Un ordre royal
JE LAISSAI mes pas errer dans Londres et retournai à Baker Street. Notre salon était bien triste, le foyer était vide. Mme Hudson fut très heureuse, et soulagée, de me voir enfin apparaître. Elle se précipita dans sa cuisine et me prépara un roboratif petit-déjeuner. Je la prévins, le plus délicatement possible de l'accident de Holmes, elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Mme Hudson a toujours eu un cœur tendre et sensible. Elle m'assura qu'elle irait le visiter souvent.
Bientôt je me retrouvai propre, serein et habillé de frais, devant une série d'œufs à la coque fumants et une théière emplie de thé odorant lorsque la sonnette de la porte d'entrée retentit.
Il ne fallut pas longtemps pour que je sois dérangé mais la personne qui apparut à la porte du salon me fit le plus grand plaisir. Je me levai avec empressement pour l'accueillir.
- Ne prenez pas cette peine, me sourit la jeune femme en longue robe bleue.
Je la menai jusqu'à une chaise et lui offris une tasse de thé.
- Je n'espérai pas vous revoir de si tôt, madame.
- Comment va-t-il ? Me demanda à brûle-pourpoint ma cambrioleuse, le visage inquiet.
- Il est hors de danger.
Elle soupira et se détendit enfin, acceptant de tremper ses lèvres roses dans le breuvage de Mme Hudson.
- Vous le connaissez bien, n'est-ce pas ?
Un petit sourire amusé apparut sur ses traits fins, elle plissa ses yeux bleus.
- Vous continuez à vouloir jouer les inquisiteurs, docteur Watson ?
Je baissai la tête et me sentis rougir.
- Pardonnez mon indiscrétion.
- Oui, je connais très bien Sherlock Holmes, admit-t-elle. Depuis très longtemps.
- Et vous...l'aimez ? Osai-je demander, m'attendant à un éclat de colère.
- Mais bien entendu je l'aime. A la folie.
- Pourquoi Holmes ne m'a-t-il jamais parlé de vous ? Qui êtes-vous madame ? Sa maîtresse ?
Elle eut ce charmant rire, cristallin. Elle pencha la tête sur le côté et tourna son regard perçant sur moi pour m'avouer enfin la vérité.
- C'est mon cousin, docteur Watson. Je m'appelle Jane Wilford.
- Vous... Vous êtes sa cousine ?
Elle hocha la tête lentement puis se lança dans la confidence.
- J'habite à Manchester depuis bien longtemps, depuis la mort de mes parents en fait. Je vis de mon travail. Je suis institutrice dans un petit village près de Manchester. Et je suis un peu le pied-à-terre des deux frères Holmes. Lorsqu'ils ont un ennui, une personne à protéger, je suis là pour eux. Sinon, c'est à peine si j'existe. Un souvenir dans leur mémoire à la rigueur.
- Ils ne viennent jamais vous rendre visite ?
- Ils n'en ont pas le temps mon pauvre docteur. Mais ils savent que je suis toujours là.
- Et votre mari ?
Son regard se voila, elle pencha son fin visage et se perdit dans la contemplation des vapeurs du thé brûlant.
- Il est mort depuis plusieurs années. Un stupide accident de cheval.
- Je suis vraiment navré madame, je ne voulais pas vous chagriner.
- Comment auriez-vous pu savoir ? Oublions un instant le passé voulez-vous et revenons au présent. Vous avez entendu parler de l'incendie ?
- Oui, c'est positivement incroyable.
- C'est surtout positivement ennuyeux. Mycroft est fâché de ce contretemps.
- Au fait, comment va-t-il ?
- Bien. Il a épuisé la patience des infirmières qui vont l'envoyer en convalescence à Pall Mall. Il va pouvoir rentrer chez lui bientôt.
- Il doit être heureux de retrouver son petit monde.
- Oui. Et pour la Reine, Scotland Yard et l'armée encadrent ses déplacements avec une telle dextérité qu'on se croirait en état de siège.
- Elle veut toujours donner son accord à cette loi sur la police européenne ?
- Plus que jamais après ce qui s'est passé. Tous ces morts l'ont bouleversée et rendue plus déterminée.
- J'espère qu'il n'y aura plus d'attentat. Je ne voudrais pas que ces morts n'aient servi à rien justement.
- Quel défaitisme docteur ! Mais je vous apporte une bonne nouvelle pour vous.
Je la regardai, intéressé et dubitatif.
- Votre femme rentre demain, elle m'a prévenu. Elle en a assez d'être cloîtrée loin de vous. Je l'envie docteur Watson, elle s'est trouvée un homme remarquable.
Je baissai la tête, gêné. Avec ce petit sourire en coin, ses yeux perçants, sa tête penchée sur le côté, elle ressemblait beaucoup à son cousin. C'était donc cela qui me poussait à penser que je l'avais déjà vue ? Quel âge avait-elle ? Vingt-cinq ans ? Trente ans ? Je n'arrivais pas à le déterminer.
- Au fait, nous avons rendez-vous ce soir avec Sa Majesté.
- Quoi ?
Je ne sus quoi ajouter. Elle s'était déjà levée et remettait en place son fin chapeau à longue plume de faisan. Elle chercha des yeux une glace mais n'en trouva aucune. Je me relevai et l'accompagna jusque dans la chambre de Holmes. Là se trouvait une psyché qui lui servait à se déguiser et se grimer. Elle s'admira puis examina la chambre de son cousin.
- Sherlock a toujours eu des loisirs un peu curieux. Je me souviens quand j'étais petite, il se déguisait souvent pour me faire rire. Je vois que le goût lui en est resté.
- Ce rendez-vous chez la Reine, c'est pour quelle raison ?
- Elle veut vous rencontrer, vous lui avez sauvée la vie quand même. Ho c'est vraiment mignon, s'exclama-t-elle avec ravissement. Sherlock joue toujours du violon. Il m'en jouait avant.
Elle s'était emparée du Stradivarius et le caressa d'un geste doux.
- Comme c'est triste, je ne l'ai pas vu depuis des années et j'ai failli le perdre hier.
Elle me regarda, ses grands yeux bleus brillaient trop fort. Soudain les larmes fusèrent et elle se jeta dans mes bras.
- C'est le contrecoup, je suis désolée, ne cessa-t-elle de répéter. Je vais m'arrêter mais j'ai eu si peur. J'ai passé une nuit épouvantable. Je ne savais même pas où vous étiez. Je ne savais pas s'il était toujours en vie.
Elle pleura longtemps puis enfin se reprit et me sourit tristement.
- Je ne suis qu'une idiote, pardonnez-moi.
- Mais ce n'est pas idiot de pleurer. Moi-même j'ai...
Je m'arrêtai à temps et contemplai le fin visage penché sur moi, les yeux interrogateurs.
- Voulez-vous aller le voir ? Il doit être pleinement réveillé maintenant, repris-je. Le temps de finir ce petit-déjeuner et nous partons.
Son regard se voila à nouveau de tristesse et elle secoua la tête.
- Vous ne comprenez pas docteur. Je ne suis pas aussi certaine que vous que cela lui ferait plaisir.
Ce furent ses dernières paroles. Elle reprit contenance et me quitta, non sans m'avoir rappelé mon rendez-vous de ce soir.
Je passai une partie de la journée à régler diverses petites choses, comme un costume propre et neuf pour le rendez-vous avec la Reine, une visite à mon domicile pour préparer l'arrivée de mon épouse, un bref passage dans mon cabinet médical pour prévenir de mon retour prochain mes multiples clients.
Ensuite, une voiture armoriée vint me quérir à Baker Street et m'emmener à Buckingham Palace. Je me sentis plus ridicule que jamais dans mon costume flambant neuf.
Buckingham Palace était beaucoup plus impressionnant en présence de la Reine. On n'avait pas lésiné sur les moyens de protection. Divers régiments de Horse Guard stationnaient devant le portail, des policiers par dizaine gardaient les différentes entrées du château et même à l'intérieur du palais je fus surpris par le nombre de gardes armés. Le Premier Ministre craignait vraiment pour la vie de Sa Majesté.
Un majordome en livrée vint me quérir à la porte et me guider dans le palais. Je traversai des pièces plus luxueuses les unes que les autres. Partout des lumières brillaient, chaque lustre étincelait de milles étoiles de cristal. C'était étourdissant.
Enfin je fus introduit dans une petite pièce qui me surprit par sa simplicité. Un petit salon modeste où brûlait un fantastique feu de bois malgré la température chaude en cette saison. Quelques personnes se tenaient là, les yeux posés sur moi avec insistance. Je reconnus le chef de Scotland Yard, le Premier Ministre, Jane Wilford et l'imposant Mycroft Holmes. Le frère du détective arborait un visage livide, fatigué mais des yeux étincelants. Enfin la Reine était assise dans un immense fauteuil de cuir noir, où son corps menu se perdait. Ne sachant que faire, je m'approchai lentement, embarrassé.
- Asseyez-vous docteur Watson, m'ordonna le Premier Ministre. Nous sommes au complet.
- Quasiment, rectifia Mycroft sèchement. Mon frère est encore à l'hôpital et moi-même, j'ai du me faire violence pour pouvoir venir ce soir.
Un silence gêné succéda à ces paroles acerbes. Je m'assis à leurs côtés.
- Si nous vous avons fait venir ce soir, commença la Reine d'un ton emphatique, c'est pour connaître les détails de cette affaire qui a ensanglanté notre demeure. Sir Edward mort, une tentative d'assassinat sur notre personne. Nous voulons la vérité et nous jugerons ensuite de ce que notre peuple doit savoir ou non.
La vérité ? Ce que nous lui racontâmes ce soir-là fut à des lieues de la vérité. Le divisionnaire de Scotland Yard lut le rapport circonstancié des inspecteurs Lestrade et Gregson. Pour eux c'était l'œuvre d'un sergent de police anarchiste complètement fou.
Mycroft Holmes et Jane ajoutèrent quelques éléments aussi neutres que possibles sur leur implication dans cette enquête et sur l'action de Sherlock Holmes. Quand mon tour vint de parler, je m'en tins à des généralités qui me valurent un sourire charmant de Jane et un regard de connivence de Mycroft.
Ils voulaient donc que cette affaire soit travestie, même pour Sa Majesté. Bien entendu personne ne prononça le nom tant redouté de Moriarty mais ce silence tacite rendait sa présence encore plus oppressante.
Cela dura longtemps puis la Reine baissa la tête d'un air satisfait et se tourna vers le divisionnaire de Scotland Yard.
- Sir, nous espérons que le recrutement des policiers à Scotland Yard se fera avec plus de discernement à l'avenir.
L'interpellé s'inclina, le rouge au front. Le moment des réprimandes royales était venu.
- Nous allons y mettre bon ordre, Sir Oliver Twickenham et moi-même, votre Majesté.
- Nous espérons que cette loi sur la police européenne se fera vite. Peut-être de telles maladresses seront impossibles dans l'avenir.
Ensuite Sa Majesté posa son regard froid et impassible sur le Premier Ministre.
- Nous espérons qu'une telle chose ne se reproduira plus, Sir. Nous n'avons pas du tout apprécié d'avoir été mise à l'écart ainsi. Une affaire comme celle-ci aurait du nous être présentée immédiatement.
- Il y allait de votre vie Majesté. Nous avons préféré vous protéger.
La petite femme eut un sourire dédaigneux, elle lui coupa sèchement la parole.
- C'était une stupidité. Nous ne sommes pas satisfaite du tout, des morts auraient pu être évités.
- Ce n'est pas certain, se permit de répliquer Mycroft Holmes.
La Reine porta ses petits yeux perçants sur le frère de Sherlock.
- Qu'est-ce qui vous faire croire cela monsieur Holmes ?
- Mon frère et moi avons soigneusement enquêté. Mais jamais nous aurions pu imaginer que ces crimes étaient l'œuvre d'un seul homme...et surtout d'un policier connu pour sa probité et son efficacité au sein de Scotland Yard depuis bien longtemps.
Elle hocha la tête mais répliqua durement.
- Et il vous a fallu bien longtemps pour le découvrir. Nous ne sommes pas non plus contente de votre action, M. Holmes. Vous nous avez habituée à plus de célérité dans vos enquêtes.
- Certes, votre Majesté.
- Mais nous comprenons que nous ne pouvons blâmer quiconque pour cette lamentable affaire. Ce fut une enquête difficile et scandaleuse. C'est pourquoi nous avons décidé que rien de tout ceci ne sera diffusé aux journaux.
- Mais il y a tout de même des morts, des témoins... Ce n'est pas possible de taire l'entière vérité.
- Un policier ivre, un malencontreux accident. Nous faisons confiance à votre imagination. Mais ne nous décevez pas cette fois-ci messieurs car nous ne le souffrirons pas une deuxième fois.
Sa Majesté se leva et tira un fin cordon de sonnette. Nous l'imitâmes sur le champ. Un majordome en livrée apparut. Elle nous souhaita une bonne fin de journée et disparut. Nous nous inclinâmes tous avec grand respect.
Nous restâmes dans le bureau modeste. Mycroft Holmes s'entretint un long moment avec le Premier Ministre et le divisionnaire de Scotland Yard. Je restai avec Jane. Elle s'était rassise dans son fauteuil, le visage serein.
- Que de mensonges, murmurai-je, choqué. Nous n'avons pas raconté le quart de la vérité à Sa Majesté.
- Et vous vous attendiez à quoi docteur ? Sourit la jeune femme.
- Mais ce n'est pas honnête !
Elle ne put s'empêcher de rire, ce qui attira les regards désapprobateurs des hommes en pleine conversation à l'autre coin de la pièce.
- Vous êtes vraiment charmant. Vous auriez vraiment voulu avouer à la Reine l'existence du professeur Moriarty ?
Je ne sus quoi répondre tandis qu'elle m'assénait le coup fatal.
- Et vous teniez réellement à ce que sa Majesté apprenne le passé sulfureux de son ministre des Affaires Etrangères ?
Je baissai la tête. Non cette affaire ne serait jamais publiée, ni par les journaux ni par mon éditeur.
- Et Holmes ? Qu'en pensera-t-il ?
- La même chose que nous certainement.
Enfin les trois hommes se séparèrent et Mycroft vint nous rejoindre. Il s'assit lourdement dans son fauteuil tandis que le Premier Ministre et le chef de Scotland Yard quittaient la pièce à leur tour. Il avait l'air épuisé, ce qui n'était pas étonnant sachant son état.
- Votre action d'éclat, mon pauvre docteur Watson, va être dissimulée au grand public. Je suis désolé.
- Mais je n'en ai cure, explosai-je. Qu'avez-vous décidé ?
Mycroft sortit un fin mouchoir de sa poche et épongea son front en sueur.
- Demain la population apprendra que le sergent Mac Niels est mort, alors qu'il était ivre, sur le quai de la gare. Son cœur a lâché.
- Et le coup de revolver ?
- Un malencontreux accident. Que voulez-vous ? L'alcool, le stress, tout ceci a permis une crise cardiaque mal venue.
- Et le jeune policier ?
- Il a eu peur pour son collègue mais n'a pas réagi assez vite pour le secourir.
- Jamais ce policier ne contera une telle chose aux journaux qui viendront l'interroger.
Mycroft sortit sa montre à gousset et regarda l'heure d'un air impassible.
- De toute façon, à l'heure actuelle il navigue sous bonne escorte en direction des Indes. La police locale a besoin d'un spécialiste formé à Scotland Yard. Notre jeune héros va aller à Calcutta ou Delhi. Selon l'humeur du gouverneur.
- Mais c'est incroyable ! Vous aviez déjà prévu cette conclusion ?
- Moriarty n'est pas le seul à être machiavélique, mon cher docteur Watson. Quant à notre implication dans cette affaire, je l'ai rendue minime. Les divers cadavres rencontrés par mon frère ont été expliqués. Crimes commis par un ou plusieurs inconnus. Le temps effacera le reste. Même l'attentat contre les membres du gouvernement à Westminster va être oublié. De toute façon, c'est aussi l'œuvre de cette anarchiste de Mac Niels.
Je le regardai avec insistance et il se mit à sourire.
- Heureusement que cette lettre a été découverte sur lui, n'est-ce pas docteur ? Mes hommes ont bien travaillé.
- Cela ne marchera jamais.
- Je sais. Une crise cardiaque est une explication totalement inepte mais nous sommes pressés par le temps. Les gens réclament un commentaire de notre part, un commentaire rapide et valide. Nous ne pouvons nous payer le luxe de les faire patienter trop longtemps.
- Peut-être. Mais en tout cas jamais Moriarty n'abandonnera, s'écria tout à coup Jane.
- Certes. Cela dit je me suis attendu à son action toute la journée et elle n'est pas venue. Je crois qu'il va se faire oublier quelques temps avant de reprendre son activité nuisible.
- Pourquoi ?
- Son plan a échoué, reprit Mycroft. La loi a été votée. Il va essayer de la faire échouer par d'autres moyens. Je sens qu'il va y avoir des morts suspectes parmi les membres éminents des gouvernements étrangers.
- Il faut l'arrêter coûte que coûte. Holmes voulait une piste ce matin, lançai-je.
- Il n'y en a pas. Le professeur a rejoint son poste dans son université ce matin après une longue absence pour cause médicale. Et il reprend les cours tranquillement.
- Vous...vous savez où il est ?
- Bien entendu. Tout comme Sherlock le sait mais je n'ai aucun moyen de l'arrêter. Même dans ma position, je ne peux pas enlever un honorable professeur de mathématique de l'université de Cambridge sans donner un semblant d'explication valable. Et je n'en ai pas.
- Seigneur mais c'est véritablement inique ! Nous ne sommes pas libéré de son emprise.
- Non docteur. Moriarty est quelqu'un de diabolique. Il nous l'a prouvé. Ses fameux produits chimiques, par exemple, ont bien servi à quelque chose.
Devant mon air interrogatif, Mycroft reprit avec un sourire ironique.
- Ce n'est pas la négligence humaine qui a provoqué l'incendie de ce matin mais bien une bombe. Du travail de professionnel.
- Il faut prévenir Holmes. Espérons que Moriarty ne se venge pas sur sa personne.
Ma question suscita un profond désarroi sur le visage de Jane mais Mycroft ne sembla pas s'inquiéter outre mesure.
- Nous allons lui rendre une petite visite pour le mettre au courant des derniers aboutissements de cette affaire. Ensuite je pense que nous pourrons dormir sans crainte ces prochaines nuits. Moriarty a perdu la partie.
Nous quittâmes enfin Buckingham Palace. Mycroft Holmes, pour quelqu'un qui avait pris un coup de couteau il n'y avait pas longtemps, ne se portait pas trop mal. Je remarquai la bosse que faisait le bandage sous ses vêtements, la canne qu'il ne quittait plus pour marcher et l'imperceptible raideur de son tout côté gauche, mais pour le reste, il semblait indemne.
Nous arrivâmes bientôt à l'hôpital. Mycroft Holmes n'eut aucun mal à accéder à la chambre de son frère, malgré l'heure tardive, et nous l'accompagnâmes, Jane et moi. Le docteur Buster tenta bien de s'opposer mais il ne put rien faire face à l'imposant Mycroft. Le docteur nous fit un rapport assez positif sur l'état de Holmes, ce dernier était définitivement hors de danger. Aucune complication n'était venue après la transfusion sanguine. Le pouls de notre malade était faible mais régulier. Ses forces ne pouvaient que se reconstituer car le chirurgien le forçait à manger des repas consistants et à dormir sous sédatif.
Je blêmis à cette idée mais n'osai pas le mettre en garde contre l'emploi des drogues sur le détective. Holmes avait déjà suffisamment recours à la morphine en dehors de toute prescription médicale, il ne fallait pas en plus lui en donner à l'hôpital. Je me promis d'en toucher un mot au médecin, seul à seul. Enfin Buster nous accompagna jusqu'à la chambre de Holmes mais il n'entra pas, nous laissant en paix avec le malade.
Le détective était endormi, le visage bien pâle, les traits contractés. Nous nous portâmes à son chevet et le contemplâmes quelques instants. Mû par une sorte d'instinct qui lui était propre, Holmes se réveilla et nous observa de ses yeux fatigués.
- Quelle délégation ! Bonjour Mycroft. Heureux de te voir debout.
Holmes reprit son souffle tandis que Mycroft s'asseyait sur un siège face à lui.
- Je suis content de te savoir en vie, dit sobrement Mycroft. Jane est aussi là pour toi.
Mycroft tendit la main pour désigner Jane Wilford. Elle s'était réfugiée dans un coin sombre, loin du regard perçant du détective. Elle s'approcha à son tour, le visage ennuyé et inquiet. Lorsqu'ils la virent, les yeux de Holmes retrouvèrent un peu de leur brillance habituelle.
- Tu n'es pas à Manchester ? Demanda-t-il simplement.
- Je suis venue pour...
- C'est moi qui l'ai fait venir à Londres, continua Mycroft, en lui coupant la parole. Elle m'a été d'une aide précieuse.
- Je n'en doute pas, rétorqua Holmes.
Ses yeux perdirent leur éclat et il les ferma un bref instant. Holmes allait un peu mieux, certes, mais il ne devait pas espérer sortir de l'hôpital avant de nombreux jours, ce qui n'améliorait pas son humeur maussade. Je lui présentai la lettre de Mac Niels, mais il ne fit qu'en rire.
- Voilà le dernier acte d'une tragédie bien menée, dit-il sobrement. Quelles décisions ont été prises à Buckingham Palace ?
Nos costumes de cour bien coupés et assez riches lui avaient permis de déduire d'où nous venions.
- L'affaire va être étouffée, répondit Mycroft. Mac Niels est seul coupable aux yeux de tous. Il a agi sous l'emprise de l'alcool.
Holmes eut un sourire crispé et posa les yeux sur notre trio.
- Et Moriarty ?
- Aucune nouvelle. Je ne pense pas que nous en aurons avant longtemps. Je continue à le mettre sous surveillance.
- Attention à toi Mycroft, il est dangereux. C'est un de ses agents qui m'a descendu et il s'en est fallu de peu qu'il ne m'abatte définitivement cette fois-ci. Le bâton est un moyen trop aléatoire, ils préfèrent le revolver maintenant pour commettre leurs meurtres. Heureusement que Wiggins ne m'a pas abandonné un seul instant.
- Aucune nouvelle non plus de mon agresseur à la cicatrice de sabre.
- Un agent de Moriarty, sans nul doute. Que ne donnerais-je pour pouvoir sortir d'ici et me remettre en chasse, s'écria Holmes dans un accès de rage impuissante.
Il se tourna vers moi et me demanda brusquement :
- Combien de temps vais-je devoir rester dans cet hôpital ?
- Comptez plusieurs jours Holmes. Jamais le docteur Buster ne vous laissera sortir avant que ne soyez en pleine possession de vos moyens.
- C'est encore pire que ce que je pensais.
- Dois-je rappeler que vous étiez mourant il y a quelques heures ?
- Ne prenez pas cette peine Watson.
Il avait retrouvé toute sa sécheresse et sa dureté. Je commençais à reconnaître mon Holmes. Nous le laissâmes à sa colère et à sa douleur.
Et les jours passèrent... Ma chère femme revint et je ne lui posai aucune question, jouant le rôle du candide avec aisance, l'écoutant me conter ses mensonges sur sa tante et son séjour. J'eus envie de tomber le masque et de lui demander comment elle avait trouvé la cousine de Holmes mais je ne pus m'y résigner.
Je retrouvai bientôt la routine habituelle entre les consultations innombrables, les tournées à domicile, les visites à l'hôpital. J'arrivai à rendre visite plusieurs fois à mon ami qui rongeait son frein et exaspérait les infirmières par son humeur exécrable. J'étais surpris à chaque fois par la profusion de fleurs, de télégrammes qui jonchaient sa chambre d'hôpital. La nouvelle de son accident avait percé les murs de l'hôpital et alerté les multiples relations du détective amateur. Les journaux relatèrent l'accident terrible dont le détective avait été la malheureuse victime.
- Vous avez été renversé par un fiacre à Long Lane, mon cher Holmes, lui appris-je un jour, en tenant le Daily Telegraph à la main.
Le détective me répondit par un grognement en contemplant le plateau surchargé de victuailles qu'une robuste infirmière lui avait apporté.
- Parfait. Me voilà victime des aléas de la vie urbaine.
Cette histoire ne le fit même pas sourire. Ce repos forcé le rendait neurasthénique.
Enfin le jour tant attendu arriva. Le docteur Buster me prévint que son insupportable malade quittait enfin l'hôpital. Il me demanda de bien vouloir être présent pour assister Holmes. La fin de son télégramme stipulait qu'il aurait pu s'en charger lui-même mais qu'il commençait à en avoir soupé de l'humeur irascible de Sherlock Holmes. Je me précipitai donc chez mon admirable voisin le docteur Anstruther qui accepta de bonne grâce de se charger de mes malades et partis pour l'hôpital.
Il ne me fallut pas longtemps pour me retrouver dans la chambre de Holmes. Ce dernier était déjà debout, habillé de neuf et la mine réjouie. Il avait pris du poids et semblait au mieux de sa forme. Sa blessure au visage était encore apparente sous la forme d'une légère estafilade, peut-être allait-il réellement en conserver la cicatrice.
- Tiens Watson ? Que faites-vous ici ? Me demanda-t-il étonné.
- Le docteur Buster m'a demandé de vous accompagner. Vous auriez pu avoir besoin de moi pour marcher mais je vois que le docteur a fait des merveilles.
- C'est surtout que je ne veux plus rester ici une minute de plus. Je rentre enfin à Baker Street !
Je me chargeai de la malle que le détective avait fait venir de son domicile avec quelques effets personnels, puis nous sortîmes de l'hôpital. Les quelques infirmières que nous croisâmes nous jetèrent des regards irrités. Holmes avait du se montrer particulièrement impossible durant les quelques jours passés en ces lieux. Mais celui-ci n'y prit pas garde.
Lorsque nous fûmes à l'air libre, Holmes jeta des regards de tous côtés comme un naufragé atteignant enfin la terre ferme.
- Londres n'a pas changé Holmes, ris-je en voyant son manège.
Holmes eut un petit sourire en coin et se mit en marche, délaissant les fiacres pour une petite promenade.
- Auriez-vous une cigarette Watson ? Je crois que j'ai besoin d'une bonne dose de nicotine pour me remettre de mon incarcération.
Je lui obéis et bientôt il se mit à fumer avec un air de bienheureux, un sourire radieux sur le visage comme rarement je lui avais vu.
Nous marchâmes lentement, savourant la douce brise qui venait souffler sur un Londres écrasé de chaleur. Enfin nous arrivâmes au 221 b Baker Street. Mme Hudson nous fit un accueil chaleureux et promit un repas de fête à son locataire. Le visage de Holmes prit une expression lasse lorsqu'il se retrouva dans le salon.
- Avec les soins du docteur Buster et les menus de Mme Hudson je vais bientôt peser autant de livres que mon frère.
Tandis qu'il disait ces quelques mots, à ma grande surprise, il ferma les rideaux, plongeant la pièce dans le clair-obscur. Je fus légèrement inquiet de son comportement mais ne fis aucun commentaire. Holmes inspecta le moindre recoin, augmentant mon appréhension.
- Vous vous sentez bien Holmes ? Que cherchez-vous ?
- Ne vous inquiétez pas Watson. Je vais bien mais je crois que ma mésaventure m'a rendu plus prudent.
Je déposai la malle et m'approchai de ma vieille table de travail. Les souvenirs m'inondaient tandis que je caressais le bois tâché d'encre. J'aperçus alors, posée bien en évidence sur ma table, une enveloppe cachetée. Je m'en emparai et lu le nom du destinataire.
- Holmes, il y a un message pour vous !
Il se précipita abandonnant ses recherches étranges.
- Décidément la nouvelle de ma sortie d'hôpital circule vite.
Il saisit la missive et observa attentivement l'enveloppe avant de l'ouvrir. Son visage serein prit une expression concentrée. Il parcourut des yeux la lettre puis poussa un petit rire nerveux.
- Cela vient d'un vieil ami mon cher Watson. Voyez plutôt.
Je saisis la lettre et la lus.
" Cher Monsieur Sherlock Holmes,
Il me déplaît fortement de voir mes plans sans cesse remis en cause par votre faute et il me déplaît encore plus de vous voir me pister partout dans Londres.
Il est plus que temps de mettre fin une fois pour toute à toute cette lamentable histoire. Je souhaite donc vous rencontrer. Je vous donne rendez-vous. Un fiacre viendra vous chercher devant chez vous à minuit.
Dans l'intérêt de quelqu'un qui vous est cher, oserai-je vous demander de ne pas prévenir la police ?
James Moriarty. "
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