Ella dormit peu cette nuit là, car à chaque fois qu'elle s'assoupissait, des cauchemars la réveillaient en sursaut. D'immenses volatiles noirs aux yeux rouges la pourchassaient, et chacune de ses tentatives pour leur échapper l'emmenait au bord d'un précipice si profond, qu'elle n'en voyait pas le fond. Alors qu'elle se tenait face au vide abyssal, prise au piège, des rugissements semblaient émaner des entrailles de la terre dans un vacarme à glacer le sang. Tétanisée et incapable de respirer, elle se réveillait alors en sursaut avec l'impression d'étouffer.
C'est donc en nage et l'esprit embrumé, qu'Ella s'échappa de son lit ce matin là, pour tituber jusqu'à sa salle de bains, et s'engouffrer sous la douche, qu'elle espérait salvatrice.
Une fois enveloppée d'une grande serviette qu'elle noua autour de sa poitrine, elle entreprit de se démêler les cheveux. Aussi loin qu'elle s'en souvenait, elle les avait toujours eu très longs. Malgré l'attention et le soin que cela lui demandait, elle n'avait jamais envisagé de les couper. En effet, la jeune femme aimait parfois se cacher derrière la rivière dorée qu'elle disposait d'un coté ou de l'autre de son visage afin de se dérober aux regards oppressants du monde.
Elle s'apprêtait à sortir de son appartement quand un étrange bruit, comme de légers claquements, attira son attention. Le bruit semblait venir de la fenêtre, mais celle-ci était toujours occultée par un carton l'empêchant de voir l'extérieur.
« Sûrement un pigeon sur le rebord de la fenêtre», songea-t-elle.
En arrivant aux abords de l'université, Ella fut frappée par le nombre d'hommes et femmes en uniforme qui étaient postés devant chacune des entrées.
Les policiers demandaient aux élèves de présenter leurs cartes d'étudiants et vérifiaient même les contenus des sacs.
Docile, elle se prêta à cette fouille sommaire.
Une fois devant la porte de l'amphi, elle jeta un œil à travers le hublot et constata que le cours avait commencé. Elle poussa la porte le plus discrètement possible, se mordant les lèvres et regrettant de ne pas avoir le don d'invisibilité.
Mais en se refermant, la porte grinça atrocement, comme si elle avait voulu se moquer d'elle délibérément. Ella jura intérieurement lorsque, dans un même mouvement, une centaine de paires d'yeux se tournèrent vers elle.
— Veuillez prendre place, Mademoiselle, je vous prie, l'interpella le professeur. Nous n'avions pas vraiment commencé, ne vous inquiétez pas. Nous évoquions la terrible découverte d'hier.
Ella, terriblement gênée, balaya l'assemblée des yeux et vit que les seules rangées de places disponibles étaient vers les premiers rangs, ce qui l'obligeait à descendre les marches devant tout le monde. Elle jura intérieurement de plus belle, et fonça, tête baissée s'assoir au tout premier rang.
— Nous nous sommes réunis avec les autres enseignants et le doyen. Nous pensons qu'il vaut mieux que vous appreniez par nous, plutôt que par la presse, ce qu'il s'est passé, continua le professeur. Hier, en fin d'après midi, une étudiante de dernière année, a été retrouvée morte dans la remise de la bibliothèque universitaire. Son corps...,l'enseignant baissa la tête et hésita, son corps, reprit-il, était si abîmé qu'il ne peut s'agir d'une mort naturelle. Une enquête est donc en cours.
Cette déclaration fut accueillie par un brouhaha et un vent de panique dans l'amphithéâtre. Une voix masculine, émanant d'un élève, interpella le professeur :
— Mais de qui s'agit-il, Monsieur ?
— Et bien, elle s'appelait Sandra Sotti. Elle était en dernière année de Droit Public. Tant que l'enquête est en cours, vous devrez vous habituer à une forte présence policière au sein de l'institution. Nous comptons d'ailleurs sur vous pour collaborer avec les policiers et répondre à leurs questions. Ils recherchent tout témoin qui pourrait avoir des informations interessant l'enquête. Ah et autre chose, pour les personnes qui étaient employées par la bibliothèque, je vous invite à vous rendre au bureau de la documentaliste : Madame Gaustan, afin de voir avec elle si vous pouvez continuer à travailler.
L'enseignant tenta ensuite tant bien que mal de dispenser son cours de droit constitutionnel. Mais l'ambiance était lourde, et pour lui, comme pour les étudiants, le cœur n'y était pas.
Ella jeta un regard derrière son épaule afin de voir si Claire était présente. Cette dernière la salua d'un sourire triste et d'un léger signe de la main.
Toutes deux se retrouvèrent après le cours et décidèrent de trouver la documentaliste, ainsi que le Professeur l'avait suggéré.
Elles arpentaient les couloirs en silence. Claire, la mine sombre, ramena ses boucles cuivrées en un imposant chignon flou qu'elle plaça haut sur sa tête. Une mèche rebelle s'échappa et vint lui chatouiller les cils. Elle la chassa d'un souffle, dans une moue qu'Ella trouva adorable. Elle n'avait jamais vu Claire si préoccupée.
Dans un élan de tendresse, la jeune femme posa affectueusement son bras sur les épaules de son amie :
— T'inquiète pas, Claire, lui dit-elle, ils vont bien trouver qui a fait ça.
— Oui, je l'espère...
Elles furent reçues par Madame Gaustan, une petite femme d'une quarantaine d'années qui en paraissait davantage. Ses yeux bouffis trahissaient son émoi. Cette dernière leur annonça que la bibliothèque resterait fermée jusqu'à nouvel ordre, et que la victime avait été découverte gisant dans son sang, non dans la remise, mais dans le petit bureau dans lequel Claire traitait les tâches administratives. Cette information causa la stupéfaction des deux étudiantes.
— Mais enfin, que faisait-elle dans mon bureau ? demanda, Claire.
— Je l'ignore. Les policiers souhaitent vous interroger toutes les deux. J'ai dû donner vos noms. Ne vous inquiétez pas, ils interrogent tout le personnel qui travaille à la bibliothèque. Pauvre petite... c'est si horrible...
Deux policiers se présentèrent alors à la porte du bureau.
Le plus grand des deux, un brun dont le visage carré était zébré d'une cicatrice sur la joue, s'adressa aux étudiantes.
— Bonjour Mesdemoiselles, êtes-vous Claire Dylar et Ella Mempsa ?
Elles acquiescèrent d'un hochement de tête.
— Nous vous sommes reconnaissants d'accepter de répondre à quelques questions. Toute aide est la bienvenue dans cette affaire.
L'agent posa alors sur le bureau une petite photo d'identité. Une jolie brune fixait l'objectif d'un regard qui semblait le défier.
— Connaissiez-vous la victime ? leur demanda-t-il.
Les étudiantes écarquillèrent les yeux en découvrant le cliché. Claire attrapa la main de son amie, et s'exclama :
— J'y crois pas ! C'est pas la meuf qui essayait de choper Joan, à la cafétéria ?
— Si...souffla Ella d'une voix blanche, elle est aussi venue me parler hier à la bibliothèque...
— D'accord, donc vous connaissiez Sandra Sotti, constata le policier. Mademoiselle, vous dites l'avoir vue le jour de sa mort, quelle heure était-il ? Etait-elle accompagnée ?
— Il devait être 11h30, je venais de commencer mon travail. Elle était avec une jeune femme blonde, les cheveux au carré, que je n'avais jamais vue.
— D'accord, il griffonna quelque chose sur son carnet et poursuivit, vous semblait-elle « normale », paraissait-elle inquiète ?
— C'est difficile à dire...je ne la connaissais pas vraiment. C'était la deuxième fois seulement que je la voyais, et la première fois qu'elle me parlait.
— Je vois, et de quoi avez-vous parlé ?
— Rien d'important...Elle a été désagréable...elle a évoqué...mon passé.
— Votre passé ?
— Je...oui...heu un accident de bus l'année dernière, avec mon équipe de natation.
Claire lui prit la main dans un geste réconfortant.
— Oh mais oui j'ai entendu cette histoire. Je suis désolé...vous faites partie des quatre survivants ? demanda le policier.
— Oui, murmura Ella, mal à l'aise.
— Et pourquoi vous a t'elle parlé de cet accident, selon vous ?
— Je l'ignore, Monsieur.
— Pourquoi dites-vous qu'elle a été désagréable ? Avait-elle une raison de vous en vouloir ?
— Je...j'en sais rien. Je crois qu'elle avait surtout peur que je me rapproche de Joan, c'est heu...un étudiant, et elle m'a dit un truc du genre « tu n'as aucune chance avec lui » ou un truc comme ça.
— D'accord...une sorte de rivalité en somme ?
— Si vous voulez...
— Et ce fameux Joan, c'est son copain ?
— Non, enfin je ne sais pas exactement ; ils se connaissent mais... vous n'avez qu'a demander à Joan.
— Ça j'y compte bien, puis en s'adressant à Madame Gaustan, il s'enquit :
— Où puis-je trouver ce Joan ?
Tandis que l'agent et la documentaliste discutaient, Claire et Ella s'étaient levées, main dans la main, s'apprêtant à prendre congé. Mais l'autre agent, un petit homme barbu et ventripotent, qui était resté muet jusque là, interpella Ella :
— Une petite chose Mademoiselle, diriez-vous que cette sorte de scène de jalousie que vous a joué Mademoiselle Sotti, vous a mise en colère ?
— En colère ? Heu...non, pas vraiment. J'étais juste...je sais pas...je l'ai trouvée méchante, c'est tout.
— Et c'est la dernière fois que vous avez vu la victime ?
— Oui, tout à fait.
— A quelle heure avez-vous quitté la bibliothèque ?
— À 16h.
— Qu'avez-vous fait en partant ?
— Je...je suis rentrée chez moi.
Ella sentit la main de Claire tressaillir légèrement dans la sienne.
— Seule ?
— Oui.
L'agent barbu prenait également des notes. Les deux jeunes femmes n'osaient pas trop bouger, ne sachant pas si l'interrogatoire, était terminé.
— Mademoiselle Dylar, à nous maintenant, reprit le policier balafré.
Finalement Claire n'eut pas à répondre à beaucoup de questions. Elle avait aperçu Sandra une fois dans la cafétéria mais ne lui avait jamais parlé. Elle ignorait qu'elle était venue aborder Ella à la bibliothèque. Quant à son emploi du temps, elle précisa avoir quitté son poste à 16h, puis être allée réviser un partiel avec sa cousine. Réalisant qu'elle avait oublié son chargeur de téléphone, elle était retourné à la bibliothèque vers 18h30, mais on lui avait appris la tragique découverte du corps. Elle était alors rentrée directement chez elle.
Les policiers finirent par remercier les étudiantes de leur aide.
Une fois seules dans les jardins de la fac, Claire qui n'avait pas desserré les dents depuis qu'elles avaient pris congé des agents, lâcha :
— Tu sais que je t'adore Ella, sincèrement. Mais là tu me dois une explication. J'ai du mentir pour toi en disant que j'étais rentrée directement chez moi en partant de la B.U, sauf que j'étais chez toi vers 19h et que t'y étais pas. T'étais où ? Pourquoi t'as menti ?
— Je suis sincèrement désolée...j'aurai jamais dû mentir ! Je ne voulais pas te vexer...
— Me vexer ? Mais tu m'as dit que t'avais passé l'après midi à la salle de sport ? C'était pas vrai ?
— Non, je t'ai menti...
— Mais pourquoi ? Tu sais bien que tu peux tout me dire !
— Je sais, je ne voulais pas te faire de la peine ! J'étais avec les autres...avec Eliot, Judith, Alex et Joan.
— Ah...Ok.
Claire eut l'impression de se prendre un coup de poing dans le ventre.
— Claire...je t'en prie ne m'en veux pas... je t'expliquerai tout !
— Non c'est bon. Je t'ai présenté mes amis et vous vous voyez sans moi, et dans mon dos. Je ne veux plus rien savoir de vous tous, cracha-t-elle en tournant les talons.
— Attends ! Je peux t'expliquer ! C'est rien contre toi, je t'assure !
Ella vit son amie s'éloigner. Son chignon défait par le vent laissait filer de jolies mèches bouclées. Ce qu'elle ne vit pas en revanche, c'était les larmes nacrées qui roulaient sur ses joues.
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