Un marché dangereux
LA LETTRE glissa de mes mains sous le coup de l'étonnement. Je contemplai Holmes, si tranquille, et lui dis alors sur le ton le plus calme que je pouvais :
- Holmes ! Vous ne pouvez pas et ne devez pas vous y rendre. C'est certainement un piège abject, une odieuse machination. Vous risquez de vous faire tuer.
- Et si ce n'était pas un piège ? De qui parle-t-il lorsqu'il évoque quelqu'un qui m'est cher ?
- Nous sommes vraiment impuissants face à cette brute.
Holmes se tourna vers la cheminée et s'empara du tisonnier. Il remua à grands coups rageurs la cendre amoncelée dans le foyer. Le silence régna plusieurs minutes dans le salon empli d'ombres. Il me fallut ce temps pour prendre l'une des plus graves décisions de ma vie.
- Eh bien, si vous décidez d'y aller Holmes, je vous demande de me laisser vous accompagner.
Il se retourna et me jeta un regard profond.
- Il n'en est pas question Watson. Que dirais-je à votre épouse si jamais vous ne deviez pas revenir de ce rendez-vous ?
- Elle comprendra.
- Votre épouse est réellement une femme exceptionnelle si elle arrive à accepter la mort de son mari aussi facilement.
- Elle y arrivera. De toute façon la question est close, je ne supporterai pas de vous voir à nouveau blessé, voire plus, par ma lâcheté ou ma stupidité.
- Je baisse les armes Watson, mais pas de gaieté de cœur.
Il se releva et jeta le tisonnier sur le sol avec dépit.
- Nous avons besoin d'analyser la situation. Premièrement, qui est cet être cher qui manifestement a été enlevé par Moriarty et sa bande ? S'écria-t-il en traversant à grands pas la pièce.
- Votre frère ?
- Mycroft me semble amplement capable de se défendre tout seul. Il a une armée d'espions à son service.
- Votre cousine ?
- Jane est à Manchester. Enfin je crois...
Le visage de mon ami blêmit et il se jeta sur son papier à lettre. Il griffonna quelques mots sur une feuille puis sonna et confia la missive à Mme Hudson. Ensuite il s'étendit sur le divan et saisit son Stradivarius. Bientôt quelques essais malhabiles résonnèrent dans le salon sombre, bien éloignés de son style habituel.
- Watson je vous souhaite une bonne journée, me lança-t-il. A ce soir, onze heures et demie.
- Vous n'avez besoin de rien mon cher Holmes ?
- Allez vérifier si votre charmante épouse est toujours dans votre demeure. On ne sait jamais.
Il avait prononcé ces mots sur un ton désinvolte qui me fit froid dans le dos.
Sans lui répondre, je quittai le 221 b Baker Street et fonçai chez moi la peur au ventre. Dieu merci ma Mary était à la maison, en train de broder de jolis napperons de dentelle pour nos fauteuils de salon. Mon visage lui fit extrêmement peur. Elle se leva et se précipita vers moi en abandonnant son ouvrage qui tomba sur le sol.
- Que se passe-t-il James ?
- Rien. Ne vous inquiétez pas chère. Poursuivez votre tâche.
Elle ne put s'y résoudre et me soumit à un interrogatoire serré, je fis de mon mieux pour lui cacher les vraies raisons de mon angoisse. Par contre je fus bien obligé de lui avouer le rendez-vous de ce soir-là.
Ma tendre Mary a toujours été une épouse remarquable. Elle a accepté pendant des années de me laisser côtoyer Sherlock Holmes, même s'il m'arrivait de disparaître pendant des semaines sans lui donner de nouvelles. C'était une femme douce et résignée, un ange. Ce jour-là elle me prouva à nouveau sa valeur par ses quelques mots d'encouragement.
- Cher James, si vous pensez qu'il est de votre devoir d'y aller, je ne vous retiendrais pas.
Je la saisis dans mes bras et l'assurai que je prendrai les précautions les plus extrêmes pour rester en vie. Mais elle sanglota durant de longues minutes...
Nous profitâmes de ces quelques heures pour rester ensemble puis la nuit tomba. Mary me prépara un repas léger, m'enjoignit de prendre mon revolver, des habits chauds... Enfin elle s'enfuit dans notre chambre pour ne pas me voir partir.
Je dois avouer que ces quelques heures passées avec ma tendre et chère épouse me poussèrent à faire mon possible pour survivre à cette nuit. Je n'étais pas prêt à mourir.
Quand onze heures sonnèrent, je quittai furtivement la maison, essayant de ne pas éveiller les domestiques. Dans la rue j'aperçus de la lumière briller à la fenêtre de la chambre. Triste nuit...
Il me fallut plusieurs minutes de marche pour rejoindre Baker Street. Je me glissai dans le 221 b sans bruit et rejoignis le salon. Holmes était étendu sur le divan, exactement dans la même position que je l'y avais laissé, le violon posé à ses côtés. Il se tourna à mon arrivée et rangea le revolver qu'il venait de sortir de sa poche.
- Votre épouse ?
- Est en sécurité. Je lui ai intimé l'ordre de n'ouvrir la porte à personne. Et vous ?
- Mycroft est à Pall Mall. Aucun rôdeur n'a été aperçu autour de son appartement.
- Et votre cousine ?
Holmes baissa les yeux et répondit dans un souffle.
- Elle n'est plus à Manchester. Sa femme de charge m'a appris qu'elle était partie tôt ce matin pour Londres. Jane a reçu un message de ma part, lui demandant de me rejoindre.
- Donc Moriarty l'a en sa possession.
- Je le crains. Dieu seul sait ce qui lui est arrivé.
Ses mains se crispèrent sur le violon, je les voyais trembler de rage contenue. Il se coucha complètement sur le divan et prit quelques minutes pour se calmer. Il cala le Stradivarius sous son menton et se mit à jouer un air langoureux de sa composition, accentuant les notes aigues rendant sa mélodie stridente et désagréable à l'oreille.
Ne pouvant conserver mon calme dans cette atmosphère, je me mis à marcher dans le salon en repensant à ma chère épouse, mais les accents grinçants du violon m'irritaient et toujours le sinistre rendez-vous me revenait à l'esprit. J'étais certain que c'était un guet-apens.
Vingt longues minutes passèrent, je continuais à faire les cents pas sans songer à rien. Soudain le violon s'arrêta à mon vif soulagement et Holmes se leva. Ses yeux brillaient étrangement au fond de leurs orbites, il avait un regard prêt à tout.
- Ils sont arrivés Watson.
- Je n'ai rien entendu.
- Le fiacre est à la porte.
Je me précipitai vers la fenêtre. En effet un véhicule attelé à deux chevaux attendait patiemment devant notre demeure. Je n'avais rien perçu de leur arrivée. Minuit retentit dans la nuit.
Holmes s'habilla sans précipitation, glissa son revolver dans sa poche de manteau et emporta sa canne-épée. Enfin il me regarda dans les yeux, profondément.
- Il est l'heure Watson.
- En effet.
Ce fut tout ce que je trouvai à dire. Je sentais l'angoisse commencer à m'empoigner l'estomac, retrouvant les vieilles sensations qui m'avaient saisi lorsque j'étais posté dans les défilés du Kandahar attendant l'attaque des indigènes afghans.
Nous descendîmes lentement les dix-sept marches de l'escalier, prenant soin de ne pas faire grincer les marches pou ne pas éveiller Mme Hudson. Nous ouvrîmes la porte, nous retrouvant dans l'air nocturne. Une petite brise rafraîchissait l'air et me fit frissonner.
Le fiacre était là. Le cocher, tout de noir habillé et le col remonté jusqu'au milieu de la figure, se tourna vers nous.
- Le professeur vous attend.
- Ne le faisons pas patienter plus longtemps alors, sourit Holmes.
Il ferma la porte du 221 b à double tour et nous montâmes dans le véhicule. Aucun commentaire ne fut exprimé quant à ma présence inopportune à ce rendez-vous, j'en conclus que Moriarty devait s'attendre à ce que je sois de la partie.
Le fiacre s'ébranla et nous partîmes en voyage vers une destination inconnue. Les fenêtres étaient bouchées avec des plaques de bois nous empêchant d'observer le paysage. Mais Holmes ferma les yeux et se mit à parler à mi-voix, énumérant les rues que nous étions censées traverser.
- Nous tournons dans Oxford Street, Tottenham Court Road, Hampster Road...
Sa voix se perdit mais il continua à marmonner les noms des rues. Enfin après plusieurs longues minutes de voyage, il rouvrit les yeux et me jeta un regard étincelant.
- Nous quittons Londres, Watson, je crains que l'on nous emmène dans la campagne.
- Pourquoi craignez-vous une telle chose ?
- Il leur sera plus facile de se débarrasser de nous au milieu de nulle part que dans un quartier de Londres. Il n'y a pas de foule dans la campagne, donc pas de témoin.
- Seigneur, j'avais donc raison. C'est un piège.
- Je suis désolé Watson mais il me semble que c'est bien le cas.
Je ne lui répondis pas, songeant à Mary et à la peine que j'allais lui faire. Holmes se tut aussi, vérifiant les balles de son revolver et en glissant de nouvelles dans le chargeur.
- Il y a encore une solution mon cher Watson.
- Laquelle ? M'entendis-je demander d'une voix éteinte.
- Sautez.
Je redressai la tête et le foudroyai du regard.
- Vous m'insultez Holmes !
- Pardonnez-moi mais je pensais à votre épouse.
- Moi aussi ! Elle n'a que faire d'un lâche.
- Et d'un mort ?
Je me tus et vérifiai à mon tour ma vieille arme de service. Le chargeur était plein, j'avais emporté des balles en réserve. J'étais paré à toute éventualité.
Le fiacre commença à ralentir sa course, Holmes avait perdu le fil de notre voyage depuis longtemps. Il n'était pas capable de pister notre route au simple bruit des sabots en dehors de Londres. Nous arrivions...où je n'en savais strictement rien.
- Bien, fit Holmes. Nous avons enfin atteint notre but. Armez votre revolver mon cher docteur.
La porte fut ouverte avec fracas et nous descendîmes. Nous étions entourés d'une dizaine d'individus armés de fusils et de bâtons, le visage caché par le col de leur manteau ou des écharpes, plantés dans un décor fantasmagorique de lanternes flamboyantes dans la nuit. La façade blanchâtre d'un bâtiment était illuminée devant nous, ajoutant à l'étrangeté de la scène.
- Par ici messieurs, je vous en prie.
Avec une exquise politesse, un homme s'approcha et s'inclina devant nous. Ce cérémonial obséquieux me parut exagéré et aurait prêté à rire en d'autre situation. L'homme redressa la tête, faisant glisser quelque peu son écharpe, laissant apparaître une partie de son visage. C'était Johnson. Nous avions un allié dans la place.
- Le professeur souhaiterait que vous me remettiez vos armes. Je vous en prie, répéta-t-il.
Il accompagna sa requête d'un geste ample. Je perçus un mouvement parmi les hommes de main du professeur, ils nous visaient avec leurs armes. Prestement nous lui obéîmes. Holmes glissa sa main dans sa poche et en sortit son revolver, je l'imitai.
Johnson s'empara de nos armes et s'apprêtai à nous entraîner à l'intérieur de la maison lorsqu'une voix sourde éclata parmi les individus de garde.
- Pas si vite ! Il faut les fouiller. Ils ont quand même tué plusieurs de nos gars.
Je me sentis empoigné violemment par plusieurs mains et soumis à une vigoureuse fouille. Holmes subit le même traitement. Les autres armes en possession de Holmes disparurent. On lui retira même sa canne-épée. Cette fois, nous étions bel et bien perdus. Ceci terminé, Johnson nous fit pénétrer à l'intérieur de la demeure.
Un long couloir, éclairé par des centaines de torches et de lampes, rendant la perspective encore plus vaste, apparut. Des miroirs étaient accrochés aux murs, à côté de somptueux tableaux de maître. Nous avançâmes sans nous arrêter, passant devant plusieurs portes. Johnson ralentit le pas et se retrouva à notre hauteur.
- Que faites-vous ici ? Souffla-t-il.
- Avez-vous vu une femme dans ces murs ? Rétorqua Holmes de la même manière.
- Elle est arrivée cet après-midi.
- Où est-elle ?
Johnson ne put nous répondre, une porte venait de s'ouvrir sur le côté. Un homme apparaissait. Il était grand, effroyablement maigre, le visage sévère, un crâne dégarni avec quelques cheveux blancs. Il posa ses petits yeux plissés sur nous et eut un sourire satisfait.
- George, vous pouvez vous retirer.
- Bien professeur.
Johnson s'inclina et disparut. Le sourire du professeur Moriarty s'accentua.
- Je vous souhaite la bienvenue dans ma demeure, messieurs. Malgré l'heure tardive, souhaitez-vous un petit rafraîchissement ?
Holmes avait conservé un mutisme froid durant toute cette mise en scène, enfin il éclata.
- A quoi rime tout ceci, professeur Moriarty ?
Le sourire de Moriarty devint plus ironique, moins bienveillant.
- Entrez mes chers amis. Voici mon bureau privé.
Il nous précéda dans la pièce et nous enjoignit de le suivre. Il était seul, face à nous.
Sherlock Holmes avait toujours prétendu que le bureau de quelqu'un reflétait l'état d'esprit et la culture de cette personne mieux que ses paroles. En l'occurrence le bureau du professeur Moriarty n'avait rien de diabolique, il indiquait plutôt l'homme de goût. Moriarty devait être quelqu'un de raffiné et de cultivé à en juger les multiples ouvrages qui ornaient les quelques bibliothèques. Je reconnus un Greuze accroché sur un mur, à côté d'un superbe Rembrandt. J'en vins même à me demander s'ils étaient faux tant leur beauté étaient stupéfiante. Par contre ce qui détonnait quelque peu dans cet ensemble sophistiqué, c'était un engin de métal qui me parut être une vierge de Nuremberg, instrument de torture médiéval bien connu. Sur le mur du fond, une porte apparaissait.
Holmes embrassa du regard la pièce puis s'approcha de la Vierge. Il l'inspecta et se tourna vers Moriarty.
- Bel ouvrage, XIVe siècle ?
- Un peu plus ancien, M. Holmes. Un tout petit plus ancien. Mais détendez-vous, cette machine n'a pas servie depuis des siècles. Je ne la garde que pour son histoire. Je crois fermement qu'elle a appartenu à l'inquisiteur Bernard Gui.
- Alors elle est plus ancienne en effet.
Moriarty s'assit dans un lourd fauteuil de cuir, devant un somptueux bureau de bois marqueté. D'un geste il nous proposa des fauteuils face à lui. Nous lui obéîmes.
- Bien professeur. Si nous en venions au fait ?
- C'est une peine immense que vous m'avez faîte M. Holmes en refusant mon offre. Vous seriez tellement plus tranquille si vous aviez accepté de cesser vos investigations à mon encontre.
- Nous en avons déjà discuté professeur.
- Hélas pour l'homme de l'art que je suis. J'ai toujours admiré votre travail remarquable. Un cerveau comme le vôtre est assez rare de nos jours.
- Je vous en remercie.
- Hélas, répéta-t-il. Quelle tristesse de devoir vous supprimer.
Les yeux de Holmes se mirent à briller. Enfin nous touchions au but.
- Et vous avez monté toute cette mascarade pour nous tuer ?
- Non M. Holmes. J'ai en effet un autre objectif. Sinon vous ne seriez pas présents dans cette pièce, croyez-moi.
Il nous fixa de ses petits yeux méchants et cruels, profondément enfoncés dans les orbites. Ses yeux étaient de la même teinte gris acier que ceux de Holmes. Il nous observa longuement l'un après l'autre puis murmura en s'adressant à Holmes :
- J'ai pris la liberté de faire venir en ces lieux une jeune personne qui vous est chère. Voyez-vous, je n'étais pas certain que vous alliez vous prêter de vous-même à ma « mascarade » comme vous dîtes.
- Qu'en avez-vous fait ?
Mon ami avait répondu à la voix si douce mais pleine de fiel du professeur par une voix morne et sans sentiment. Moriarty se mit à rire doucement, un rire sévère, glacial, un rire cruel qui me fit froid dans le dos. Il reprit la parole :
- Rien...encore... Cela dépend uniquement de vous, mon cher Holmes.
Je vis les mains de Holmes se crisper sur les bras du fauteuil, mais rien dans son apparence n'attestait de l'état d'extrême colère qui le hantait.
- Mais revenons à notre affaire, voulez-vous ? Je ne vous ai pas fait tuer plus tôt, mon cher Holmes, parce que j'ai une proposition à vous faire. Vous m'avez prouvé votre valeur depuis ces quelques mois. J'ai essayé à multiples reprises de me débarrasser de vous, sans aucun succès. Quant à votre frère, il vit dans sa forteresse de Pall Mall. Pourtant...
Il eut un regard vague et lointain.
- Je suis déjà certain de la réponse que vous allez me donner et qui me chagrine. Peut-être la présence de cette jeune femme vous fera changer d'avis ? Ou celle de votre camarade et ami le docteur Watson ?
Il se tourna vers moi et me jeta un regard froid, indifférent.
- Vous avez une faiblesse, docteur, je dirais même un défaut. Vous êtes crédule. Pourquoi le docteur Buster vous aurait-il demandé d'être présent lors de la sortie d'hôpital de votre ami ? Il est en pleine forme, nul besoin d'un garde-malade.
- Mais j'ai reçu un message...commençai-je.
Moriarty se remit à rire, amusé de mes dénégations.
- Qu'est-ce que je vous disais ? D'ailleurs vous avez tous été bien crédules dans cette malheureuse affaire. Scotland Yard, Mycroft Holmes, les membres du gouvernement et même votre ami si fier de son esprit supérieur... Quels idiots !
Son rire se brisa sur un souffle. Il plissa les yeux dans un regard mauvais.
- Mais cette affaire ne s'est pas déroulée comme je l'escomptais. Il a fallu que vous vous mêliez de tout, que vous interrogiez cet imbécile de Tenderley, que vous vous promeniez à Huntingdon. Enfin tous ces témoins à qui j'avais versé de coquettes sommes d'argent pour acheter leur silence qu'il m'a fallu faire taire définitivement. Perte de temps et d'argent.
- La mort d'un homme n'est pas une histoire d'argent, répliquai-je, outré.
- Dans mon métier, c'est le cas, docteur Watson. Tout est affaire d'argent. C'est le péché mignon des humains. Il rend fou, silencieux, mort. C'est à cause de lui que j'ai du tuer cet idiot de Braineson.
- Il ne vous servait plus à rien ?
- Non M. Holmes. Non. Il avait décidé de me faire chanter. Vous vous rendez compte ? Me faire chanter ? Il pensait que la peur d'être découvert par les frères Holmes allait me pousser à accepter sa proposition dans ces heures fatidiques. Le fou...
Cette fois, le professeur eut un franc éclat de rire. Il se tourna vers Holmes qui gardait un visage impassible mais crispait les mâchoires.
- Il m'a fallu perdre beaucoup de temps et de moyens pour cette affaire, disais-je, au détriment de bien d'autres. Je suis fatigué de vivre cette situation à cause de vous.
- Pourquoi avoir fait tuer Sir Edward ?
- Ce n'était qu'un ingrat, lança-t-il avec mépris. C'est grâce à moi qu'il était arrivé là où il était. C'est mon argent qui a réglé tous les problèmes. Et le jour où je lui ai demandé de rembourser sa dette, il s'est dérobé. Il devait s'emparer de quelques documents classés « secret défense » et me les remettre. Voyez-vous, j'ai beaucoup d'amis dans quelques services secrets européens qui auraient été très intéressés par ces informations. C'est à cet effet que j'ai placé Harlyn à ce poste.
Moriarty se tut, le temps de reprendre son souffle. Il ne paraissait pas si jeune et si vigoureux que cela le professeur. Quel âge pouvait-il bien avoir ?
- J'ai du le menacer, reprit-il. Mais cet imbécile a refusé, il s'était mis en tête de briser mon institution avec cette ridicule police européenne.
Le professeur eut un reniflement de mépris avant de reprendre d'une voix où pointait la colère.
- J'ignorais tout de cette utopie que préparait Sir Edward depuis de longs mois sinon croyez bien qu'il serait mort depuis bien longtemps...d'un accident quelconque...
Moriarty poussa un long soupir attristé.
- Si seulement la Reine n'avait pas validé ce projet, jamais je n'aurais pensé à attenter à sa vie. Quel intérêt pour moi et mon institution ? Mais ainsi vont les choses. J'ai donc voulu forcer Sir Edward à agir selon mon plan. Je lui ai rappelé qu'il n'était qu'un subalterne à mes ordres et que je pouvais fort bien assassiner sa chère Majesté.
- Ce qui n'a pas marché non plus. Décidément vous n'avez pas prévu grand-chose dans cette affaire, remarqua Holmes en souriant.
- Vous n'avez pas tout à fait tort, je le reconnais. Cette affaire n'était pas suffisamment préparée en amont. Devant mes menaces, Sir Edward a poussé la Reine à partir à Balmoral. Il a même prévenu Scotland Yard qu'on risquait d'attenter à sa vie. Je n'ai pas très bien saisi cette histoire de lettres de menace. De quoi s'agissait-il ?
- Sir Edward a rédigées des lettres de menace à son encontre pour que la police accepte de l'aider. Il ne pouvait décemment pas leur parler de son passé trouble...et de vous.
- Certes, sourit Moriarty. Un excellent élève que ce jeune Edward. Un bon élément pour mon institution. Dommage qu'il ait changé en grandissant.
- Ce passé était le seul moyen de pression que vous aviez sur lui, n'est-ce pas ?
- Richard Loyd était l'atout que je gardais pour la fin. Lorsque j'ai rencontré Sir Edward cette nuit là, à Buckingham Palace, je me suis fait un plaisir d'organiser l'entrevue entre ces deux personnages.
- Vous fumez des cigares turcs ? M'enquis-je, coupant la parole au professeur bien involontairement.
- C'est exact, reconnut Moriarty, un bref étonnement dans les yeux. Pour revenir au sujet, même le retour de Richard Loyd n'a pas réussi à pousser Sir Edward à céder. Par contre, cela eut un effet inattendu. Lorsque Harlyn entendit le récit de ses actes de la bouche de Loyd, ce crétin ne le supporta pas et se suicida. Je n'ai rien pu faire pour empêcher cela. Le moyen préconisé eut un effet dévastateur. La vision de Loyd, le chantage aurait du me permettre d'obtenir tout ce que je désirais sans avoir à le tuer. Les documents de la Défense, l'abandon officiel de la police européenne,... J'ai mis des années à placer un de mes hommes au sein du gouvernement, ce n'est pas pour l'assassiner quelques années plus tard. Mais cela n'a pas marché.
- Pourquoi assassiner Loyd ?
- Loyd était un pauvre lâche. Il était dangereux pour une organisation comme la mienne de le conserver en vie. Mais quel magnifique moyen de l'attirer jusqu'à moi. Je pensais pouvoir vous tuer grâce à lui.
- Et ce fut encore un échec. Vous me décevez, professeur Moriarty.
- Certes, cette affaire s'est déroulée on ne peut plus mal. Mais la faute en incombe à mes assistants. Nous vivons une époque où il est impossible de se trouver du personnel compétent.
Le professeur eut un sourire remarquable, dévoilant deux rangées de dents blanchâtres en excellent état.
- Regardez mes gardes. Je sais que je ne peux pas leur faire complètement confiance. Même aux plus chers. Je vais vous montrer.
Il se pencha et tira un cordon de sonnette. Aussitôt un serviteur apparut à la porte.
- Sir ?
- Faites venir Annie, je vous prie.
Le visage de Holmes prit une teinte livide, mon ami eut bien du mal à cacher son désarroi. Cela n'échappa pas à Moriarty qui se leva, le sourire aux lèvres, pour accueillir la nouvelle venue. Il se comportait en maître de maison attentif à ses invités.
Une jeune femme était entrée, soutenue par deux individus. J'eus un haut-le-cœur en apercevant son visage tuméfié, ses lèvres fendues, sa robe déchirée. Elle n'était qu'une plaie sanguinolente, son crâne apparaissait là où des plaques de cheveux avaient été arrachées. Elle tituba et le professeur lui prit la main pour l'asseoir dans son fauteuil.
- Cette jeune femme est...enfin était...une amie très chère. Je la connais depuis presque cinq mois. Une personne remarquable. Dommage que je l'ai surprise en train de fouiller dans des papiers personnels qui ne la concernaient en rien. Il m'a fallu la questionner longuement avant qu'elle avoue qu'elle travaillait pour vous M. Holmes. Depuis votre entrée à l'hôpital, mes hommes se sont chargés de son bien-être avec beaucoup de soin.
Holmes se redressa d'un bond et hurla d'une voix stridente :
- Vous n'êtes qu'un lâche Moriarty. C'est moi que vous voulez et non cette fille.
- Vous avez raison. Cette fille m'importe peu.
Je vis Moriarty tendre la main à l'un des deux gardes pour recevoir un revolver. A ma grande horreur, il pointa l'arme sur le front de la jeune femme qui semblait totalement inconsciente de ce qui se passait. Devant mes yeux épouvantés, il pressa la détente. Le coup partit, brisant le crâne de la malheureuse, éclaboussant de sang les meubles et le plastron du professeur. Holmes était resté debout, il n'avait pas bougé. Froidement, il murmura :
- Je vous tuerai Moriarty.
Le professeur fit enlever le corps par ses deux sbires et s'essuya délicatement les mains dans un mouchoir qu'il sortit de sa poche.
- Allons M. Holmes. Rasseyez-vous. Cette démonstration, un peu cavalière je vous l'avoue, n'avait pour but que de vous prouver que je ne suis pas homme à reculer devant l'adversité. Et aussi à vous montrer ce qu'il risque d'advenir de votre chère cousine si vous me déplaisez.
Le professeur posa son regard calme et serein sur le détective.
- Ce pauvre Lambey ne m'avait pas parlé de votre cousine, je suis heureux d'avoir fait sa connaissance. Grâce à vous, indirectement. J'ai fait surveiller votre chambre durant votre convalescence. Elle est venue souvent vous rendre visite. Ma foi de charmantes visites...
Holmes s'était rassis, le visage fermé. Pour ma part, je n'arrivais pas à occulter la scène horrible à laquelle je venais d'assister et devais lutter pour suivre les paroles du professeur.
- Il est temps d'organiser les retrouvailles.
Moriarty sonna à nouveau mais cela devait être prévu dans le déroulement de la soirée car immédiatement deux hommes entrèrent, encadrant notre chère Jane. Vivante et en bonne santé. Elle poussa un cri de joie en nous voyant. Elle voulut se précipiter sur nous mais les deux hommes la retinrent violemment.
- Comme je vous l'ai dit, M. Holmes. Il est difficile de trouver de bons serviteurs à notre époque. Je sais que cette jeune femme est une admirable collaboratrice pour votre frère et vous. J'ose espérer que vous ne lui réserverez pas un sort semblable à la pauvre Annie.
Holmes ne releva pas, il avait les yeux fixés sur Jane.
- Quelle est votre proposition Moriarty ?
- A la bonne heure, vous voilà enfin raisonnable. Je n'en doutais pas une seule seconde. Comme je vous l'ai dit, j'ai des amis hauts placés parmi les services secrets de quelques pays européens. Je vous demande donc de me ramener les plans de défense maritime prévus par l'Angleterre en cas de guerre imminente.
- Les plans ? Répétai-je abasourdi.
- Oui docteur. Il me faut les effectifs de l'armée, leurs armes, leurs positions, les alliés... Bref un petit panel de la situation maritime militaire anglaise. Mes clients ne sont pas du genre patient et ils souhaitent vivement connaître tous ces menus détails.
Holmes ne répondit pas immédiatement, il continuait à dévisager Jane.
- Qu'en dîtes-vous M. Holmes ?
- C'est d'accord, souffla-t-il. Quand et où dois-je vous les apporter ?
- Doucement ! En temps et en heure. C'est moi qui vous informerai du lieu de rendez-vous mais il me les faut pour demain soir.
Holmes dut faire un violent effort sur lui-même pour reporter son regard sur Moriarty. Ce dernier souriait d'un air franchement odieux.
- Et Jane ?
- Elle reste en ma compagnie. Il va sans dire que vous êtes responsable de sa santé, donc n'informez ni votre frère, ni Scotland Yard de notre petit arrangement. De toute façon, dîtes-vous que vous êtes surveillé et que je n'hésiterai pas à la tuer au moindre manquement. Quant à vous, docteur Watson, n'oubliez pas que vous avez une jeune et charmante épouse.
Ces menaces à peine voilées me firent l'effet d'une douche froide.
Moriarty claqua des doigts et ses hommes disparurent en emportant Jane. Cette dernière se débattit comme une diablesse, en vain. Puis le professeur, toujours très affable, nous raccompagna à la porte et nous souhaita une excellente nuit.
Bientôt nous nous retrouvâmes dans le fiacre trottant en direction de Londres. Holmes serrait les mâchoires, je me perdais dans d'atroces conjectures quant à l'avenir, cherchant une solution.
- Nous sommes perdus, murmurai-je.
Holmes ne répondit pas, ses doigts jouaient avec son revolver - nos armes nous avaient été rendues - appuyant machinalement la gâchette sans actionner l'arme.
- Qu'allons-nous faire ?
- Je vais cambrioler Downing Street.
- Holmes, m'écriai-je.
- Je vais récupérer ces maudits documents et les rapporter à Moriarty.
- HOLMES, hurlai-je. Vous ne pouvez pas faire ça. Pensez à l'Angleterre, à l'avenir. Si la guerre éclatait demain ?
- Croyez-vous que je n'y songe pas ? Mais je songe aussi à Jane. Jamais elle n'aurait du être mêlée à toute cette histoire.
Holmes se tut et me laissa à mes tristes pensées. Il ferma les yeux et se mit à réfléchir intensément. Je n'eus pas le cœur de l'interrompre. Bientôt le bruit des sabots claquant sur le sol bitumé nous prouva que nous roulions en pleine ville. J'entendis Holmes murmurer d'une voix rauque :
- Il n'est qu'à une demie heure de voyage tout au plus.
- Mais nous roulons depuis plus d'une heure.
- Le cocher exagère la distance du trajet. Vous n'avez pas senti que nous tournions un peu sur nous-même quelques fois ?
- Non.
- Moriarty est peut-être à Highghate ou Holloway. En tout cas dans la campagne au nord de Londres.
Soudain le fiacre s'arrêta et la porte s'ouvrit devant nous. Nous nous trouvions devant la façade sombre du 221 b Baker Street. Nous descendîmes et le cocher nous souhaita à son tour une excellente fin de soirée avant de claquer son fouet sur la croupe du cheval qui repartit au trot.
Une tasse de thé chaude dans les mains, je me tenais devant la fenêtre et attendais l'aube qui ne devait plus tarder. A ma grande surprise, j'étais vivant, j'avais survécu à cette nuit abominable. Holmes faisait chauffer une deuxième tasse de thé au-dessus de son bec bunsen. Il soupira et vint me rejoindre, la tasse à la main.
- Je vais aller commettre mon forfait, mon cher Watson. La nuit n'est pas encore terminée.
Il but sa tasse d'un trait, sans prendre garde à la chaleur de la boisson. Enfin, il se changea, se déguisa rapidement et réapparut sous la forme d'un vieil ivrogne sale et laid. Holmes s'approcha de la porte mais je m'emparai de son bras.
- Réfléchissez bien Holmes. Je vous en supplie. Prenez garde.
Il hocha la tête rapidement puis disparut.
Je restai les heures suivantes, seul, perdu dans mes pensées, le visage collé sur les vitres. L'aube arriva, le soleil se leva. Baker Street commença à s'animer, les passants pressés se succédèrent sur les trottoirs envahis de vendeurs de fleurs, de journaux.
Mme Hudson fut extrêmement surprise de me trouver là et m'apporta avec célérité un petit-déjeuner roboratif que je ne fis qu'effleurer. J'écrivis quelques mots pour ma femme, lui apprenant que j'étais toujours en vie mais n'osant lui avouer que l'affaire était loin d'être terminée.
La matinée était déjà bien avancée lorsque le courrier me fut apporté. Je le parcourus avec appréhension et retrouvai une enveloppe sans timbre adressée à mon ami. Je ne pus résister et l'ouvris prestement.
" Cher Monsieur Sherlock Holmes,
J'espère de tout cœur que notre petit arrangement tient toujours. Soyez ce soir à votre domicile. J'enverrai vous chercher. Même heure, même endroit.
A ce soir,
James Moriarty. "
Je dus me contenir pour ne pas déchirer cette maudite lettre. Ma patience était déjà copieusement amoindrie lorsque enfin l'ivrogne réapparut dans le salon du 221. Holmes s'assit sans mot dire, retirant lentement les frusques dont il s'était couvert. Je lui tendis la lettre, il poussa un long soupir.
- Il nous tient. Il a raison de pavoiser.
- Vous les avez ?
Holmes glissa une main sous son épais veston élimé et en sortit un petit paquet de documents.
- Bien entendu.
Je fus horrifié et m'assis à ses côtés, ne sachant que répondre. Holmes était plus que las, il s'étendit sur son divan et en un instant il sombra dans un profond sommeil.
Quant à moi, je fis les cent pas, ne réussissant pas à me calmer. J'aimais mon pays, j'avais combattu dans les troupes de Sa Majesté pour le défendre. Cela m'avait valu une blessure qui aurait pu me coûter la vie. Je contemplai les documents rapportés par Holmes, effrayé par leur contenu. Je ne savais que faire lorsque la voix impersonnelle de Holmes retentit :
- Ils nous guettent sans répit mon cher Watson. Ne songez pas à prévenir Lestrade ou Mycroft. Nous sommes condamnés à rester cloîtrés dans cet appartement jusqu'à ce soir !
- Vous devez avoir raison, mon ami, conclus-je, attristé.
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