Chapitre 2 : S'apprivoiser

La cloche de l'école sonna l'heure de la récréation. Je me redressai sur ma chaise, à l'affût, à mesure que les bruits de pas enflaient dans le couloir. Si la plupart des enfants se précipitaient à l'extérieur dans un joyeux concert de cris, quelques oiseaux rares ne tarderaient pas à pousser la porte de mon antre. Toujours les mêmes, en vérité, à quelques exceptions près.

Comme d'habitude, les deux premières têtes qui s'aventurèrent dans la bibliothèque n'étaient autres que Sybil et Adeline. Cette dernière me salua chaleureusement, tirant son amie par la main, qui m'adressa un sourire timide. Leur duo détonnait. Adeline était autant extravertie que Sybil était introvertie, mais elles partageaient toutes deux une neurodivergence qui les avait rapprochées.

Elles se dirigèrent gaiement vers le rayon imaginaire, comme à leur habitude, mais marquèrent soudain l'arrêt. Je passai la tête hors de mon bureau, curieuse de voir ce qui les avait troublées à ce point.

Ah.

Entre les livres et elles se tenait Papyrus, en plein rangement. Le pauvre squelette avait fini de nettoyer l'école de fond en comble une heure plus tôt, et n'ayant pas trouvé d'autres tâches à lui confier, je lui avais suggéré de vérifier que les livres étaient bien classés par ordre alphabétique dans les rayonnages. Papyrus était depuis absorbé dans sa tâche, comme hypnotisé. Il semblait content de cette activité qui pourtant n'était pas tellement excitante. Chacun ses préférences, je supposais.

Les fillettes, incertaines, se lancèrent un regard plein de détresse, avant de se tourner vers le bureau, suppliant. Je grinçai des dents. Aucun de ces enfants n'avait jamais vu un monstre en vrai, hormis à la télévision. J'aurais aimé que ça en reste ainsi, mais je n'avais pas vraiment mon mot à dire dans cette histoire.

Je me levai et les rejoignis en quelques enjambées.

— Je vois que vous avez rencontré mon nouvel assistant ! m'exclamai-je avec le plus d'enthousiasme possible. Il s'appelle Papyrus. Il va travailler avec moi.

— Pourquoi il est comme ça ? demanda Adeline.

— Comme ça comment ?

La petite fille pointa le squelette d'un grand geste de la main, comme si c'était supposer m'aider à comprendre. Je levai un sourcil dubitatif.

— Un squelette, signa Sybil avec ses mains.

— Pourquoi est-ce que Papyrus est un squelette ?

Elles hochèrent toutes les deux la tête. J'échangeai un regard consterné avec le squelette, qui fort heureusement ne sembla pas s'offusquer, mais plutôt s'amuser de la situation. Papyrus gonfla la poitrine, de toute évidence prêt à répondre, mais dès qu'il ouvrit la bouche, seul un gémissement sortit de ses lèvres alors qu'il portait immédiatement la main à son bracelet. Les fillettes me lancèrent un regard plein de détresse.

— Qu'est-ce qui se passe ? demandai-je, inquiète.

Il pointa ma poitrine, puis la sienne, puis sa bouche. Oh ! Je ne l'avais autorisé à parler que lorsque nous étions tous les deux. Frustrée, je tâchais de me remémorer la formule magique pour débloquer ces bracelets de mort.

— Moi, Lysange Hickmore, dépositaire d'autorité, t'autorise à parler sans aucune limitation, sauf en présence d'un autre professeur.

— Merci, Lysange, dit-il d'une petite voix.

— Pourquoi il a eu mal ? demanda Adeline, nerveuse. Son bracelet est trop serré ?

— Non, c'est...

Je soupirai. Comment expliquer aux enfants que le directeur de l'école avait décidé du jour au lendemain d'acheter un esclave juste parce que c'était à la mode ? Je refusais que les petites filles découvrent qu'on pouvait acheter le silence de quelqu'un pour quelques billets verts et lui faire faire tout ce qu'elles voulaient contre son gré.

Pour autant, je ne pouvais pas leur mentir. Elles finiraient par apprendre la vérité tôt ou tard, puisqu'elles seraient amenées à croiser la route de Papyrus pendant le reste de leur scolarité.

— Papyrus doit faire ce qu'on lui dit parce que le bracelet le force à le faire. Vous avez vu les monstres à la télé ? C'est l'un d'entre eux. Un esclave... terminai-je dans un murmure.

Le mot ne passait définitivement pas. Papyrus baissa les yeux également, silencieux.

— C'est pas gentil de le forcer à faire des choses qu'il ne veut pas faire, décida Adeline, contrariée.

— Je suis bien d'accord avec toi, mais malheureusement, je ne peux rien faire de plus. C'est comme ça.

— Moi si !

Sous mes yeux médusés, Adeline sortit de son sac une plaquette de stickers arc-en-ciel. Elle en décolla un, puis vint le poser sur le bras de Papyrus avec détermination. Le squelette ne bougea pas, surpris.

— Tous mes copains ont un sticker. Donc tu es mon copain aussi !

Je souris, fière de mon élève. Papyrus resta un long moment à observer le sticker sur son bras, puis un faible sourire étira ses traits.

— Merci humain, je promets d'être à la hauteur de cet honneur.

Les petites filles, rassurées, se dirigèrent vers le rayon préféré et commencèrent à fouiller les livres. Je restai près de Papyrus, qui, après une courte immobilité, perdu dans ses pensées, reprit lui aussi le classement de ses livres.

La porte s'ouvrit de nouveau. Je me retournai pour accueillir de nouveaux élèves, mais eut le déplaisir de rencontrer le regard de monsieur Langley. Je poussai un faible soupir. La journée avait pourtant si bien commencé...

— Ah, mademoiselle Hickmore. Où est le monstre ?

— Juste là, dit-elle en pointant l'étagère derrière elle. Je sais qu'il devait surveiller la cour, mais il y avait déjà des professeurs dehors, alors je me suis dit que ça ne dérangeait pas s'il restait ici à s'occuper de la tâche que je lui ai confiée.

— Un enfant a vomi en salle de classe E, dit-il au squelette, sans m'accorder un regard. Va nettoyer, et avant la sonnerie.

Papyrus me lança un regard interrogatif, ses ordres entrant en contradiction avec les miens. Je fus bien tenté d'envoyer paître le directeur, mais celui-ci, considérant que le monstre ne bougeait pas assez vite, sortit la télécommande et appuya sur le choc électrique. Papyrus grimaça et se releva avec précipitation.

— Oui, maître, répondit Papyrus, d'un ton plus ou moins neutre, en se dirigeant vers la sortie.

Je me tournai vers le directeur, outrée.

— Vous n'étiez pas obligé de faire ça.

— On appelle ça la discipline, mademoiselle Hickmore. De mon temps, on obéissait à la baguette.

— Vous devriez vous mettre à l'ordre du jour dans ce cas. Nous ne sommes plus à l'ère coloniale, même si ça ne se voit pas forcément.

— Gardez vos remarques déplacées pour vous. Je ne vous ai pas demandé votre avis. Contentez-vous de faire votre travail et restez à votre place.

Je ravalai ma fierté. J'avais besoin de ce travail, et s'en prendre physiquement à lui n'arrangerait pas ma situation, déjà délicate. Je hochai la tête, et le laissai tourner les talons.

Adeline et Sybil m'observaient en silence, les bras remplis de livres. Leurs yeux inquiets me peinèrent, mais que pouvais-je faire d'autre ?

— Vous avez fait votre choix ? Venez, je vais vous enregistrer.

J'accompagnai les fillettes au bureau et bipai leurs livres, alors que d'autres élèves envahissaient les lieux dans un joyeux brouhaha.

Papyrus revint quelques minutes plus tard et se remit au travail sans un mot. Son visage resta fermé. De toute évidence, l'expérience vomi n'avait pas été des plus agréables. Je tirai la grimace, compatissante, avec de me concentrer sur le flux d'élèves venus rendre ou emprunter de nouveaux ouvrages.

Dix minutes plus tard, la cloche de l'école retentit, annonçant la reprise des cours. Je poussai gentiment les traînards hors de mon antre et refermait les portes derrière eux. Je n'avais pas de cours à donner avant le début de l'après-midi, et il me restait encore deux heures à tuer avant qu'Yzaline n'enfonce ma porte pour rejoindre la cantine scolaire.

Mon regard balaya la bibliothèque et s'arrêta sur Papyrus. Le squelette avait avancé de deux étagères depuis que je l'avais quitté des yeux. J'étais impressionnée par sa dédication. D'ordinaire, je ne réussissais à ranger qu'une partie de la bibliothèque lors des journées rangement. Il avait presque terminé.

— Tu peux prendre une pause si tu veux, lui dis-je. Quand je t'ai dit que tu pouvais ranger, je ne voulais pas dire l'ensemble de la pièce... Je ne voudrais pas que tu te bloques le dos à force de rester accroupi.

Papyrus hésita. Il termina le bout de la rangée avant de se redresser et de me rejoindre. Il fixa avec intensité la fontaine à eau.

— Tu n'as pas besoin de me demander pour aller boire. Utilise-la comme tu veux.

— Merci, Lysange.

Il avala plusieurs verres d'eau à la suite, de toute évidence toujours aussi déshydraté après un week-end sans avoir l'autorisation d'y toucher. Une fois sa soif assouvie, il resta debout derrière moi, nerveux. Je lui pointai la chaise de bureau à côté de moi. Il la fixa sans comprendre, avant de lâcher une petite exclamation et de s'installer.

— On n'a pas eu beaucoup le temps de discuter, et vu qu'on va passer pas mal de temps ensemble, j'aimerais apprendre à mieux te connaître.

— D'accord.

— Si une question te met mal à l'aise, dis-le-moi, d'accord ?

Il hocha timidement la tête.

— D'accord, je commence ! Quelle est ta couleur préférée ?

Le squelette me dévisagea comme si je venais de lui demander de me rapporter la lune. De toute évidence, ce n'était pas le type de questions auxquelles il était habitué. Il sembla réfléchir rapidement, avant de se redresser, un petit sourire aux lèvres.

— Le rose fuchsia.

— Oh, je vois. Une raison en particulier ?

— C'est la couleur préférée de Mett... De quelqu'un que j'appréciais beaucoup dans les Souterrains. J'avais tous ses albums, et ses films, et même sa tronçonneuse !

— Sa tronçonneuse ?

— Oui ! Après avoir vaillamment combattu un humain, il l'a jetée dans la décharge. Je l'ai trouvée complètement par hasard et absolument pas parce que je le suivais à la trace depuis deux heures.

— Je vois, et cette super star des Souterrains, elle ne s'appellerait pas Mettaton ?

Papyrus hocha vigoureusement la tête, avant de s'arrêter net. Il me lança un regard surpris.

— Tu connais Mettaton ? demanda-t-il, la voix pleine d'espoir.

— Oh, oui. Ils l'ont montré sur toutes les chaînes télé du monde lorsque vous avez été... Enfin... Tu sais. C'est un ami à toi ?

— Oui, enfin... Non, pas vraiment. Enfin, peut-être ? Je ne lui ai parlé que trois fois au total, mais c'était les trois fois les plus intenses de ma vie. J'espère qu'il va bien...

— Il n'apparaît plus aussi souvent que ça, les gens se sont lassés. Mais je pense qu'il doit encore travailler pour la chaîne de musique qui l'a acheté. Si je vois des nouvelles passer, je te le dirais. Est-ce qu'il y a... D'autres personnes dont tu aimerais des nouvelles ? Je peux me renseigner.

Le squelette serra les poings, avant de détourner le regard. Avais-je dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?

— N... Non, répondit-il.

Il mentait, c'était évident. Mais je pouvais comprendre. Il ne me connaissait que depuis quelques jours, ce n'était pas suffisant pour se faire une idée de mes intentions. Il devait simplement protéger ses amis et sa famille. Je laissais tomber le sujet.

— D'accord. Est-ce que tu as des hobbies ? Les week-ends vont être longs ici, donc si je peux aider...

— Je ne sais pas.

— Est-ce que tu aimes dessiner ? Ou peut-être des choses plus manuelles ? Des jeux de logique peut-être ? Des puzzles ?

Son regard s'illumina d'intérêt au dernier mot. J'avais visé juste !

— Ça tombe bien, j'en ai toujours ici. Comme tu verras d'ici quelques mois, à la fin de l'année scolaire, la bibliothèque se transforme en garderie. Comme il faut occuper les enfants, j'ai acheté quelques bricoles.

Je poussai mon fauteuil contre une grosse armoire derrière Papyrus et l'escaladait pour attraper les six ou sept boîtes en équilibre fragile sur son dessus. Je les dépoussiérai d'un grand coup de main avant de redescendre.

— Personne ne joue jamais avec les puzzles. Peut-être parce que je n'aurais pas dû prendre des mille pièces. Je suis trop optimiste parfois. Tu peux les prendre ! Certains n'ont jamais été déballés. On installera une table dans ta pièce, comme ça tu pourras le laisser là sans déranger. Est-ce que tu as besoin d'étagères ? Je peux en dégager quelques-unes pour que tu puisses y mettre tes affaires.

Il hocha la tête, absorbé par la contemplation des boîtes dans ses mains.

Quelqu'un toqua à la porte et entra immédiatement. Je grinçai des dents. Joseph Banes, le super professeur conservateur des CE2. J'attendais sa visite, mais pas aussitôt. Je levai les yeux au ciel devant son air constipé. Il n'avait pas l'air ravi.

— J'ai vu les immondices que vous avez exposées dans la vitrine en passant, vous n'avez pas honte ?

— Honte ? D'élargir les horizons des enfants à plus de diversité ? Non, vraiment pas.

— Vous faites honte aux valeurs de l'école ! Nous sommes un établissement respectable, votre idéologie barbare n'a rien à faire ici. Vous avez intérêt à retirer tous ces livres, ou sinon...

— Sinon ? Vous allez encore mégenrer Sybil ? Le dernier rapport au rectorat ne vous a pas suffi ?

— Espèce de dégénérée ! Quand on en aura fini avec ces saloperies de monstres, j'espère que le gouvernement viendra s'en prendre à vous aussi. Il est temps que ce cirque cesse.

D'un pas rageur, il tourna les talons aussi vite qu'il était arrivé, et claqua la porte derrière lui pour bien montrer qu'il n'était pas content.

Je levai les yeux au ciel, avant de me tourner de nouveau vers Papyrus, les doigts crispés sur ses boîtes de puzzles.

— Désolée pour ça. C'est un connard fini, et je pèse mes mots. Ne fais pas attention à lui. Si tu veux savoir à qui tu dois ton arrivée, c'est principalement à lui et à sa campagne qui vante le mérite du travail des esclaves. Je ne sais toujours pas comment il a convaincu les autres de voter pour ça...

— Je comprends... Le pouvoir fait faire n'importe quoi, même aux meilleures personnes qui existent.

— Peut-être que tu as raison. Dans son cas, même avant votre arrivée, ce n'était pas glorieux, malheureusement. Disons que l'arrivée de ton peuple n'a fait que jeter un peu plus d'huile sur le feu.

Papyrus hocha la tête, distrait.

— Où en étions-nous ? enchaînai-je pour changer le sujet, puisque la politique mettait de toute évidence le squelette mal à l'aise. Ah, qu'est-ce que tu aimes manger ? Le choix est limité à la cantine, mais je peux bien faire quelques courses au besoin. Au moins pour le matin. Je n'aime pas quand mes enfants partent à l'école le ventre vide, c'est la même chose pour toi. Ce n'est pas bon de travailler sans un ventre rempli.

— Je n'ai pas eu l'occasion de beaucoup tester la cuisine des humains, mais il y a ces céréales... Les flocons d'avoine ? Ceux avec les œufs de dinosaure. Ce sont mes préférés, répondit-il avec honnêteté.

— Je note. J'essaierai d'en ramener demain ! Je devais justement faire les courses en rentrant. Mes enfants ont vidé les placards ce week-end.

Les yeux de Papyrus s'illuminèrent d'intérêt.

— Tu as des enfants ?

— Oui. Deux. Un garçon de douze ans, Orson, et une fille, Philomène. Elle a deux ans. Leur père n'est plus là, donc je les élève seule. Mais on a fini par s'y faire. C'est mieux que lorsqu'il était là.

À mon grand soulagement, Papyrus ne chercha pas à en savoir davantage. Je n'avais de toute manière pas très envie de m'attarder sur le sujet. Mon ex-mari ne méritait pas autant d'attention. Mon seul regret ? Sa libération prochaine de prison, après seulement un an d'incarcération. J'aurais aimé plus. Mes enfants auraient aimé plus. Malheureusement, la justice considérait son comportement assez exemplaire pour le relâcher aussi tôt. J'espérais qu'il ne nous retrouve pas. Le déménagement avait ce but. Nous verrions.

Quand je relevai les yeux, Papyrus m'observait avec inquiétude. Je balayai le sujet de la main. Ce n'était pas important. Je préférais me concentrer sur mon ordinateur pour commander quelques livres supplémentaires.

En silence, Papyrus se releva et reprit le classement de ses étagères. J'avais conscience que mon attitude avait dû refroidir l'ambiance, mais je n'avais plus le cœur à discuter.

La simple pensée que mon ancien compagnon serait bientôt libre me rendait malade.

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