroft Holmes et il posa sur nous un regard las.
Une lueur brilla dans ses yeux lorsqu'il reconnut ma compagne. Par contre ma présence ne l'inquiéta aucunement.
- Toi ici ! Que va dire Sherlock lorsqu'il saura que tu es impliquée ?
- Il n'en saura rien. Pour lui je suis toujours à Manchester. Et c'est peut-être mieux ainsi pour tout le monde.
J'eus un petit pincement au cœur, voilà la connaissance de Manchester qui devait veiller sur ma Mary. Je voulais l'interroger à ce sujet un peu plus longuement dès que nous serions dehors.
- Des nouvelles ? Souffla Mycroft.
La jeune femme eut un petit sourire et lui tendit la liste découverte à Pall Mall. Mycroft la remercia d'un bref signe de tête et regarda avec soin ce document.
- C'est bien ce qu'il me semblait. Une liste codée. Ce professeur de mathématiques se joue de nous jusqu'au bout. Blanchisserie, nourritures diverses et variées... Aucun intérêt. Par contre les chiffres sont significatifs. Serait-ce la clé ?
- Il doit s'agir de produits chimiques, m'écriai-je. Pouvez-vous les déchiffrer ?
Un regard noir accueillit mes propos, il venait de ma cambrioleuse, debout aux côtés de Mycroft. Celui-ci sourit avec bonhomie.
- Bien entendu, docteur Watson, mais je crains que cela ne nous soit d'un intérêt quelconque. Ce sont des produits chimiques et la chimie n'est vraiment pas mon point fort. Où est Sherlock ?
- Nous l'ignorons.
- Je vais m'efforcer de décoder cette liste. Trouvez mon frère et amenez-le moi. Nous aurons besoin de ses lumières.
- Mais il y a d'autres chimistes, pourquoi ne pas faire appel à quelqu'un d'autre ? m'écriai-je. Nous sommes pressés par le temps.
- Si mon raisonnement est juste, vos blessures viennent du bas-quartier de Londres, n'est-ce pas docteur ? Serait-ce Limehouse ? Moriarty doit y avoir un autre repère.
- Comment avez-vous...
Il éluda mes questions d'une manière bien holmésienne et je sentis la main de mon guide me saisir le bras pour m'entraîner loin de la chambre. Heureusement, car une infirmière arriva à cet instant et il s'en fallut de peu qu'elle ne nous découvre.
Nous quittâmes l'hôpital et nous retrouvâmes dans la rue. La femme avait recouvré son aspect d'ouvrier. Nous devions former un drôle de couple, ma compagne déguisée en jeune prolétaire, moi en gros bourgeois aisé. Je saisis mon ouvrier par le bras et l'attirai contre moi.
- Vous êtes la connaissance de Holmes vivant à Manchester, n'est-ce pas ? Vous aviez reçu l'ordre de surveiller une jeune femme du nom de Mary ?
Elle se débattit mais de peur d'attirer les regards sur nous, elle se calma et prit un accent cockney bien imité.
- Comment le savez-vous ?
- C'est ma femme ! Où est-elle ?
J'accentuai involontairement ma pression sur son bras et elle se retourna vers moi, ses yeux bleus brillèrent intensément.
- Je ne peux pas vous le dire, mais elle est en sécurité. Ne vous inquiétez pas.
Je relâchai son bras et poussai un long soupir.
- J'espère que vous ne vous trompez pas, madame.
Elle retrouva son sourire charmeur qui détonnait sur son visage fin de jeune homme. Elle se rapprocha de moi et posa sa main sur mon bras.
- Et maintenant docteur ? Où commencer les recherches ?
- Je crains que nous n'arrivions pas facilement à mettre la main sur Holmes. Il était parti depuis presque deux heures lorsque vous êtes venue à Pall Mall.
- Est-il retourné à Baker Street ?
- Cela m'étonnerait. Il pense que son appartement est surveillé par les sbires de Moriarty. Et ils sont prêts à tout.
- Alors reprenons le départ de la piste. Scotland Yard et la mort de Richard Loyd.
- Il va nous falloir être très convaincants pour pouvoir accéder à l'inspecteur Lestrade.
Certes, cela fut assez complexe de retrouver Lestrade. Il était enfermé dans son bureau de Scotland Yard et interrogeait un par un les policiers chargés de la surveillance des cellules. L'assassinat de Loyd l'embarrassait au-delà de tout. Nous réussîmes après de longs palabres à nous faire admettre dans son bureau mais ce ne fut qu'après m'être débarrassé de toutes mes défroques que l'inspecteur Lestrade me reconnut enfin.
- Docteur Watson ? Que diable venez-vous faire ici à cette heure ? Et dans cet accoutrement ridicule ? Où est votre acolyte ?
Il jeta un regard méfiant sur le jeune homme m'accompagnant.
- Nous ne savons pas où il est justement. Auriez-vous une petite idée ?
Lestrade se mit à rire, visiblement la question l'amusait.
- Vous pensez sérieusement que Holmes m'a mis dans la confidence ?
- Non... Mais nous aurions besoin de le retrouver.
- Holmes est assez grand pour gérer ses affaires tout seul. Quel est le problème docteur ?
- C'est à propos de l'enquête...
- Je vous prierai d'être plus explicite, docteur, je n'ai vraiment pas de temps à perdre.
- Nous non plus, explosa ma compagne. Il s'agit de la vie de Sa Majesté.
Lestrade sembla abasourdi, il me jeta un regard surpris mais je ne pus qu'hocher la tête tristement.
- Diable. Nous voilà dans de beaux draps, dit-il calmement. Je comprends que vous recherchiez Holmes. Peut-on avoir des détails ?
- Il semblerait qu'un attentat se prépare à l'encontre de la Reine pour demain. Un attentat à la bombe. Demain Sa Majesté doit donner son accord pour un projet de loi et des criminels veulent s'y opposer.
- La police européenne de Sir Edward Harlyn ?
Je souris. Lestrade n'était pas aussi stupide que Holmes se plaisait à le clamer.
- J'ai reçu de la part de notre superintendant le détail des évènements concernant l'arrivée de la Reine, mais c'est l'inspecteur Gregson qui devra s'en charger. L'attentat de ce matin m'a coûté la confiance de mon chef, espérons que cela ne me coûte pas plus.
Pauvre Lestrade, dure enquête que ce crime à Buckingham Palace.
- Pourrions-nous être mis dans la confidence ?
- Mes chefs s'y opposeraient farouchement, cela est strictement confidentiel.
- Monsieur Lestrade, vous préférez être tenu pour le responsable de l'assassinat de la Reine ou pour le héros qui a permis de la sauver ?
Ma compagne souriait ironiquement. Décidément son visage fin me rappelait confusément quelqu'un... Lestrade nous observa tous deux, puis en poussant un long soupir, il nous tendit un document officiel.
- Que je n'ai pas à le regretter docteur Watson !!!
- N'ayez crainte mon cher Lestrade. Seuls les évènements précédant l'accord de la loi nous intéresse.
Et à ma grande surprise, la Reine était attendue ce soir par le train de vingt heures et non demain.
- Mais la Reine a avancé l'heure d'arrivée.
- Elle en avait parlé, docteur Watson. Elle a malheureusement eu vent de ce qui s'est passé dans son palais de Buckingham et elle n'est pas contente.
Lestrade me jeta un regard fatigué et sourit avec lassitude.
- Je crois que plusieurs personnes vont connaître des changements de poste prochainement et certainement pas des promotions.
Le silence retomba dans la pièce, Lestrade observait ses petites mains sèches. Soudain, il me regarda.
- Au fait, Holmes est parti dès qu'il a appris que la Reine avait avancé l'heure de son retour.
- Cette nouvelle vous était connue depuis longtemps ?
- C'est arrivé peu après l'enlèvement de Braineson ce matin. Quelle journée noire !
Je repris la lecture du document. La Reine allait donc arriver vers vingt heures par le train officiel. De la gare, un long trajet empli de cérémonial et surprotégé devait conduire la Reine à son palais de Buckingham où les membres du gouvernement la recevraient avec toute la solennité voulue. Suivrait un repas officiel. Le lendemain, à dix heures, la Reine devait partir pour le Parlement où elle allait donner son accord au projet de loi. Le tout se ferait pompeusement, solennellement, lentement...sous le regard des régiments de Horse Guards et des bobbies de Scotland Yard.
- Où est la faille ?
- Il n'y en a aucune docteur, répliqua Lestrade, fâché.
- Il y a forcément un moment où la Reine sera vulnérable, un moment où personne ne pourra la secourir directement, où elle sera tuée.
- Vous semblez prendre vraiment au sérieux cet attentat contre la Reine. Est-ce une idée de Holmes ?
- Hélas, oui Lestrade.
Le petit inspecteur se releva et prit un air décidé.
- Très bien. Je ne suis pas au mieux avec mon collègue mais je vais en parler à l'inspecteur Gregson. Nous allons fouiller ensemble tous les lieux où se trouvera la Reine ce soir et demain. Nous passerons la nuit à le faire s'il le faut mais nous déjouerons ce lâche attentat.
- Merveilleux Lestrade.
- De toute façon, que je reste cloîtré ici ou non ne changera rien. Je vais sûrement perdre ma place à Scotland Yard.
- C'est ce que votre chef vous a dit ?
- Pas exactement mon cher Watson... Pas exactement...
Il nous jeta un regard et eut un petit sourire narquois.
- Quant à vous deux, tâchez de disparaître. Je ne veux pas vous voir piétiner mes plates-bandes.
- Mais...
Puis soudain, comme si une brusque illumination lui était venue à l'esprit, Lestrade me regarda intensément.
- Au fait mes hommes m'ont parlé d'une violente dispute entre Holmes et Loyd cet après-midi, que pouvez-vous m'en dire ?
Cette fois, je ne sus quoi répondre, mon guide me tira une fois de plus par la manche. Nous nous apprêtions à sortir lorsque Lestrade, l'air de rien, me lança :
- Je jette l'éponge Watson, mais vous direz à M. Sherlock Holmes que cela ne doit jamais plus se reproduire. Je ne serais plus en mesure de le couvrir une deuxième fois.
Et nous quittâmes Scotland Yard. Je devais être devenu blême car la femme se pencha vers moi, inquiète.
- Cela ne va pas docteur ?
- Si si, ne vous inquiétez pas. Que pensez-vous de notre affaire ?
Elle me sourit gentiment, consciente des efforts que je faisais pour changer de conversation.
- Ce document n'est pas inutile, je connais bien la pompe des familles royales. J'ai souvent assisté à ces démonstrations.
- Vous avez une idée ?
Sans me répondre, ma compagne posa un doigt sur ses lèvres et me sourit.
Ma compagne m'entraîna dans les rues de Londres. Je remarquai avec admiration qu'elle parvenait à effacer de sa démarche le moindre balancement féminin. Elle tanguait comme l'aurait fait un jeune dandy arrogant. Elle réussissait à forcer tout son corps et son être à jouer la comédie de si belle manière que cela demandait un sens du théâtre qu'elle ne pouvait avoir appris que sur les planches. C'était une artiste, une comédienne sans nul doute. Je n'arrêtais pas de me torturer l'esprit à son sujet lorsqu'elle me fit monter dans un fiacre. Elle s'assit à mes côtés, laissant ses regards errer sur la rue. Son fin visage était racé, elle avait un profil noble. Dieu, où avais-je vu cette femme ?
- Eh bien docteur ? Vous voilà bien silencieux tout à coup, pensez-vous à notre affaire ?
Je sursautai et me raccrochai à la planche de salut qu'elle me tendait.
- Oui, je me demandai où pouvait bien se trouver Sherlock Holmes en cet instant. Il m'avait dit qu'il voulait réfléchir afin de concevoir son plan d'attaque.
Elle eut un délicieux regard rêveur et me répondit en souriant.
- Je ne me fais pas trop de soucis à son sujet. Il arrive toujours à se sortir des situations les plus impossibles.
- Vous le connaissez depuis longtemps ?
Elle se tourna et me regarda fixement, dévoilant ses belles dents blanches dans un langoureux sourire. Elle se pencha vers moi avec un petit air mutin.
- Docteur, vous n'essayez tout de même pas de me faire parler ?
- Je...
- Vous êtes adorable. Et vous, pourriez-vous me dire pour quelle raison notre ami s'en serait pris violemment à ce pauvre Loyd peu avant sa mort ? Cela devait être assez grave pour que l'inspecteur Lestrade vous jette un tel avertissement. Un mouvement de colère de Sherlock est si rare, qu'a-t-il bien pu faire ?
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, mentis-je d'une toute petite voix.
Elle eut un rire franc, cristallin en penchant délicatement la tête sur le côté. Décidément je la connaissais cette femme étonnante.
- Qui êtes-vous madame ? Je vous connais mais n'arrive pas à remettre la main sur votre nom.
- Il est caché depuis si longtemps, ne cherchez plus. Mais revenons à notre affaire voulez-vous ? Nous allons visiter quelques amis du Club Diogène envers qui j'ai toute confiance. Je suis plus sûre de leur action pour trouver cette bombe que de l'ensemble des policiers de Scotland Yard.
Nous fîmes comme elle avait décidé. Nous passâmes au Club Diogène où elle réussit à se faire accepter à ma grande stupeur. Je découvris alors l'envers du décor. Le Club Diogène n'était pas qu'un Club pour personnalités misanthropes et asociales, cette étiquette ne servait qu'à faire fuir les gens simples à l'instinct grégaire.
Par contre, dans les caves de ce vénérable établissement se cachait une organisation secrète. Je crus comprendre à ce que je vis, à ce que j'entendis qu'elle avait des objectifs nobles et patriotiques, elle voulait sauvegarder les intérêts du Royaume-Uni...où qu'ils soient dans le monde...
Holmes avait-il raison de penser que quelque chose reliait le Diogène Club et le gouvernement anglais ?
Ma compagne se débarrassa de sa casquette et rejetant sa longue chevelure blonde, elle m'abandonna dans un recoin pour s'entretenir avec une demie douzaine de personnages. Je me sentais fortement inopportun, une fois de plus on m'abandonnait à la consigne. Enfin, au bout de dix minutes de discussion acharnée, elle revint vers moi, le sourire aux lèvres.
- Tout marche pour le mieux docteur. Mes amis vont se disperser et observer avec circonspection toutes personnes suspectes s'approchant des lieux où se tiendra la Reine.
- Et le carrosse ?
- J'y ai pensé, ne vous en faites pas. Ils vont mettre la main dessus et l'examiner.
- Voilà une équipe efficace. Et nous, que faisons-nous ?
- La même chose, mais nous allons superviser les différentes équipes. Direction : la gare d'arrivée de la Reine, ce sera notre quartier général.
Elle souriait. Visiblement le jeu l'amusait au-delà de tout, et j'en fus fâché. Il y allait de la vie de plusieurs personnes, ma femme, la Reine, Holmes, pour ne citer que les plus importantes à mes yeux.
Elle m'entraîna dans une autre pièce. Une immense penderie où elle nous choisit de nouveaux costumes. Je me retrouvai bientôt habillé simplement, et me sentis redevenir moi-même. Quant à ma compagne, elle avait retrouvé un aspect plus féminin. Une adorable robe bleue indigo l'enveloppait, accentuant l'éclat de ses yeux azur. J'en eus le souffle coupé. Elle me sourit narquoisement. Puis nous repartîmes, le ventre vide. Je sentis mes blessures me relancer et mes craintes me serrer le cœur.
Cette fin d'après-midi fut longue. Nous suivîmes nos équipes dans les différents sites. La gare, le Parlement, enfin Buckingham Palace. Je n'y étais pas revenu depuis le début de cette enquête. Cela me sembla si loin, alors que quatre jours seulement s'étaient passés. Ma compagne observa la façade. Aucun drapeau ne flottait sur le toit, attestant l'absence de Sa Majesté.
Nous marchâmes longtemps cet après-midi-là. Les hommes du Club Diogène purent accéder à tous les sites devant mes yeux surpris. De quel pouvoir occulte disposaient-ils ? Mais tout ceci se fit en vain.
Nous revînmes à la gare, ma compagne ne décolérait pas. Elle gronda ses hommes, les renvoyant à leur recherche. Nous étions fatigués, assis sur un banc devant les quais déserts. Lestrade arriva bientôt à la gare à son tour, en compagnie de ses hommes et de Gregson. Aussitôt nous fûmes entourés.
- Que faites-vous ici ? Cria Lestrade, fâché.
- Avez-vous trouvé quelque chose ? M'enquis-je, inquiet.
Lestrade secoua la tête, visiblement gêné.
- Strictement rien, tout est tranquille. Nous avons fouillé, interrogé durant les quelques heures qui nous restaient. Holmes a du se tromper. Il n'y a aucune bombe.
- Personne ne peut entrer dans ces endroits sans y être autorisé, ajouta Gregson en souriant. Et ils sont surveillés depuis des heures. Pour une fois, M. Holmes s'est fourvoyé.
- Nous n'avons rien trouvé non plus. Holmes s'est bel et bien trompé, admis-je. Mais cela ne change rien au fait que la vie de la Reine est menacée.
Lestrade retrouva le sourire et me désigna les rangs de policiers, les régiments de Horse Guards qui commençaient à arriver. Bientôt les membres du gouvernement allaient apparaître. La Reine n'allait plus tarder.
- Que voulez-vous qu'ils fassent Watson ? Nul ne pourra accéder au train pour jeter une bombe. Il y a tant de policiers, de soldats. J'ai doublé le nombre de personnes d'encadrement par rapport à ce matin pour le défilé. Tout est sous contrôle.
- Vous devez avoir raison Lestrade. Holmes s'est trompé, reconnus-je sans joie.
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