Un lourd passé

LE GRAVIER de l'allée crissa sous nos pas tandis que nous remontions tranquillement l'allée de Buckingham Palace jusqu'à la grille.

- Holmes, comment avez-vous pu découvrir que le voleur était tel que vous ?

- C'est élémentaire. Je vous ai déjà expliqué dans notre "Etude en Rouge" me semble-t-il, que la taille d'un homme se calculait grâce à la longueur de ses enjambées. Nous sommes devant le même cas. L'individu que nous recherchons a accédé au bureau de la victime à l'aide du lierre qui pousse sur la façade. J'ai remarqué de nombreuses particules de feuilles de ce végétal sur le tapis. Il a fouillé intelligemment les tiroirs, les meubles, il a même été déplacer les tableaux qui se situaient à plus d'un mètre quatre-vingts. J'ai eu un peu de mal à les toucher mais je n'ai pas eu à utiliser de tabouret, donc notre homme aussi. Ainsi nous pouvons en déduire qu'il mesure ma taille à peu de choses près. Et qu'il a ma souplesse.

Je n'étais pas entièrement convaincu mais n'en laissai rien paraître.

- Mais pour le suicide ?

- Je dois vous avouer Watson que ces déductions sont un peu plus hardies. Mais, je ne pense pas me tromper. Permettez-moi de garder le silence sur mes découvertes, il est encore un peu tôt.

- Bien Holmes mais le temps joue contre nous. Vous ne pouvez pas vous permettre d'en perdre.

- Je sais, rétorqua sèchement Holmes. Sir Edward s'est suicidé et je vais vous le prouver Watson. Cocher, stoppez !

Le fiacre que nous avions repris devant le portail de Buckingham Palace s'arrêta. Baker Street était encore à quelques centaines de mètres en avant. Holmes descendit puis sans m'adresser un salut, il partit. La voiture reprit sa route pour finir enfin devant le 22I b. J'entrai dans l'appartement et rejoignis mon fauteuil. Là, je commençai à me torturer l'esprit sur cette affaire étrange et sur cette conviction de Holmes, trop fantaisiste à mon goût, et l'idée d'un échec de mon vieil ami m'apparut pour la première fois...

Plusieurs heures passèrent ainsi, midi sonna au loin. La faim me tourmenta l'estomac et au moment où j'allais appeler pour le déjeuner, Holmes réapparut. Il était couvert de boue et de poussière, ses mains étaient sales de terre, ses genoux et ses manches étaient déchirés, une de ses mains était blessée et saignait. Holmes s'assit en soupirant dans son fauteuil. Soudain, il se mit à rire avec aise pendant quelques minutes.

- Watson pour rien au monde je ne voudrais que Scotland Yard n'apprenne ce qui m'est arrivé cette matinée.

- Que s'est-il donc passé ? Qu'avez-vous fait à votre main ?

Il exhiba sa main, une magnifique estafilade en rayait le revers et saignait abondamment. En souriant Holmes se leva pour retirer son manteau déchiré.

- Si vous étiez allé vous promener ce matin près de Buckingham Palace, mon cher Watson, peut-être auriez-vous aperçu un gentleman en train d'escalader un lierre le long d'un mur. Plusieurs fois, j'ai glissé mais j'ai réussi à atteindre la fenêtre de Sir Edward. L'homme d'hier soir est réellement un acrobate.

Je pris ma trousse de médecin et commençai à soigner sa main. Quelques gouttes d'alcool et Holmes serra les dents sans rien dire, enfin un magnifique bandage entoura la blessure. Puis je sonnai pour le repas, mon compagnon devant être encore plus affamé que moi-même.

- Mon cher Holmes, vous n'avez pas passé quatre heures à grimper un lierre tout de même.

- Non, cela ne m'a pris que dix minutes, en revenant à Baker Street. J'ai passé ma matinée à Scotland Yard à éplucher les archives de la police. La police londonienne est vraiment mal organisée, rien à voir avec le système Bertillon. J'ai perdu un temps fou.

- Et qu'avez-vous découvert ?

- Hélas, rien que de vieilles choses sans importance.

Il se mit à fouiller frénétiquement les poches de son veston.

- Excepté ce papier qui parle d'une ancienne affaire que l'inspecteur Tenderley avait eu à résoudre. Tenderley est depuis longtemps à la retraite. Il a été l'inspecteur principal de Scotland Yard juste avant le duo Lestrade-Gregson. C'est un policier intelligent qui a passé quatre ans à courir après un seul homme. Mais nous en reparlerons à deux heures cet après-midi quand nous irons lui rendre une petite visite amicale.

Mon ami me tendit une feuille d'archive. Je la lis, c'était un rapport d'enquête assez peu conventionnel.

« Rapport 3722, Bureau de l'inspecteur Charles Tenderley »

Dans la matinée du 6 avril 1866, à huit heures et vingt-deux minutes, on a découvert le corps d'un homme égorgé dans Regents Park. Il a été identifié comme celui de John Spencer le meurtrier de la bijouterie "Le Diadème Royale", de Hyde Park et de la banque Somerset. J'ai effectué des recherches mais n'ai aucune piste pour le moment. Aucun témoin ne s'est présenté. Le criminel n'a pas encore été découvert.

Inspecteur Charles Tenderley »

- Qu'en pensez-vous Watson ?

- A vrai dire, je ne vois pas très bien ce que vient faire cette vieille histoire dans notre enquête.

- Au contraire, elle a tout à y voir si je ne me suis pas trompé. Je ne vous ai pas tout dit sur la vie de feu Sir Edward Harlyn. Passez-moi le dossier H derrière-vous, mon cher Watson.

Je m'exécutai. Il ouvrit de nouveau le livre poussiéreux, avec amour il tourna les pages, puis il me le présenta enfin. Je le pris et lus un compte-rendu détaillé de la vie de la victime de la main de Holmes lui-même. Ce dernier haussa les épaules devant mon regard interrogatif.

- Un jour, je pensais bien l'avoir soit comme client, victime, ou même comme adversaire. Lisez Watson !

« Sir Edward Charles Henry Harlyn, né à Huntingdon le 27 mars I848. Est issu de la vieille noblesse, des parents assez riches grâce à des mines importantes en Afrique. Brillantes études à Cambridge mais on dénote un comportement répréhensible. Sir Edward était connu dans l'université comme un violent, un homme dangereux, dont il fallait se méfier.

1864 : Affaire Gabrielle Harker. Une jeune fille violentée par Sir Edward, sous le coup de l'alcool, lors d'une fête d'étudiants. Plusieurs témoins de bonne foi. Scandale évité à la demande expresse des parents. »

- Holmes, est-ce vrai ?

- Watson, je vous en prie. Toutes mes informations sont vérifiées et exactes, fit Holmes pincé.

- Pardon. Je continue :

« Fait étrange : la jeune fille a été retrouvée morte, violée et étranglée, dans les bois quelque temps après son agression. Sir Edward avait un alibi. Conclusion : meurtre commis par un ou plusieurs inconnus. Pression des parents sur l'enquête. »

- Comment pouvez-vous savoir tout cela ?

- Quand je vous affirme que mes dossiers comportent de la dynamite. Il ne faudrait pas que Charles-Auguste Milverton mette la main dessus. Continuez Watson !

« 1869 : Les parents de Sir Edward meurent dans un étrange accident de fiacre. Sir Edward hérite et rembourse ses dettes de jeu. »

- Comment sont-ils morts ?

- Un accident de fiacre en rase campagne. Aucun danger sur la route. Mais le cocher a été retrouvé lui aussi égorgé. Sir Edward a affirmé ne rien savoir. Puis l'affaire a été elle aussi étouffée. Si nous revenions sur le contexte précédant l'accident, vous serez intéressé d'apprendre que Sir Edward vivait toujours à Cambridge mais que ses parents refusaient de l'aider financièrement. Ils voulaient lui apprendre à gérer son budget universitaire, ils en avaient assez de le voir débourser des sommes folles au jeu. Leur mort est arrivée juste à temps pour lui, il venait de perdre beaucoup d'argent et devait rembourser de très grosses dettes. Si cette manne n'était pas tombée providentiellement, il aurait été obligé de quitter l'école. Ainsi il eut la chance de pouvoir enterrer ses malheureux parents et d'hériter plus rapidement.

- La chance d'enterrer ses parents ! Vous avez de ces expressions Holmes, fis-je choqué.

- Lisez Watson !

En grommelant avec humeur, je repris ma lecture :

« 1875 : Entrée en politique de Sir Edward en tant que secrétaire d'Etat avec l'aide d'un ami intime de la famille Harlyn : Sir Thomas Andrew Morrison. Sir Thomas a décidé de se charger de cet enfant, mais il mourut peu de temps après d'une attaque cardiaque.

Perplexité du médecin de famille : Sir Thomas n'a jamais eu de problème de coeur de toute sa vie, dossier médical personnel de Sir Thomas à l'appui.

Sir Edward resta secrétaire d'Etat, puis il devint ensuite un grand politicien. Etant entré sous le patronage de Sir Thomas Morrison, il fut choisi comme ministre des Affaires Etrangères quelques années plus tard. »

- Holmes, c'est réellement incroyable. Mais comment se fait-il que Sir Edward ne fut jamais inquiété pour toutes ces affaires ?

- La famille Harlyn est ancienne et riche...

- Tout de même, j'ai du mal à y croire. Tant de coïncidences, tant de crimes. Pourquoi tuer Sir Thomas ?

- Je pense que ce brave homme a du apprendre quelque chose sur le compte de Sir Edward qui a poussé ce dernier à agir avec la plus extrême fermeté à l'encontre de Sir Thomas. Mais ce ne sont que des suppositions, je n'ai aucun indice dans cette affaire.

- Et après ?

- Après la mort de Sir Thomas, Sir Edward a cessé toutes actions subversives. Mais je dois vous avouer mon cher Watson que j'ai tremblé lorsque j'ai appris son accession au poste de Ministre des Affaires Etrangères.

- Pourquoi n'avez-vous rien dit ?

- Il était trop tard. Qui m'aurait cru ? Et qui sait ? Il est peut-être réellement innocent. De plus les années ont passé et Sir Edward est resté à son poste dans plusieurs gouvernements. Il a réglé diverses affaires très délicates avec brio. J'ai cessé de m'intéresser à lui avec autant d'attention...jusqu'à sa mort...

Je refermai le livre d'un geste brusque. Il fallait revenir au présent.

- Tout ceci est très intéressant Holmes, mais Sir Edward, malgré ses défauts, n'a pas été accusé de meurtre. Que tenez-vous à faire maintenant ?

Il s'assit dans son fauteuil, l'air sombre et pendant une heure m'ignora superbement. Mme Hudson vint débarrasser la table sans bruit, Holmes regarda soudain sa montre, se leva, se changea et enfila un autre manteau.

- Watson, il est une heure et quarante-cinq minutes, nous devons aller chez ce cher monsieur Tenderley qui doit commencer à nous attendre.

Je m'habillai et le suivis sans mot dire.

Nous prîmes un cab et dix minutes plus tard, une vieille dame nous fit entrer dans un petit salon simple à l'intérieur d'une maison aussi simple et banale. Un homme un peu gros qui se tenait à une canne vint nous rejoindre en boitillant. Il nous sourit derrière une barbe noire très touffue.

- Ha ! M. Holmes ! Et voici le docteur Watson !

Il me serra la main avec une vigueur dont je ne l'aurais pas cru capable.

- Asseyez-vous messieurs. Veuillez pardonner cette canne mais une crise de rhumatisme diminue de beaucoup un homme. Alors monsieur le détective que peut un pauvre estropié pour vous être agréable ?

- J'aimerai seulement M. Tenderley que vous nous parliez de John Spencer.

L'ex-inspecteur de Scotland Yard eut soudain un éclair de haine propre dans le regard. Un étrange sourire apparut au milieu de sa barbe.

- John Spencer, eh ? Quatre ans à courir après dans tout Londres. C'était un sacré cambrioleur ce Spencer. Il commit des vols incroyables par leur hardiesse, une fois les diamants de la comtesse Landherty envolés devant une équipe de vingt policiers aguerris, une autre fois des tableaux d'une valeur inestimable chez un riche collectionneur alors que j'étais chargé personnellement de la surveillance.

- Il vous prévenait de ces forfaits ? m'enquis-je assez surpris.

- Bien entendu, c'est là que résidait l'intérêt de ces vols pour lui. Il envoyait des messages aux victimes qui nous appelaient à la rescousse. Mais je n'arrivais pas à le coincer.

Tenderley se tut, contemplant sa canne avec tristesse.

- Puis un jour, Spencer devint fou, il se mit à assassiner ses victimes avec hargne. Du travail de boucher. Alors j'ai continué à le contrer mais c'était devenu une affaire personnelle. Sans résultats. Spencer a continué à tuer, à voler mais sans cet esprit qui avait fait mon admiration. Il a commis des vols moins spectaculaires mais plus lucratifs, assassinats de riches notables, attaques de bijouteries. Enfin on l'a retrouvé dans Regents Park égorgé. Je voulais enquêter mais mes supérieurs m'ont mis à la retraite anticipée. Pourtant j'aurais bien voulu connaître le nom de celui qui l'a abattu.

Holmes se mit à réfléchir intensément en observant le visage de notre hôte.

- Comment pouvez-vous être sûr que c'était toujours Spencer qui commettait ces crimes horribles ? Vous l'avez revu après sa déchéance ?

- Non, mais comme Spencer avait l'habitude, humiliante pour la police et pour moi, de prévenir ses victimes, nous pouvons être certains qu'il s'agissait toujours du même criminel.

Tenderley se leva lourdement de son fauteuil et en boitant de plus en plus il s'approcha d'une commode de bois sombre, ouvrit l'un des tiroirs et en sortit une liasse de papier en tous genres. Après plusieurs minutes de recherches infructueuses, il nous tendit un petit morceau de papier épais de couleur claire où distinctement on pouvait lire en caractères manuscrits d'une belle écriture ferme :

" Monsieur,

J'ai le regret de vous informer de votre prochain cambriolage, le 19 de ce mois.

Bien à vous,

John Spencer "

- Puis-je le conserver quelques temps ?

- Bien entendu M. Holmes mais je ne vois pas en quoi cela peut vous servir. Souhaitez-vous reprendre cette vieille affaire ?

Holmes sourit et fit disparaître le billet dans sa poche.

- Sait-on jamais ? Donc vous ne l'avez jamais revu jusqu'à sa mort ?

- Jamais ! J'étais fâché de le voir se livrer à de telles extrémités envers ses victimes. Lui, que j'avais admiré pour son génie, il violait les jeunes filles avant de les tuer.

Holmes leva les yeux puis en toussant légèrement, demanda :

- Vous en êtes sûr ?

- Oui. Notre médecin légiste, encore à Scotland Yard d'ailleurs, a été formel.

- Combien de cas de viols avez-vous eu ?

- Trois, si mes souvenirs ne me trompent pas. Des gamines de seize ans, vous vous rendez compte ?

Le détective éluda la question et reprit son interrogatoire.

- Il n'y a jamais eu de témoins à Regents Park ce soir-là ?

- Bien sûr que non ! C'est un jeune garçon qui est venu nous informer de sa macabre découverte.

- Vous souvenez vous de ce témoin ?

- Ho, un jeune homme... Mais je ne me souviens plus de son nom. C'est si vieux, tout cela.

Holmes eut un charmant sourire avant de clore la conversation.

- Bien, merci M. Tenderley. Nous n'allons pas abuser de votre temps plus longtemps.

Nous nous levâmes pour sortir et Tenderley nous raccompagna jusqu'à la porte.

- Quand, M. Holmes, allez-vous essayer de remplacer cet imbécile de Lestrade ?

- Je ne suis pas assez qualifié pour entrer à Scotland Yard, sourit-il modestement. Au revoir.

- Dommage, car vous auriez fait l'un des meilleurs inspecteurs que nous aurions eu.

La porte se referma et Holmes se frotta les mains avec joie.

- Ce cher inspecteur a été très intéressant, n'est-ce pas Watson ?

- Je ne comprends rien à cette histoire, Holmes. Que vient faire ce Spencer ici ?

- Patience Watson, patience. Tout d'abord, je veux aller voir Mycroft.

De nouveau, nous prîmes un fiacre et quelques minutes plus tard, un vieux majordome grave et en livrée, dont la paire de favoris blancs augmentaient encore l'aspect vétuste et vénérable, nous amena d'un pas lent et majestueux auprès du frère de Sherlock Holmes. Celui-ci se tenait tranquillement dans un fauteuil, un cigare de la Jamaïque aux lèvres. En nous apercevant, son regard fut parcouru par un rapide éclair de joie puis avec la froideur de son frère, il nous souhaita le bonjour et nous désigna de confortables fauteuils recouverts de velours rouge.

- Sherlock, que viens-tu donc chercher avec ce cher docteur Watson ?

- Divers renseignements mon cher Mycroft. Tu es au courant de tant de choses étranges avec ce Club Diogène, n'est-ce pas ?

Mycroft plissa les yeux à la manière de son frère, puis soupira :

- Très bien, que veux-tu savoir Sherlock ?

Holmes se pencha en avant et croisa ses longues mains entre ses jambes repliées.

- Tu te souviens certainement de l'inspecteur Tenderley et de John Spencer ?

Mycroft Holmes resta quelques instants muet en retirant la cendre de son cigare. A son tour, Holmes se prépara sa pipe, je suivis le mouvement et allumai une cigarette. Mycroft répondit enfin, d'une voix lente et posée :

- Oui, je m'en souviens. Pourquoi cette question ? Mon cher, l'affaire est close.

- En effet, mais sais-tu que Sir Edward est mort cette nuit ?

Mycroft est, à la différence de son frère, un piètre comédien, il eut du mal à paraître étonné, nous ne fûmes pas dupes.

- Bien, tes yeux m'ont appris que tu étais au courant. Cela ne m'étonne pas, ton devoir au sein de ce club est de savoir tout, n'est-ce pas mon cher Mycroft ?

Mycroft lança un regard flamboyant sur Holmes qui souffla la fumée de sa pipe.

- D'accord, je sais. Et toi es-tu au courant des lettres anonymes, mon cher frère ?

- Bien sûr, et je sais aussi qu'il a exigé ta protection.

Je sursautai sous le coup de la surprise. Des lettres anonymes ? Mycroft se mit à sourire joyeusement et dit avec fierté :

- Ha, mon cher Sherlock, là tu me fais plaisir, tu es l'une des personnes les plus éblouissantes qui soit. Tu avais songé à moi dès le début, n'est-ce pas ?

Holmes détourna son regard des extraordinaires yeux gris pénétrants de son frère puis répondit en observant ses chaussures, que son escalade matinale avait abîmées.

- Oui cette histoire de dossiers à récupérer de nuit à Buckingham Palace m'a semblé tellement invraisemblable, j'ai soupçonné un rendez-vous nocturne. Je suis allé examiner l'appartement de Sir Edward pour en apprendre plus.

- Là, je comprends mieux.

- En fait je n'y ai trouvé que le carnet d'adresses de notre victime et quelques papiers révélant une certaine correspondance avec le secrétaire du Premier Ministre sur le quartier de Whitechapel. Dans ce carnet, il y avait ton adresse et la mention : " Digne de confiance ". Le reste n'est que logique, tu en conviendras.

- J'en conviens, répéta Mycroft.

- Pardonnez-moi, mais je n'en conviens pas du tout personnellement, risquai-je.

- Watson, mon frère est connu dans les milieux hauts placés comme une personne discrète et diligente pour régler certaines affaires délicates. Des affaires si compromettantes qu'on préfère se tourner vers un inconnu du grand public plutôt que vers moi dont le nom joui d'une belle publicité.

- Mais de quelles affaires s'agit-il Holmes ? Repris-je impatienté par le ton doctoral qu'il prenait.

- Des histoires de chantage, des lettres de menaces.

- Sir Edward était victime d'un maître-chanteur !?

- Il semblerait mon cher ami. Je suis donc venu demander des précisions à mon frère.

Holmes reporta ses yeux sur son frère et un sourire apparut sur ses lèvres fines.

- Au fait Sherlock, pourquoi as-tu été voir Tenderley ? Rétorqua Mycroft.

- Tu me fais surveiller ? C'est indigne de toi Mycroft.

- Tu trouves qu'escalader un lierre en plein jour est digne du détective que tu es, mon cher Sherlock ? Oui, je t'ai fait surveiller dès que j'ai appris que Lestrade t'avait engagé. Je dois avouer que cela m'a vraiment déplu.

- Oui, je m'en doute, c'est ton enquête personnelle.

- C'est cela. Et en tant qu'enquêteur officieux sur cette affaire, il n'y a pas de place pour nos deux cerveaux. Sherlock, je dois te demander de bien vouloir abandonner et de rentrer tranquillement dans ton Baker Street.

Ce fut à Holmes de rester muet, il souffla quelques remarquables ronds de fumée.

- Mycroft tu oses me forcer à débarrasser le plancher ?

- J'essayais d'exprimer cette idée le plus délicatement possible mais je peux également employer cette expression triviale. Cette enquête ne te revient pas Sherlock, c'est un...secret d'état. Tu ne dois pas le violer, toi et ton collaborateur.

Je frémis et l'observai avec stupéfaction.

- Un secret d'état ? Qui êtes-vous donc pour parler de secret d'état ?

Holmes haussa les épaules et murmura d'une voix rauque :

- Le docteur Watson a une bonne plume, je pourrais songer à lui offrir le compte-rendu détaillé de ce qui se passe dans ce club si intéressant avec ces clients si...secrets.

Mycroft haussa l'un de ses sourcils broussailleux d'un air de défi, puis en poussant un petit rire forcé, il s'exclama :

- Tu as découvert cela tout seul ?

Holmes répondit avec un calme déconcertant :

- Tout seul comme tu dis. Ainsi tu ne veux toujours rien me révéler et souhaites me décharger de l'affaire. Je ne peux pas enquêter ?

Mycroft leva les mains dans un geste apaisant et dit d'une voix plus douce :

- Du calme Sherlock. Là, tu viens de marquer un joli coup. J'accepte une enquête discrète, mais je te préviens que vous venez de vous embarquer dans une histoire dangereuse. Mon cher docteur Watson, me dit-il tout à coup, vous auriez mieux fait de vous briser une jambe plutôt que de rencontrer mon frère.

Je répliquai énergiquement, ce qui étonna les deux frères :

- Et que ferais-je sans Sherlock Holmes, mon cher ?

Il se tourna vers moi et m'observa avec une pitié manifeste :

- Sûrement mieux que de risquer votre vie inutilement.

Holmes coupa avec impatience :

- Alors Mycroft, que sais-tu de notre affaire ?

- Hé bien. Il s'agit en réalité de lettres de menaces que recevait depuis quelques temps Sir Edward. Mais notre ministre n'était pas homme à craindre de ridicules lettres, il s'en désintéressa jusqu'au jour où l'une d'elles lui fit plus peur que les autres. On lui annonçait la mort prochaine de Sa Majesté la Reine avec des détails précis de son emploi du temps personnel. Pris de panique, il réussit à convaincre la Reine de partir se reposer dans son palais de Balmoral, en Ecosse. Ensuite le ministre m'a contacté et j'ai eu toutes les peines du monde à le persuader d'aller rejoindre la Reine. Il a d'abord refusé puis a décidé de partir plus tard mais il s'est fait assassiner, hier dans la nuit.

- Faux Mycroft. Il s'est suicidé.

Mycroft regarda un moment son frère pour tenter d'apercevoir une quelconque marque d'ironie sur son visage, mais Holmes haussa juste un sourcil.

- Tu le crois vraiment ? Pourquoi se serait-il suicidé ?

- Te souviens-tu de John Spencer ? Rétorqua Holmes, ignorant superbement la question.

- Tu m'as déjà posé la question, oui, je me souviens, mais cela n'a rien à voir avec notre affaire.

- Deuxième erreur. Il va vraiment te falloir réviser l'histoire du crime des trente dernières années.

Mycroft Holmes hocha la tête d'un air agacé.

- Je n'ai que faire des faits divers de bas étages Sherlock. Si tu n'as rien de plus concret, nous allons cesser là cette conversation.

Holmes se leva en poussant un long soupir, il marcha quelques mètres en direction de la porte. J'allai l'imiter lorsque le détective jeta, l'air de rien.

- Pourtant si j'étais toi, je me demanderai ce que Sir Edward faisait cette nuit-là à errer dans Regents Park, le soir du meurtre de John Spencer.

Le visage de Mycroft, si impassible, fut cependant saisi. Holmes venait de marquer un point. Ce dernier revint se poster devant son frère, les mains dans les poches, un sourire ironique aux lèvres.

- L'inspecteur Tenderley a été bien ridicule de me cacher ce détail significatif. Mais je ne suis pas détective pour rien, j'ai retrouvé la déposition de notre témoin au-dessus de tous soupçons.

- Diable. Si tu as raison Sherlock, l'affaire change de nature !

- Mycroft, j'ai raison, Sir Edward faisait partie de la bande. Spencer a été utilisé pour enrichir les meurtriers, puis quand il ne leur a plus servi ou qu'il était devenu trop dangereux pour eux, ils l'ont abattu. Sir Edward était complice.

- C'est très plausible Sherlock mais c'est impensable.

- Sir Edward n'avait plus d'argent, or après cette affaire de Regents Park trois cent mille livres sterling sont apparus sur son compte en banque. Il a parlé d'héritage de famille. Tout le monde l'a cru, j'ai continué mes recherches dans les archives et n'ai trouvé aucune trace d'héritage. Ce ne sont pas des preuves ?

- Non Sherlock, ce ne sont que des suppositions.

- Et que penses-tu des assassinats de Sir Thomas Morrison et des parents de Sir Edward ?

Mycroft se calma subitement pour murmurer d'un air lointain :

- Là Sherlock, si tu trouves des preuves sur ces affaires, tu auras gagné. Il est possible que ces vieilles affaires aient rattrapé Sir Edward et l'aient poussé à mettre fin à ses jours... Mais il me faut des faits précis.

Sherlock Holmes s'apaisa et respira profondément :

- Tu n'as rien découvert sur les lettres ?

Mycroft renifla avec dédain.

- Oh si. Tu te figures peut-être que j'ai attendu ton arrivée pour me livrer à une enquête. Dès que je fus sur l'affaire, j'entrepris de nombreuses investigations avec la police. Le superintendant de Scotland Yard m'a fourni une équipe de policiers qui travaillent sous mes ordres. Une vraie fouille dans les règles de l'art. Sir Edward recevait ses lettres par la poste, je fis donc surveiller toutes les postes de Londres pendant plusieurs jours. Rien ! Le bonhomme est rusé, aussi rusé que toi et moi. Il change de quartiers pour envoyer ses missives, il se déguise tel que tu sais le faire, il se fait discret, venant au moment où l'affluence est à son comble. Aucune piste sérieuse. Et connais-tu la meilleure, mon cher Sherlock ?

Mycroft avait prononcé ces derniers mots avec une fureur mal contenue qui me surprit venant d'un homme aussi calme et posé que peut l'être Mycroft Holmes. Son frère secoua la tête tout en vidant le tabac froid de sa pipe dans un cendrier. Mycroft ricana et s'écria rageusement en faisant de grands gestes :

- Dès qu'il sut, par je ne sais quels moyens, que la police et moi-même étions sur ses traces, il eut l'audace de m'écrire des messages dans les postes où il envoyait ses lettres. Le postier me les remettait en expliquant que c'était de la part d'un ami, ou d'une amie selon le déguisement. L'employé me reconnaissait car notre homme lui donnait un signalement précis de ma personne, jusqu'à la couleur de ma veste. J'ai ainsi six billets du criminel.

Holmes demanda en souriant :

- Quels genres de billets ?

Mycroft bondit de son siège avec une vitalité qui m'étonna et s'empara d'un dossier de cuir vert foncé d'où il extirpa six petits bouts de papiers. Il nous les tendit avec un grognement de mépris. Holmes lut le premier à haute voix :

" Poste de Park Road,

Bonjour mon cher Mycroft ! Comment va ? Je te souhaite beaucoup de plaisir pour ma recherche mais comme tu vois tu ne m'as pas encore trouvé. A la prochaine poste !

Un Ami Intime de M. Mycroft Holmes. "

Holmes et moi, nous nous regardâmes un instant pour brusquement éclater d'un fou rire irrépressible. Mycroft écrasa son cigare dans le cendrier en soupirant, ses doigts frappaient le bras de son fauteuil avec colère. Enfin, il s'exclama :

- Je ne vois pas ce qui peut vous fait rire. C'est très sérieux.

Holmes lui répondit en pouffant encore de rire :

- Oui, en effet. Je vais emporter l'un de ses charmants messages poétiques pour en étudier l'écriture. Au fait Mycroft, continues-tu de faire garder les postes ?

- Je pense continuer. Même si Sir Edward est mort, notre criminel peut commettre une bévue et nous fournir une piste.

- Mais pourquoi ne pas avoir arrêté toutes les personnes qui pénétraient dans les postes et les interroger ? Risquai-je.

- Vous imaginez Watson sur plus de quatre millions d'habitants, le nombre de personnes susceptibles d'aller déposer du courrier dans la même journée ? Le travail que cela représenterait de toutes les interroger ?

- Et le temps perdu ? Coupa Mycroft. J'ai préféré faire surveiller les postes et suivre les personnes douteuses.

- Et le courrier ? Il ne doit pas y avoir tant de lettres adressées au ministre des Affaires Etrangères.

- Ce n'est pas le voyage du courrier qui m'intéresse, c'est celui qui le dépose. Ha les postiers m'ont fourni des signalements différents à chaque rencontre. Ils l'ont bien examiné mon suspect. Un jour c'est une jeune femme blonde en robe rose, le lendemain un gentleman habillé sobrement portant barbe et monocle.

- Vous ne les avez pas fait suivre ? Repris-je.

- Bien entendu docteur Watson. Mais notre homme est habile. Jusque là, il a semé tous ses poursuivants.

- Donc nous pouvons en déduire que c'est un sportif, sourit Holmes.

- Dommage que je ne sois pas capable de le poursuivre moi-même, grogna Mycroft.

- As-tu une idée sur la façon qu'utilise notre homme pour être au courant du moindre de tes agissements ?

- J'aurai aimé que tu évites cette question. Il est certain qu'il connaît quelqu'un à Scotland Yard car il a esquivé habilement le moindre de nos pièges.

- Quels pièges ? Demandai-je.

- Des policiers en civil se tenaient dans chaque poste en se comportant comme tous les autres clients pour essayer de recueillir des informations mais en vain.

Holmes parcourut pour lui-même les autres messages puis en riant doucement, il les rendit à Mycroft. Enfin il se leva et se rhabilla.

- Mon cher Mycroft, continue tes recherches et si l'envie t'en prend, viens à Baker Street. Je me ferais un plaisir de comparer nos résultats.

Mycroft se leva lentement tandis que Holmes saisissait la poignée de la porte.

- Veux-tu dire que tu me lances le défi de découvrir notre homme avant toi ?

Holmes lui lança un regard provocateur et répondit avec la plus grande gravité :

- Oui.

- Hé bien, nous verrons enfin qui des deux Holmes est le plus grand détective d'Angleterre !

- Oui, nous verrons, reprit Holmes d'un air pensif. Je t'emprunte quelques exemplaires de lettres anonymes. Au plaisir de te revoir.

- Au revoir Sherlock. Au revoir docteur. Bonne chance !

Et nous repartîmes dans la rue animée. Holmes héla un fiacre. A l'intérieur, je laissai éclater mon indignation.

- Vous n'avez pas honte de vous conduire comme deux gamins, vous et votre frère ? Avec ce défi ridicule, vous êtes pitoyables. Ce n'est pas une simple partie d'échec ! N'oubliez pas que cette affaire est plus que grave et voici les deux plus grands cerveaux de ce pays qui se lancent dans cette enquête comme des chiens sur un parcours d'obstacles. Se battre pour être les plus forts, c'est complètement idiot et puéril. Avez-vous déjà oublié ce pauvre Sir Edward ? Vous n'avez que cinq jours et l'un s'est déjà écoulé de moitié. Holmes, répondez-moi, je vous prie !

Il était assis tranquillement, sa pipe éteinte aux lèvres et il avait écouté paisiblement mes remontrances sans sourciller, sans bouger ne serait-ce qu'un doigt. J'étais si surpris par son apathie que je ne trouvai plus rien à ajouter. Le silence retomba tandis que j'observais cet homme si étonnant, si déroutant. Après quelques minutes d'un mutisme pesant, Holmes daigna me répondre, enfin :

- Je sais que c'est une action puérile, indigne pour des hommes de notre âge et de notre situation et surtout déplacée dans une affaire aussi urgente et grave que celle-ci. Mais j'ai mes raisons personnelles.

Je m'écriai complètement stupéfait par sa réponse :

- Des raisons personnelles ? Vous ?

Il me lança un regard lourd de reproches.

- Des raisons personnelles. C'est tout.

Et Sherlock Holmes s'enferma dans un silence plein de ressentiment. Je n'osai pas le briser de peur de provoquer son courroux.

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