Cacophonie
Orphée Mallard était une femme de trente et un ans, qui a fait dix ans d'équitation et trois ans de gymnastique, a terminé trois fois Ocarina of Time, et a chanté pendant de nombreuses années dans la chorale de l'église Notre-Dame de Mesnil-au-Perche. Elle attendait sa sœur, immobile, dans le parc où cette dernière lui avait donné rendez-vous, prétextant une urgence. Le parc était désert, uniquement constitué d'une balançoire rouillée et grinçante, et d'un tourniquet brinquebalant. Le silence était tel qu'Orphée percevait le bruissement du vent dans les feuilles d'arbres. Elle entendit donc clairement le gémissement de la barrière qui s'ouvrit et les pas précipités qui se dirigèrent vers elle.
Femme mariée de vingt-huit ans, mère de trois enfants et cadre dans une grande entreprise pharmaceutique, Réva Fortuna a pour projets l'écriture d'un roman et l'acquisition d'une maison pavillonnaire dans la banlieue résidentielle de Caen. Elle faisait avancer une poussette à un rythme effréné, suivie par un garçon qui courait à la balançoire et une fille, plus petite, qui se cachait derrière la longue jupe de sa mère.
— Salut, prononça Réva dans un souffle court, les cheveux décoiffés par le vent.
— Coucou.
Réva évita le regard de sa sœur. Son fils aîné s'installa sur la balançoire.
— Rose, murmura-t-elle à sa fille, va jouer avec ton frère, je vais parler à tata Orphée.
La jeune fille se jeta dans le sable et y traça des dessins. Un silence entre les deux sœurs s'installa quelques secondes.
— Je t'écoute, lança Orphée en fixant Réva intensément.
Réva sembla hésiter, bégaya, puis lâcha enfin :
— Maman est morte. Hier soir, à l'hôpital.
Pour la première fois, elle observa la réaction de sa sœur. Ses yeux s'écarquillèrent, elle devint blême un instant. Puis elle se mit à rire. Un rire sans joie.
— Alors c'est comme ça ? Tu m'ignores pendant six ans et quand tu me recontactes enfin, c'est pour m'annoncer... ça ?
Le nourrisson dans la poussette se mit à pleurer. Réva le prit dans ses bras et marcha lentement, en le berçant un peu. La fatigue se lut sur son visage.
— Sérieusement, Orphée ? Maman vient de mourir et c'est tout ce que tu trouves à dire ? T'es horrible.
— Moi, horrible ? Aujourd'hui, c'est la première fois que je vois ma deuxième nièce, et je n'ai pas vu Rose depuis ses un ans ! Comment c'est possible qu'on en soit arrivées là, putain ! Pourquoi est-ce qu'il fallait que tu changes ? Que tu maries cet imbécile ? Que tu suives comme une idiote la vie soit-disant idéale et parfaite ? Que tu me caches tout ? L'époque où l'on jouait dans le jardin ensemble me manque.
Le garçon se balança toujours plus haut. Les cris du nourrisson s'intensifièrent.
— Mais Orphée, tout ça c'était il y a vingt ans ! C'est normal que je change, je ne suis plus un enfant ! Et, ajouta Réva les larmes aux yeux, si je te cache tout c'est justement parce que tu me juges constamment.
— Je te juge parce que tu as changé !
— Et bien, peut-être que tu devrais évoluer, toi. On dirait une gamine. Tu n'en as rien à faire de Maman ou quoi ?
— Tu sais quoi ? Non, je n'en ai rien à faire. Arrête de raconter tes conneries, je sais qu'elle va bien. Je suis allée la voir la semaine dernière, elle allait très bien.
Le garçon atteignait dorénavant la cime des arbres. Le grincement de la balançoire faisait s'éloigner les oiseaux. Le nourrisson continuait de brailler.
Des larmes coulaient sur les joues de Réva.
— Tu ne me crois même pas pour ça ?
— Pourquoi te croirais-je ? répondit Orphée froidement. Je ne te connais même plus.
Réva n'entendit plus la cacophonie qui l'entourait. Un bourdonnement de plus en plus puissant grandissait en elle. Elle ne pouvait plus supporter ce regard glacial et vide.
Elle remit sa plus jeune fille dans la poussette, appela ses deux autres enfants, et quitta le parc sans un mot.
La balançoire grinçait d'avant en arrière seule, ralentissant toujours plus. La barrière du parc battait dans le vide. Le silence était revenu.
Orphée se mit a pleurer comme un enfant, prise de sanglots et hoquets incontrôlables. Elle n'entendit pas le nouveau groupe d'écoliers entrer dans le parc et se précipiter sur les jeux. Elle recula de quelques pas, le visage caché dans ses mains.
Elle se prit la balançoire en pleine tête.
Elle s'écroule sur le sol, comme une poupée de chiffon. Son sang chaud se mêle à ses longs cheveux blonds.
Le sang de l'enfance.
FIN
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