AU REVOIR, MARINE

J'aurai dû être immunisée contre tout ça. D'habitude, rien ne m'atteint. Comme si j'étais invincible. Tout n'arrivait en général qu'aux autres. Un incendie, un viol, une maladie... ça ne m'était jamais destiné, à moi ni à mon entourage d'ailleurs.

Alors qu'est-ce que je faisais là ?

Je sortais en ville, pas pour une occasion spéciale ni un but précis, juste pour sortir. C'est rare qu'on me laisse me balader sans avoir de projets, seule. Je me sentais toute fière, heureuse, un petit vent de liberté semblait s'immiscer dans mes cheveux. Et puis je suis passée devant le restaurant asiatique, j'ai pris beaucoup de plaisir à respirer la bonne odeur des plats vietnamiens. Il ne faisait pas particulièrement beau, ni chaud ; nous sommes en novembre, et ce doux parfum que j'ai emporté dans mon sillage m'a réchauffé le cœur.

J'ai continué tout droit, jusqu'à l'arrêt de bus. Il n'y avait pas grand monde à l'attendre comme moi - une mamie et une pseudo-racaille qui beuglait dans son téléphone portable. Le bus est enfin arrivé, six minutes d'attente au lieu de trois, il commençait sérieusement à geler et le voile couleur des abysses de la nuit tombait peu à peu sur la ville. Je suis montée, j'ai salué le chauffeur, un peu trop fort je l'avoue. Il n'a même pas pris la peine de me répondre, et je suis partie me tenir à une barre, toujours à l'avant, en attendant qu'il démarre. Ce n'était pas partie finie, la mamie de tout à l'heure lui demandait le nom d'un arrêt que moi-même je ne comprenais pas, le chauffeur a dit Désolé madame je ne peux pas vous aider, et la vieille est descendue du véhicule en ruminant.

Enfin, le moteur s'est remis au travail, les portes qui balançaient le froid glacial à l'intérieur se sont fermées, et nous étions partis. Je me sentais un peu engoncée dans ma grosse veste mais j'ai quand même réussi à sortir mon téléphone portable et mes écouteurs. Je me les suis mis aux oreilles, ai pianoté sur l'écran du smartphone, et un air de basse que je connaissais bien s'est engouffré tout près de mes tympans, aussi rassurant que les bras d'une mère.

Un peu plus loin, le feu est devenu rouge, et quand je l'ai regardé à travers le pare-brise, la couleur sang m'a piqué les yeux. J'ai détourné le regard, jeté un œil sur mon portable pour voir si j'avais reçu un message, mais je n'en avais pas. Alors j'en ai envoyé un à ma mère, Coucou maman je rentre je suis dans le bus, pour ne pas l'inquiéter et me rassurer un peu aussi, je dois avouer que je n'aime pas particulièrement traîner dehors quand il fait noir. Après ça le feu est enfin passé au vert, qui aveuglait tout autant que le rouge, le bus a fait deux mètres, j'ai tourné la tête vers la vitre à ma gauche, et j'ai vu un énorme camion blanc griller son feu à lui. Je me suis dit Mais merde où est-ce qu'ils chopent leur permis, avant de comprendre qu'on était en plein dans sa trajectoire et qu'il ne semblait pas prêt à s'arrêter juste pour nous.

Le chauffeur du bus a dû le remarquer, je crois qu'on était juste nous deux dans ce fichu autobus qui l'avions vu, et puis le camion s'est rapproché, je n'ai pas eu le temps de voir le visage du camionneur parce l'avant s'est enfoncé dans la vitre par laquelle je le fixais. Tout a volé en éclat, j'ai crié malgré moi comme tous les autres gens d'ailleurs, j'ai pensé Ben tiens vous ne le voyez que maintenant qu'on est dans la merde, et puis après juste Merde putain, je me suis couchée par terre. J'ai vu le bus se déformer devant moi, j'avais du verre dans les cheveux et mon téléphone et la musique s'étaient échappés de mes mains. Ma tête a cogné quelque chose derrière moi et puis je crois qu'on peut clairement dire que l'avant du camion a traversé le bus, m'est arrivé en plein dans le visage, m'a arraché les bras, la poitrine, la gueule, enfin tout sauf les jambes.

Evidemment, j'étais arrivée au stade où on peut dire J'ai réussi à faire le tour de magie où la dame se fait couper en deux, toute seule, sauf que ça n'était pas aussi chouette qu'un tour de magie parce que j'étais morte - enfin, je ne sais pas si on peut dire ça parce que, bien que je ne sente plus rien du tout, je pouvais voir et penser.

C'est quelques secondes après que j'ai réalisé qu'en fait, je devais sûrement être un fantôme ou un truc du genre parce que je voyais un bout de mon bras sous le camion qui avait visiblement fini de traverser le bus et mon corps par la même occasion. Je voyais aussi le bus éventré, les gens qui pleuraient, hurlaient, d'autres qui sortaient du bus en courant - chose fort compréhensible à mon goût - et d'autres, sachant apparemment plutôt bien gérer le stress, en train d'appeler le SAMU ou quoi.

Je me suis dit Bon tant mieux, les ambulances arrivent, tout va bien. Puis j'ai jeté un coup d'œil à mon bout de bras qui dépassait de sous une roue du machin qui m'était arrivé en pleine face et je me suis dit que tout n'irait bien que pour une poignée de personnes et que, visiblement, j'étais une âme vagabonde, comme dans les films ou les bouquins.

Et puis j'ai senti un truc froid sur mon épaule, comme si j'étais encore vivante, sauf que non parce que du coup la vraie moi était écrasée, coupée en deux sous les roues du poids lourd. J'ai tourné la tête, et j'ai vu une fille, de dix-huit ans peut-être. Ça cogitait pas mal dans mon cerveau, Est-ce que je suis vivante, Est-ce que Dieu m'a miraculeusement sauvée et le bras qui dépasse n'est pas le mien, mais je n'ai pas eu le temps de répondre à ces questions parce que la fille m'a souri et a ouvert la bouche comme pour parler.

Hé, bonjour, comment tu t'appelles, qu'elle m'a dit. Je me suis demandé si elle déconnait, parce que c'était le chaos et qu'elle, elle me demandait mon prénom comme si rien ne s'était passé. Bon ben moi c'est Marine, tu sais comme la brise, enfin je ne sais pas trop pourquoi je lui ai répondu ça, de cette manière décontractée qui ne collait pas du tout à la situation. La fille m'a dit Oh, c'est joli. J'ai eu le temps de la dévisager juste deux secondes, elle avait les cheveux blonds, un teint un peu pâle, une robe blanche sous un perfecto noir et, fait étonnant, elle était pieds nus. Moi, je suis la Mort, qu'elle a ajouté, et ça m'a fait froid dans le dos. Hé, déconnes-pas avec ça, je lui ai répondu, parce que c'était beaucoup trop bizarre, cette situation.

Elle a encore souri, et je me suis dit que si elle n'était pas la Mort, elle serait parfaite dans le rôle de Sœur Emmanuelle. Elle a déclaré Je suis vraiment la Mort, et je suis là pour te chercher. J'ai commencé à comprendre. C'était étrange à avouer, mais comme effectivement, mon corps était donc - et je pense que depuis le temps tout le monde a compris - défoncé ; je devais forcément être, pas encore mais tout comme, morte. J'ai pensé au message que je venais d'envoyer à ma maman, et en pensant à ma famille j'ai eu envie de pleurer, mais les larmes ne venaient pas. Je me suis approchée de la Mort, comme pour lui murmurer quelque chose qu'on ne dit pas, et je lui ai soufflé un Oui, mais moi je ne veux pas mourir. Je ne l'ai pas laissé continuer parce que j'avais pensé à un truc entre temps. J'ai donc ajouté : Mais si tu es la Mort, pourquoi tu viens ne chercher que moi ? En la regardant d'un air de défi, le goût du salé de mes pseudo-larmes dans la bouche.

Un petit rire de cristal s'est échappé de la sienne et elle m'a répondu que j'étais morte la première, sur le coup, et qu'en attendant que les autres meurent lentement de leurs blessures, elle était venue me chercher. D'accord, mais je vais aller où alors, que je lui ai dit. Elle a passé sa main sur ma poitrine, tout contre mon cœur, et je me suis sentie vraiment très sereine. J'avais chaud, je me sentais bien, comme si le peu que j'avais fait dans ma vie aboutissait à ça. J'avais le sentiment génial d'être entière une bonne fois pour toute. Puis la Mort a enlevé sa main et je n'ai plus eu que froid.

Elle m'a dit Tu vois, quand tu meurs, tu ressens ça ; et c'est par là-bas que je veux t'emmener. C'était vraiment agréable, mais il faut bien l'avouer, je n'avais pas envie d'y aller. Ses yeux bleus se sont posés sur les miens, comme s'ils attendaient une réponse. J'ai secoué la tête. Je ne veux pas mourir, j'ai dit. J'ai cru percevoir une brise d'exaspération passer sur son visage, et elle a dit à son tour : J'ai décidé que tu devais mourir maintenant. Si tu ne veux pas m'obéir, je peux te laisser en vie, mais tu auras des choses tout autres à accomplir. J'ai pensé que c'était très facile de convaincre la Mort, et que finalement ce soir j'allais rentrer comme d'habitude, embrasser mes parents et aller prendre ma douche en chantonnant que j'avais maîtrisé la mort, puis j'ai pensé aux toutes autres choses que je devais accomplir si je décidais de ne pas lui obéir.

Je lui ai demandé ce qu'elle entendait par là, et elle m'a dit que, pour avoir refusé de lui confier mon âme, je devais lui en fournir quand elle le voudra. Je me suis demandé ce que ça voulait dire, et puis elle a continué en disant : Quand je désirerai prendre l'âme d'une personne en particulier, tu devras me l'apporter. Tu comprends ce que cela implique ? Tu vas devoir tuer pour moi, Marine. N'importe qui, en échange de ta vie. C'était de plus en plus glauque. Une gamine de seize ans qui devait tuer des gens pour le compte de ce qu'on appelle la Faucheuse, ça ne collait pas. C'est en regardant son visage pâle encadré par ses boucles blondes, où elle affichait une mine tranquille, que je me suis rendue compte que c'était pour ça qu'elle faisait peur. Elle te sourit mais elle te vole ton âme. C'est l'image d'un ange sur le corps d'un démon.

Je lui ai demandé comment je pouvais tuer quelqu'un, parce qu'en plus j'étais mineure. Elle a souri une énième fois et je commençais à les connaître par cœur, son sourire et ses dents blanches, et elle m'a dit qu'elle me confierait un nouveau corps, une nouvelle vie ; que la mienne allait effectivement se terminer sous ce camion, que je n'aurai plus d'attache ni de famille, mais qu'au moins, je serais toujours en vie.

Présenté comme ça, avec le Mais au moins, tu seras toujours en vie, c'est sûr que ça donnait plus envie que de mourir. Je me suis dit qu'elle aurait été une bonne prof dans une école de commerce, et qu'elle aurait pu apprendre à plein de gens comment leur faire avaler qu'ils vont devenir des assassins alors qu'ils pourraient gentiment mourir comme tout le monde.

FIN 】

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top