Un cri silencieux.

Un cri déchira le ciel avec férocité. Un premier hurlement macabre, puis un deuxième, un troisième, un quatrième. Et plus rien. Le silence total.

Elles sursautèrent, main dans la main. Elles se lancèrent un regard compatissant, empli d'inquiétude, se rapprochèrent afin de trouver ne serait-ce qu'un peu de réconfort. L'habitude était néanmoins toujours présente.

L'atmosphère était tendue, un malaise permanent. Invivable. Insondable. L'air était un mélange de renfermé, d'odeur métallique, de sueur, d'urine, d'odeur putride. Souvent, les nouveaux arrivants s'empêchaient avec une main devant la bouche de régurgiter le peu de nourriture qu'ils avaient dans leur estomac, de peur que la mort n'arrive plus tôt que prévu.

Les chuchotements se faisaient trop bas pour être audibles. Des petits murmures qui ne voulaient se faire entendre, comme si cette mort si cruelle était aux aguets d'une nouvelle victime, malgré les centaines de milliers qu'elle avait déjà ramassées ces quelques années. Auschwitz-Birkenau était pour beaucoup l'antre du Diable en personne. Il attendait, impatient, qu'une nouvelle personne vienne se faire empaler sur sa longue fourche avec les cris d'agonie qu'il appréciait tout particulièrement.

Même si certains étaient déjà mieux traités que d'autres dans ce sombre enfer.

-Tu crois que ce sera bientôt notre tour?

Ces paroles étaient aussi basses que les autres, elles ne s'adressaient qu'à une seule personne, demeurant dans le silence pesant qui se propageait dans la petite pièce emplie d'humidité et à l'odeur pestilentielle.

La porte s'ouvrit brusquement. Célèbre chez les nazis pour ses"grandes" expériences, le docteur Josef Mengele apparut sur le pas de la porte. Au même moment, le corps d'une personne presque inconsciente s'écroula telle une masse sans vie. C'était habituel de voir cela. L'attention de monsieur Mengele se rapporta vers elles, ses yeux sombres parcourant la pièce, sa blouse étrangement blanche après toutes ces affreuses expériences. Il leur offrit en gage de bienvenue un large sourire qui se voulait chaleureux. Mais qui, malheureusement, eut l'effet inverse.

-Vous m'avez manqué, mes petites princesses. Vous êtes ravissantes, comme d'habitude! il marqua une pause, les yeux luisants. Entrez donc!

Les deux concernées le dévisagèrent, prenant sur elles. Elles savaient ce qui les attendait. Inutile de prendre peur alors qu'elles connaissaient la suite des événements lorsqu'elles passeraient le seuil de la porte.

Elles paraissaient fort jeunes, contrairement aux autres qui attendaient enfile indienne. Elles ressemblaient à de jeunes adolescentes. Au début, les personnes qui les croisaient, pensaient avoir des problèmes de vue car elles avaient la même apparence physique. Pour des jumelles, cela se comprenait. Elles avaient toutes deux le visage fin et élégant, bien que de légères saletés encrassaient leur beauté. Leur chevelure blonde se faisait discrète, car les personnes qui les retenaient prisonnières avaient comme rituel quotidien de raser les détenus, afin de ne pas se retrouver confrontées à ces parasites qui choisissent pour logement la tignasse des êtres humains. Après plusieurs semaines, les mèches refaisaient surface. Leurs yeux clairs avaient perdu leur éclat au fil du temps. Elles vivaient ici depuis deux années déjà. Elles avaient vécu des horreurs et en voyaient tous les jours. Au départ, elles trouvaient cela impensable de se retrouver en plein milieu d'un cauchemar aussi ténébreux. Mais dorénavant, elles trouvaient tout ceci quasiment normal. Vivre dans cet enfer était devenu presque naturel, pour elles et pour tous les autres qui séjournaient dans ce camp.

Ces deux jeunes demoiselles avaient pour nom de naissance Hildegarde et Anneliese Beilschmidt. Elles continuaient de s'appeler de la sorte lorsqu'elles étaient ensemble, mais depuis deux ans, les personnes qui rôdaient autour d'elles leur donnaient une toute autre identité,une identité amorale, réduite à un simple objet d'expériences.

-Numéro 16793 et 16794, reprit le docteur, le regard plus sombre. Ne restez pas plantées là et venez. Vous savez pertinemment que je ne vais pas vous manger.

Se faire manger par cet homme aurait sonné comme une délivrance pour les jeunes filles. Cela semblait être un meilleur avenir que de moisir auprès de tous ces squelettes obligés de travailler, sous peine de connaître la douleur des coups. Une mort rapide était souvent préférée à une mort lente et tortueuse.

Anneliese, alias 16794, se montrait plus timide que sa sœur. Elle restait agrippée à son bras, se plaçant derrière elle afin de se rassurer. 16793, soit Hildegarde, était plus forte. Elle avait cet instinct protecteur envers son double depuis sa naissance. Elle aurait préféré se sacrifier pour la sauver et il lui était impossible d'imaginer se séparer de sa jumelle. Et cela s'était accentué depuis qu'elles étaient séparées de leurs parents.

Hildegarde attrapa la main de sa sœur adorée et la serra du plus fort qu'elle le pouvait, sans pour autant lui faire mal. Elle devait se trouver une contenance pour ne pas s'enfuir en courant. Elle était, certes, protectrice, mais pas aussi courageuse qu'elle le désirait. Fébrilement, elles avancèrent de quelques pas, se faisant engouffrer dans la salle d'expériences sur les êtres anormalement formés, tels que les jumeaux. Ce qu'elles étaient, malheureusement pour elles.

L'odeur pourrie déjà présente s'intensifia davantage. Même avec l'habitude, il y avait toujours ce dégoût profond qui remontait à la gorge. Leurs yeux livides détaillaient les lieux et il était clair qu'être là ne leur plaisait pas du tout. Les murs de la pièce étaient blanchâtres, malgré quelques traces plus sombres çà et là. Elle était très peu meublée, afin de rendre l'espace plus important. Elle était très peu éclairée et au travers des fenêtres, le gris des nuages pouvait s'apercevoir. Au centre de la pièce trônait une sorte de table faite de carrelages, avec un évier à l'extrémité. Sûrement pour laver des mains salies par quelque liquide rouge à l'odeur métallique.

-Approchez! Approchez! Ne faites pas les timides! Ce n'est pas comme si ce lieu vous était étranger!

Sans lâcher la main de l'autre, elles s'exécutèrent, avançant avec prudence vers l'homme. Éventuellement le docteur faisait confiance aux jeunes filles. En revanche, c'était loin d'être réciproque. La porte se referma et le silence s'imposa.


Les sanglots d'Anneliese résonnaient dans la chambre des Beilschmidt. Des pleurs tellement insupportables pour la grande sœur qui essayait tant bien que mal de la cajoler en la prenant dans ses bras. Anneliese tenta de se calmer en nichant sa tête dans le cou de sa seule famille, s'agrippant à la robe bizarrement immaculée après toutes les horreurs qu'elles avaient subies.

-Je le hais... Comment peut-il oser faire des choses pareilles à de pauvres innocents? Nous n'avons pourtant rien fait pour mériter un tel sort... Nous réduire à état d'esclave alors que nous ne faisions rien de plus que de suivre notre religion. En quoi être juif est-il un crime?

C'était une injuste fatalité.

-Pourquoi? Pourquoi nous et pas d'autres? Je préférerais mourir là maintenant que de pourrir indéfiniment dans cet enfer! explosa Anneliese, les larmes débordant sur ses joues creuses.

Sa voix s'étrangla sur ses mots. Hildegarde la saisit par les épaules, plantant ses yeux saphirs dans le regard voilé de sa sœur.

-Je sais que ce n'est pas facile. Mais dis-toi que le Ciel est avec nous car nous menons une belle vie contrairement aux autres détenus. Alors, s'il te plaît, arrête de prononcer des paroles aussi absurdes. De plus, le docteur Mengele nous apprécie énormément, du moins, c'est ce que je pense.

Anneliese se crispa en entendant le nom de l'être le plus détestable.

-Certes, cet homme nous dorlote, nous nourrit, nous présente des tenues correctes, et bien des choses en somme. Mais...j'ai l'impression que ce n'est qu'un masque... Qu'il ne nous dévoile pas sa vraie personnalité.

Elles restèrent silencieuses, installées sur le bord d'un lit dur, se réconfortant du regard. Elles pouvaient toujours compter l'une sur l'autre et elles avaient beaucoup de chance de ne pas avoir été séparées à leur arrivée. À croire qu'il y avait des avantages à être anormal aux yeux des autres! 16794 prit de nouveau son aînée dans ses bras, humant son parfum rassurant.

-Promets-moi de toujours rester avec moi... Ne me laisse pas seule face au reste du monde...

Un fin sourire se traça sur le visage pâle de Hildegarde qui embrassa tendrement le front de sa petite sœur adorée.

-Je ferai tout mon possible pour ne pas t'abandonner. Je ne veux pas que tu souffres.

Elles restèrent ainsi, dans les bras l'une de l'autre durant de longues minutes. Enfin un peu de calme après cette longue séance dans la salle d'expériences. Elles avaient besoin d'amour toutes les deux. Pour garder la foi et avoir le courage de rester en vie malgré toutes les souffrances qu'elles enduraient.

La délicate main de Hildegarde passa sur le crâne chauve de sa tendre sœur, la retenant davantage contre elle. Un sourire nostalgique apparut sur ses lèvres sèches et légèrement bleutées.

-Ça me manque de ne plus pouvoir peigner tes jolis cheveux d'or.

Elle se souvint de l'agréable sensation de pouvoir glisser ses doigts entre chaque mèche. Elle prenait un réel plaisir à les brosser chaque soir avant d'aller se coucher. Dommage que cette habitude dut cesser en atterrissant dans ce lieu atroce où la terreur et la faim étaient maîtres.

Puis, un bruit provenant de l'extérieur stoppa net les souvenirs de Hildegarde. Elles se séparèrent pour se tourner vers l'unique fenêtre qui laissait passer la lumière de la lune sur leur visage fatigué mais serein. Un véhicule venait de s'arrêter non loin de leur chambre. La curiosité des deux sœurs les poussa à se rapprocher discrètement du mur afin de ne pas se faire repérer pour écouter la conversation des allemands. Ils portaient un brassard autour du bras avec le symbole du nazisme. À la vue de ceci, elles déglutirent. C'était à cause de cette doctrine que leur vie avait basculé, sans oublier les milliers d'autres détenus.

-Tout est prêt?

Elles relevèrent le menton pour observer la scène qui se déroulait sous leurs yeux interrogateurs. Celui qui n'avait pas encore parlé se dirigea vers le gros camion et ouvrit les portes à l'arrière. Violemment, elles ressentirent une puissante envie de régurgiter leur repas du soir qu'elles venaient d'entamer. La cargaison que transportait cet imposant véhicule était constituée d'un nombre incalculable de cadavres. Mais pas n'importe lesquels: ils s'agissaient des corps mutilés de jumeaux. Ils devaient être morts d'une façon abominable, ces pauvres gens qui n'avaient rien demandé, à qui on avait brusquement retiré leur paisible vie d'antan, à qui tout espoir d'humanité, de survie était réduit à néant.

Hildegarde et Anneliese n'étaient pas idiotes.

-Oui, déclara une voix déjà plus reconnaissable, vous pouvez préparer les fours.

À vrai dire, ce n'était pas une surprise de voir le Docteur Josef Mengele aux côtés du SS allemand, son sourire peu rassurant plaqué aux lèvres. L'atmosphère fut encore plus étouffante après cette sombre découverte. Anneliese allait se remettre à pleurer de plus belle mais sa sœur l'obligea à se taire et à être forte. Défier la réalité était quelque chose de primordial dans ce genre de situation, les deux jeunes filles ne le savaient que trop bien.

Même si leur destin se résumait sûrement à cela.

Alors les SS s'affairèrent à transporter les jumeaux un par un, avec indifférence jusqu'à un bâtiment cloisonné. À force de faire la même chose tous les jours, voir les cadavres était devenu quelque chose de banal. Mengele les regardait faire, les mains dans les poches de sa blouse, donnant des coups de pied dans des cailloux traînant par là.

-Bon, dépêchez-vous, s'impatienta-t-il, je n'ai pas que ça à faire. La mission que l'on m'a confiée n'est pas aussi facile que vous le pensez.

Les jumelles tendirent l'oreille, curieuses d'enfin savoir ce qui se tramait. Le docteur reconnut l'un des cadavres que son acolyte tenait par les cheveux.

-Ah! Je me souviens de lui! Quelle tête de mule! Il était plus résistant que son cher frère, alors j'ai dû m'en occuper personnellement.

Le SS lui offrit un faible sourire, qui cachait en fait une immense terreur, puis emmena le concerné dans les fours crématoires comme tous les autres. La conversation remonta alors au cerveau des jumelles telle une bombe à retardement. D'un coup, tout fut clair comme de l'eau de roche, et elles se tournèrent l'une vers l'autre, tétanisées...

Le même sort leur était réservé.

-Je n'ai pas rêvé? Il veut nous éliminer comme...ça!?

Anneliese pointa du doigt la pile de cadavres à l'extérieur, complètement désarçonnée. Sa sœur se pencha brusquement vers elle et plaqua sa main contre sa bouche, l'empêchant de prononcer le moindre mot. Elle craignait qu'ils ne les entendent. Elles restèrent silencieuses, à moitié allongées afin de ne pas se faire remarquer.


Leur regard était rivé au sol, poussiéreux et tâché. Personne n'osait prononcer un mot tant le malaise était persistant. Que dire? Que faire? C'était là toute la question. Plus rien n'était facile. Enlevées par le démon, elles subissaient les expériences. Leur corps meurtri, sali, leur criait d'en finir une bonne fois pour toute. L'horreur se mouvait dans la pénombre depuis toutes ses années. Et pourtant elles se disaient chanceuses d'avoir un assez bon repas tous les jours, un assez bon lit pour dormir. Elles se trituraient les mains, bougeaient les pieds. L'angoisse était bien là désormais, ainsi que la peur, le choc et le désespoir. La tension était palpable.

À ce moment-là, elles se sentaient comme de simples jouets sous l'emprise d'un marionnettiste fou, comme de simples bêtes de laboratoire.

-Comment peut-on rester là à ne rien faire...? s'interrogea Hildegarde, d'une voix morne.

-Quoi? Tu as une idée peut-être?

Elles se dévisagèrent longuement, le regard plissé, les sourcils froncés. Un nouveau silence s'imposa. L'atmosphère respirait le goût d'une mort prochaine. 16793 se releva pour faire face à 16794 qui la regardait, les yeux brillants et rougis par les larmes. Elle posa ses mains sur les épaules d'Anneliese.

-Écoute-moi Anneliese. Tu as bien compris ce qu'ils veulent qu'on devienne, non? Mourir en même temps comme des rats de laboratoire pour leurs soi-disant "brillantes expériences". D'ici peu, on sera jetées dans ce caniveau! C'est ça que tu veux?

La tension montait. Elles étaient à bout, et maintenant Anneliese fusillait du regard sa sœur jumelle. Pour qui se prenait-elle? L'Allemande était loin d'être bête. Elle se leva à son tour, et put défier Hildegarde de toute sa hauteur, balayant ses mains de ses épaules.

-Ne me prends pas pour une idiote, j'ai très bien compris leur plan. Et alors? Qu'allons-nous faire? Nous sommes coincées ici jusqu'à notre dernier soupir à cause d'une stupide religion. Ce n'est pas maintenant que Dieu sera clément avec nous.

Hildegarde détourna le regard, se mordant furieusement la lèvre inférieure. Anneliese ne put s'empêcher de s'inquiéter et des frissons parcoururent son échine. Hildegarde réfléchissait, c'était sûr, et sa sœur n'était certainement pas prête mentalement à entendre sa fameuse idée.

-Tu as pensé à quelque chose...? demanda 16794.

Hildegarde se fit silencieuse. Elle regardait le vide, comme si on avait retiré toute vie de son être. Anneliese comprit que son idée ne devait pas être très réjouissante, mais la connaissant bien, ce devait être une idée de dernier recours.

Hildegarde acquiesça amèrement.

Anneliese se mit alors à attendre que sa sœur prenne son courage à deux mains pour enfin exprimer sa pensée, assez difficile à faire dans la situation. Au bout d'un temps, elle déclara :

-Je propose mon sacrifice pour déjouer leurs plans. S'ils désirent nous faire mourir en même temps, il faudrait que je me suicide et que tu continues à vivre. Ils en prendraient alors un coup dans leur ego.

-Pardon?

Le choc fut comme une gifle mortelle, un coup de poignard en plein cœur. Elle ne pouvait être sérieuse. Anneliese la fixa, les yeux ronds comme des soucoupes, figée, les pieds agglutinés au sol. Aucun de ses membres ne parvenait à bouger, et elle dut se reprendre à plusieurs fois afin de pouvoir parler distinctement. La colère, la rage, le désespoir montaient en elle. Était-ce donc tout ce qu'il restait de sa rage de vivre?

-Arrête tes blagues sombres, je te prie. Tune peux dire des choses comme ça.

-Anneliese, je suis on ne peut plus sérieuse.

La jeune fille explosa.

-Ah?! Et tout ce que je dois faire c'est de rester les bras ballants pendant que tu te jettes dans la gueule du loup? Mais tu as perdu la tête! Ces expériences t'ont rendue à ce point irrationnelle?

Hildegarde serra soudainement les dents, elle aussi à bout. Elle se leva à son tour, pour refaire face à sa chère sœur. Elle ignora presque la dernière question d'Anneliese.

-Je me désigne pour toi! Pour que tu puisses vivre, non, survivre! Tu as une meilleure idée peut-être? Je ne pense pas! Cet endroit va nous rendre complètement folles toi et moi, alors autant prendre notre revanche en leur faisant une surprise qu'ils ne verront pas arriver!

Ces paroles ne firent qu'aggraver la colère d'Anneliese. Elle se crispa davantage, les larmes menaçant de rouler le long de ses joues creuses.

-Et c'est donc ça ta brillante idée?! Nous séparer? Après tout ce temps?! C'est sans espoir! On a tenu bon deux ans, deux ans! Et tout ce que tu veux, c'est te suicider pour quelque chose comme ça? Autant mourir ensemble!

-Je refuse! Mourir en même temps ne fera qu'accroître la réussite de leur recherche!

Anneliese se tut un instant, les larmes déferlant désormais. Hildegarde était énervée, fatiguée. Elle ne faisait pas cela par gaieté de cœur, mais bien pour sa sœur, qu'elle aimait par-dessus tout, sa seule famille. Elle commença à sangloter à son tour.

-M...mais moi... bégaya Anneliese, je ne veux pas te voir mourir, je veux que tu restes avec moi pour toujours...

Ces propos brisèrent un peu plus le cœur de Hildegarde. Elle enlaça alors sa sœur qui s'agrippait à ses vêtements, pleurant toutes les larmes de son corps, criant, hurlant sa tristesse au monde, à Auschwitz-Birkenau pour qu'ils entendent bien toutes les atrocités qu'on vivait ici. Lasses, elles étaient lasses de tout cela. Marre, elles en avaient tellement marre...

-Je sais, je sais... Mais tu vois, je n'ai pas peur de mourir si c'est pour toi. Alors, on fait comme on a dit?

Hildegarde était trop persuasive. Anneliese ne pouvait y faire face. Mais voir sa sœur, sa jumelle, la personne qui avait habité la même poche dans le ventre de leur mère, qui avait partagé toutes ses peines et ses joies,mourir ainsi, si jeune...? Anneliese dut se faire une raison, elle n'avait aucune autre idée. Cela la rendait malade rien que d'y penser, mais Hildegarde lui disait toujours d'être forte. Eh bien, c'était ce qu'elle allait essayer de faire.

Un petit "oui", entrecoupé de sanglots résonna dans la pièce, et Hildegarde sourit tendrement, séchant ses larmes. En effet, elle n'avait pas peur. Elle a déjà vu, déjà vécu pire que la mort elle-même. Après des minutes à pleurer dans les bras l'une de l'autre, elles se séparèrent et regagnèrent leur lit. Il fallait mettre en place un plan.

La mort allait une nouvelle fois faucher une nouvelle victime. Peut-être même plus.


Le ciel était noir, la lune se montrait. Il faisait froid et pourtant, personne ne s'en plaignait. Le paysage était recouvert d'un charmant manteau blanc, rappelant les grandes montagnes enneigées dans les contrées lointaines. D'innocents flocons tombaient gracieusement sur les corps faibles des personnes travaillant durement lorsque le soleil rayonnait. Cette belle neige signifiait une grande misère pour ces pauvres gens, alors qu'avant, elle aurait annoncé une superbe journée avec les enfants pour jouer à se lancer des boules de neige ou encore pour construire des bonhommes blancs.

La voix d'un des membres SS prononçait les numéros des détenus. C'était l'heure de l'appel, afin de vérifier que tout le monde était bien présent. L'air frais de la nuit n'était pas désagréable, il était au contraire apaisant. Chacun était posté en ligne, le dos bien droit, attendant simplement que leur numéro soit prononcé. Au côté du nazi qui faisait l'appel, le docteur Mengele était présent, les mains derrière le dos, attendant patiemment que cela se termine. Ses yeux gambadaient d'un détenu à un autre, un petit sourire au coin des lèvres, tandis que son regard reflétait la lueur de la lune.

Les deux sœurs faisaient parties du lot, l'une à côté de l'autre, se tenant fermement par la main. Anneliese ne voulait en aucun cas la lâcher, sachant ce qu'elle s'apprêtait à faire dans les prochaines minutes. Elle leva les yeux pour avoir le visage pâle de sa moitié dans son champ de vision. Elle paraissait si sereine. Elle se disait qu'à sa place, elle serait en train de trembler de tous ses membres, en pleurs. Perdre la vie de sa propre volonté n'était pas quelque chose qu'elle avait envisagé, même dans les coups durs.

Puis, le moment qu'elle redoutait arriva. Hildegarde tourna la tête vers sa sœur, les yeux emplis de compassion. Le cœur d'Anneliese se fit douloureux. Elle avait l'impression qu'il se compressait dans sa poitrine, le faisant saigner. Les larmes montèrent, prêtes à quitter ses jolies prunelles claires. Hildegarde lui sourit tendrement avant de prononcer tout bas:

-C'est le moment...

Elle desserra sa prise sur la main de sa sœur qui ne voulait pas croire en ce qui allait se produire dans les prochains instants. Elle ne pouvait s'imaginer sa sœur mourir d'un suicide. Elle lui avait pourtant promis de rester à jamais à ses côtés, malgré les hauts et les bas. Elle se sentait trahie, comme si la confiance qu'elle lui avait accordé venait de s'envoler. Et pourtant, même si elle lui en voulait d'avoir rompu cette promesse, elle l'aimait toujours autant. C'était sa sœur, elle avait partagé d'excellents moments avec elle. Elles avaient tout vécu ensemble. Elles étaient fusionnelles et inséparables. Pourquoi cela devait changer aujourd'hui? Anneliese trouvait le monde injuste, de la forcer à se séparer de la personne en qui elle tenait le plus et dans de telles conditions.

Hildegarde, malgré la gravité de la situation, réussit à rester une bonne sœur jusqu'au bout; elle déposa sa main sur son épaule pour la tourner vers elle et embrassa son front d'un air protecteur.

-Sache que je t'ai toujours aimée, petite sœur.

Elle ne chercha pas à rallonger ce dernier moment d'amour avec sa jumelle et commença directement sa course. Elle n'avait pas couru depuis ces deux dernières années et la quantité importante de neige la ralentissait grandement. Mais elle n'abandonna pas pour autant et se dirigea vers les barbelés, cherchant désespérément à mourir décapitée par ces fils de fer qui faisaient le tour du camp, empêchant quiconque de s'enfuir. Des voix allemandes s'affolèrent, réclamant qu'on l'abatte sur le champ afin qu'elle ne puisse pas quitter les lieux. Les autres détenus observaient la scène tels des zombies. Ils avaient déjà vu ce passage un nombre incalculable de fois. Ils comprenaient pourquoi ces gens agissaient de la sorte, préférant mourir que subir ces atrocités.

Hildegarde continua sa course, ne s'avouant pas encore vaincue. Elle y était presque. Soudain, une vive douleur la prit à la cheville. Elle venait de glisser dans l'épaisse couche de neige et s'apprêtait à s'écrouler. Mais avant que son corps n'entre en contact avec le sol, une série de coups de feu retentit. Les balles atteignirent leur cible et se logèrent dans la plupart des organes vitaux tels que le cerveau, le cœur ou encore les poumons. Ensuite, elle tomba dans la neige, qui se teinta peu à peu de son sang. Ce mélange de blanc et de rouge fut rapidement enseveli par les flocons qui continuaient à tomber par milliers. Et le cadavre de la jeune adolescente fut recouvert de ces petites étoiles blanches en un rien de temps.

De son côté, Anneliese était en état de choc. De grosses larmes se mirent à rouler sur ses joues gelées par le froid alors qu'elle regardait en direction du corps inerte de sa chère sœur, morte sous les coups de feu. Ses yeux étaient écarquillés d'horreur, tandis que sa bouche entrouverte, dévoilaient sa stupéfaction. Ses jambes flageolèrent et la lâchèrent quelques secondes après. Elle se retrouva à genoux, totalement abattue. Elle ne pouvait retenir les perles d'eau qui coulaient de ses yeux. Un sanglot la prit à la gorge et elle se sentit dépourvue d'âme, sans repère. Elle venait de perdre la seule personne qu'elle appréciait réellement. Elle se sentit comme une bête de foire, avec tous ces regards qui la fixaient, compatissants. Mais elle se fichait des autres! Elle voulait se retrouver seule, loin de tous ces gens effrayants. Ils ressemblaient plus à des squelettes qu'à des êtres encore vivants. Elle en voulait au monde entier. Elle souhaitait la mort de toutes ces personnes qui la regardaient sans agir. Elle voulait que les assassins de sa sœur se fassent eux aussi torturer.

Les SS se rapprochèrent du corps de Hildegarde pour vérifier si elle n'avait pas survécu et ils l'entraînèrent jusqu'au crématorium, là où ils carbonisaient les restes de ceux qui avaient rendu l'âme.

Observant cette scène atroce, Anneliese se maudissait intérieurement. Elle trouvait sa jumelle injuste de la laisser parmi les vivants, là où ne régnait que souffrances et terreur. Hildegarde devait enfin connaître la paix et la sérénité.

-Tellement égoïste..., pensa-t-elle avec mépris.

Pourtant, elle se sentait rassurée. Au moins, l'une des deux allait goûter au bonheur. Hildegarde avait toujours essayé de la rendre heureuse. Pourquoi ne pouvait-elle pas profiter de ce moment de plaisir, elle aussi?

Alors qu'elle se faisait cette réflexion, une main vint trouver sa place sur son épaule, la faisant frissonner de tout son être. Elle releva la tête pour connaître l'identité de celui qui l'avait effrayée. Mais elle perdit rapidement sa témérité lorsqu'elle croisa le regard cruel du docteur Mengele qui ricanait face à ce magnifique visage décomposé que lui offrait la charmante demoiselle.

-Eh bien, ma chérie, commença-t-il d'une voix machiavélique, je pense qu'il est temps pour toi de prendre ta première douche commune...

Son corps se figea lorsqu'il se mit à rire de façon démentielle. Elle avait très bien compris à quoi il faisait allusion. Elle n'était plus d'aucune utilité, puisqu'elle avait perdu sa moitié. Elle savait pertinemment ce qui allait lui arriver suite à la mort de sa sœur adorée.

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