1| Le retard de Catherine Fleming
New York, 1926.
7h45.
Il ne restait à Catherine Fleming que cinq blocks à parcourir avant que sa vie ne prenne une tournure radicalement différente. Et pour une fois, elle ne comptait pas être en retard.
Cependant, rassurée par le temps qu'il lui restait devant elle, Catherine ralentit le pas. Elle ne savait pas quand elle retraverserait cette rue de nouveau et prise d'un élan de nostalgie, elle se mit à observer chaque boutique avec la plus grande attention. Que ce soit le boulanger un block plus loin où le cordonnier qu'elle venait de dépasser, tout cela avait longtemps fait partie de son quotidien et petit à petit elle se rendit compte de toutes les choses qu'elle avait voulu faire mais n'avait jamais pris le temps de compléter. Comme aller essayer le nouveau restaurant qui avait ouvert deux blocks plus loin il y a de cela deux ans ou bien rendre visite à l'une des habituées du salon de coiffure où elle se rendait et qui l'invitait toujours chez elle pour prendre une tasse de thé. Tant de choses qu'elle pensait faire un jour ; tant de choses qu'elle ne ferait jamais.
Un terrible sentiment d'incertitude l'envahit soudain. Alors qu'elle traversait une autre rue pratiquement déserte et que l'air frais de la matinée l'entourait, elle serra son sac contre sa poitrine, comme pour se rassurer.
Elle tentait de ne pas penser mais les seuls sons qui pouvaient la distraire étaient ceux des rares automobiles qui roulaient doucement sur la route et de ses bottines qui tapaient frénétiquement contre l'asphalte du trottoir.
Plus que trois blocks avant d'atteindre le bâtiment où elle avait passé les cinq dernières années de sa vie.
Une automobile passa à côté d'elle, laissant un nuage de fumée dans son sillage, et le son de ses bottines résonna contre le sol. Faisait-elle le bon choix ?
Elle secoua la tête aussitôt que cette pensée lui traversa l'esprit. Il n'était plus question de faire marche arrière maintenant.
Intérieurement, elle se félicita d'avoir acheté son billet de départ à l'avance. Posé sur son bureau, ce simple bout de papier cartonné à moitié jauni par l'air de la mer représentait tout son futur. Et l'empêchait, de la même manière, de faire marche arrière si près du but.
Elle se connaissait trop bien. Partir signifiait dire adieu à tout (ou plutôt au peu qu'elle avait bâti) et cela la terrifiait. Mais elle savait aussi que c'était un mal pour un bien.
La vie qu'elle vivait depuis plusieurs années ne lui convenait plus. Elle était plate et monotone, bien loin de la vie qu'elle s'imaginait quand elle était plus jeune.
En repensant à cette période pas si lointaine, elle se demandait comment elle avait pu passer d'une femme fougueuse et déterminée à une femme si fatiguée. Elle se souvient parfaitement du jour où elle avait décroché son emploi : celui de photographe pour le journal le New York Clarion. Elle avait été au septième ciel, elle avait eu le sentiment de toucher son rêve du bout du doigt, de pouvoir enfin devenir une figure importante du monde de la photographie et du journalisme.
Elle était aussi infiniment fière d'avoir été accepté à un poste normalement occupé par un homme et en décrochant ce travail elle avait pensé faire changer les mentalités, mais que ne fût pas sa surprise quand, au fur et à mesure de ses missions, elle s'était rendu compte que son talent était loin d'être apprécié à sa juste valeur. Son éditeur, de toute évidence, n'appréciait pas d'avoir affaire à une femme et il trouvait toujours des missions toutes plus déplorables et humiliantes les unes que les autres à lui faire faire. Et ce encore, quand elle en avait tout court. Sa dernière mission consistait à aller prendre en photo le nouveau parc que la ville avait inauguré. Ce n'était déjà pas très reluisant en soit mais ce ne le fût encore moins quand elle se rendit compte que, au final, aucunes de ses photos n'avaient été publiées.
C'est ce qui l'avait poussé à tout arrêter ; à finalement dire stop. Puis, sur un coup de tête, elle s'était rendue au port pour acheter un aller simple loin de cette ville qui n'avait fait que lui aspirer toute son énergie, telle une sangsue agrippée à son corps, depuis qu'elle était arrivée.
Il était temps qu'elle s'en aille et commence à vivre une vie faite d'aventures telle qu'elle l'avait toujours rêvé.
Revigorée et habitée par une nouvelle détermination farouche, Catherine accéléra le pas. Elle s'imaginait déjà entrer dans le bureau de son supérieur, poser sa lettre de démission sur la table et partir sans un mot. Elle ne jettera pas de regard en arrière, ne s'excusera pas, ne reviendra pas supplier pour qu'on la reprenne.
Un grand sourire sur les lèvres, elle se préparait à traverser la route qui menait à autre block quand elle entendit un bruit sourd dans la rue derrière elle. Interloquée, elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. La rue était déserte si ce n'était pour deux hommes, un journal à la main, en route pour leur travail.
Elle reprenait sa route quand le bruit se fit entendre de nouveau, cette fois plus fort. Cela ressemblait à un tremblement de terre, comme si des murs de pierre étaient en train de s'écrouler et que la terre sous ses fondations engloutissait tout ce qui tombait.
Elle se mit à marcher un peu plus vite pour s'éloigner du bruit quand celui-ci retentit plus fort et plus près encore. Catherine s'arrêta tout net.
C'était le même bruit que lors d'un tremblement de terre et pourtant le sol était aussi solide et stable sous ses pieds que d'ordinaire.
Elle tendit l'oreille, inquiète. Plus elle se concentrait, plus elle pouvait entendre le bruit se rapprocher.
Son instinct lui souffla de se reculer et elle le fit, collant son dos à une vitrine qui composait la devanture d'un barbier. Dans son mouvement, elle croisa le regard d'un homme qui marchait sur le trottoir d'en face ; il était visiblement tout aussi confus qu'elle. Finalement, ce fût la vision d'une automobile passant à toute vitesse devant elle qui lui fit réaliser que le bruit était maintenant tout près d'elle. Et ce fût l'onde de choc qui la réveilla de sa torpeur alors qu'elle s'écroulait contre la vitre, un cri s'échappant de sa bouche.
Il lui fallut quelques secondes pour reprendre ses esprits. Ce qu'elle venait de voir n'avait absolument aucune explication logique et pourtant elle n'avait pas rêvé. La route devant elle était comme éventré.
La seule explication logique était qu'une gigantesque ombre noire venait de traverser la rue, faisant trembler la terre et fissurant la route sur son passage.
Et cela n'avait aucun sens.
Troublée, elle tourna la tête en direction du carrefour un peu plus loin dans l'espoir d'apercevoir l'ombre de nouveau. Hélas, celle-ci avait déjà disparue, laissant derrière elle des automobiles éparpillées sur le trottoir comme de vulgaires jouets cassés.
Toujours sous le choc et appuyée contre la vitre en verre du barbier, elle dû se retenir de ne pas frapper celui-ci quand il sortit de sa boutique en courant, se demandant ce que pouvait bien être cette chose gigantesque qui venait de passer devant sa boutique.
Tous ceux qui avait assisté à la scène se posait la même question et petit à petit un attroupement se fit devant la boutique du barbier. Bien sûr, Catherine ne fut pas incluse dans la conversation qui s'y déroula. Elle vivait dans un monde d'homme, elle s'était habituée à cela depuis longtemps. Personne ne s'intéressait à ce qu'une femme pouvait bien avoir à dire. Cependant, les années qu'elle avait passées dans un journal lui avaient appris à toujours avoir une oreille qui traîne, dans l'espoir de tomber sur un scoop juteux qui pourrait lui faire avoir une prime bien méritée et c'est ce qu'elle fit. Cette fois-ci plus pour satisfaire sa curiosité que son compte en banque. Ce qu'elle avait vu devait avoir une explication, car après tout, vu la dizaine d'hommes présent devant elle à parler de cette ombre noire, cela n'était pas une hallucination.
— Une bête gigantesque ! Vous avez entendu ce grognement ?, s'exclama un vieil homme à moustache, la main crispée sur sa canne.
— Un démon de l'enfer, je vous le dis, c'est bientôt la fin !, le coupa un homme chauve à l'apparence austère.
— C'est venu de là-bas, de la maison en ruine !, avait fini par expliquer le chauffeur de l'automobile que Catherine avait aperçu avant que l'ombre arrive.
L'homme de petite taille paraissait si secoué qu'il semblait sur le point de s'évanouir. Il se tenait aussi les côtes et Catherine en déduisit que son automobile avait dû subir le même sort que les autres, c'est-à-dire être expulsée de la route et finir à l'envers sur le trottoir. Il avait de la chance de s'en être sorti aussi bien.
Catherine se garda bien de dire cela tout haut cependant. Et alors que la grande majorité des hommes présent partaient en direction de la maison dans leur quête de réponse, Catherine, elle partit de l'autre côté, vers l'endroit où elle devait en finir avec son ancienne vie.
Après tout, cela ne pouvait être qu'un signe ! Si New York était infesté de créatures brumeuses qui détruisent tout sur leur passage, elle préférait être le plus loin possible de la ville quand la situation dégénérerait.
Rapidement, elle se remit en marche, serrant son sac à main contre sa poitrine ; sa détermination entaillée par l'étrange phénomène dont elle venait de témoigner.
Elle était tellement distraite qu'il lui fallut plusieurs secondes pour entendre les coups de cloche qui retentissait dans l'air. Au bout du huitième, elle releva la tête et jura. Malgré tous ses efforts, elle était maintenant en retard.
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