Chapitre 4
— Voilà, ça devrait fonctionner maintenant.
Je referme le capot et essuie la sueur glaciale qui coule sur ma joue d'un revers d'épaule. Les pieds dans la neige jusqu'aux chevilles, mon nez rouge et ruisselant de morve ne doit rien avoir à envier à celui de tous les ivrognes du coin. Depuis près de 30 minutes que nous sommes immobilisés, nous n'avons pas croisé une seule voiture. Les rangées de conifères qui bordent la route de part en part forment comme un lugubre tunnel menant en Enfer.
En parlant d'Enfer, Alexandre me lance un regard plein d'espoir au moment où il met de nouveau le contact. Comme je m'y attendais, il m'a été aussi utile que la dernière feuille du rouleau de PQ lors d'un jour de gastro.
Suspens insoutenable. Le moteur vrombit, et aucun panache ne s'échappe du capot du maudit engin. Le boss déplie avec difficulté sa grande silhouette du véhicule et s'avance vers moi. Sa chevelure et sa barbe sont dans une belle pagaille à force qu'il les malmène à chacun de mes échecs de réparation. Son petit côté guindé qu'il affichait la veille au bureau a totalement disparu. Il réajuste la ceinture de son pantalon et pose ses mains sur ses hanches. Ses traits sont enfin détendus. Ça me rassure : il n'y a pas dix minutes, une pauvre pousse d'arbre sur le bas-côté a payé de sa vie mon énième tentative ratée, et j'ai bien cru que je serais la prochaine sur sa liste.
— Eh bien, vous êtes pleine de talents cachés, s'exclame-t-il.
J'essuie mes mains sur mon jean déjà maculé de cambouis.
— Si j'en crois mes anciens employeurs, ils doivent être sacrément bien cachés...
— Comme on dit, au royaume des aveugles...
Un ange passe. Je rêve ou bien il vient de me faire un compliment ?
— Attendez, je vais vous arranger ça.
Il extirpe un mouchoir en tissu de la poche de son pantalon, pose une main sur mon épaule pour me stabiliser, et entreprend d'essuyer les traces de graisse dont j'ai dû copieusement me tartiner la figure. Ses gestes sont doux et délicats, à des années lumière de ce que son personnage exsude en permanence.
Son œil unique est concentré à la tâche. À quelques dizaines de centimètres seulement des miens, je me rends compte pour la première fois qu'il a de très beaux yeux. Ou plutôt, qu'il avait. Ils ont dû faire de sacrés ravages auprès de la gent féminine avant que son œil gauche ne décide de lancer sa carrière solo dans les films d'horreur.
OK, ça devient trop bizarre, là. Il est temps de mettre fin à ce mauvais remake du dernier Coup de Foudre à glinglin les bains. Je chasse son bras sans grande conviction.
— Laissez, ça ne sert à rien, ça ne va faire qu'étaler encore plus la saleté. Je nettoierais tout ça une fois arrivée à l'hôtel.
Il admire son œuvre, et doit constater qu'il m'a effectivement préparée pour la scène des ramoneurs dans Mary Poppins, car une petite moue irritée s'imprime sur ses lèvres et il laisse retomber ses bras immenses le long de son corps non moins immense. Je m'étais toujours considéré comme plutôt grande, mais auprès de lui, je ne me suis jamais sentie si petite. J'ai l'impression qu'il va finir par se rompre le cou à force de devoir le tordre pour pouvoir me regarder.
Je me baisse pour ramasser la boîte à outils et la remettre dans le coffre, et mon crâne entre en collision avec le sien : preuve que les grands esprits se rencontrent.
À cet instant, deux hypothèses s'offrent à moi : ou bien il est aussi poissard que moi et nous risquons fort de ne pas revenir indemnes de cette semaine bucolique ; ou bien ma poisse légendaire s'est transmise à lui, et... eh bien même conclusion.
En tout cas, j'ai froid, je suis crade, je suis fatiguée, et, comme si cela ne suffisait pas, j'ai maintenant un mal de tête carabiné. La chambre avec bain massant qu'il m'a promise a plutôt intérêt à m'attendre au bout du voyage.
— Je ne vous ai pas fait mal ? demande-t-il.
Il ramasse la satanée boîte et la range consciencieusement dans le coffre. J'en profite pour monter dans le véhicule.
— Vous avez la tête sacrément dure.
Il prend place derrière le volant. Son rire grave emplit de nouveau l'habitacle. Il gratte distraitement un point à la base de sa nuque. Trois lignes de rides creusent légèrement son front. Je me demande quel âge il peut avoir.
— Vous vous entendriez bien avec mon père, il n'a de cesse de me répéter cette phrase. Vous ne vouliez pas vous changer avant de reprendre la route ?
Je jette un œil à mes vêtements. C'est sûr qu'on dirait que je viens de faire un combat de catch dans une fosse à cambouis. Ses pauvres sièges garderont un petit souvenir de mon passage, à vie.
— Oh non, ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude.
Super, Vic, comme toujours un merveilleux choix de mots. Maintenant il va penser que je suis une grosse dégueulasse...
Pourtant, il ne relève pas, et nous reprenons la route.
— Où avez-vous appris à réparer des véhicules comme ça ?
Je fais disparaître mes mains dans mes manches et tente de rétablir ma circulation sanguine.
— Mes parents avaient une ferme. Et peu de moyens. Alors petit à petit, on apprend à se débrouiller seuls, lorsqu'il faut réparer les différents engins. Notre voisin était un ancien mécanicien. Il m'a tout appris. Heureusement pour nous, vous n'avez pas l'une de ces nouvelles voitures tout électronique, sinon je n'aurais rien pu faire et nous étions bons pour attendre un dépanneur. Là, ça devrait tenir jusqu'au village, mais il va falloir la mettre en réparation une fois arrivés quand même. J'ai fait ce que j'ai pu avec ce que j'avais.
Il ne dit rien, mais se tourne vers moi et me lance un regard indéchiffrable. Il doit avoir pitié de la pauvre petite cul terreuse. Il tend la main vers les places arrières, et celle-ci revient avec une couverture en grosse laine écossaise.
— Tenez, vous avez l'air frigorifiée et épuisée. Essayez de dormir un peu, nous devrions arriver d'ici une petite heure.
Je me saisis du tissu.
Non non non non, ce n'était pas du tout prévu comme ça. Il n'a pas le droit d'être aussi gentil. Un chef, c'est méchant. Sur qui je vais pouvoir pester, moi, ce soir, lors de mon débriefing téléphonique avec Seb ?
J'étale la couverture sur mes jambes. Il m'observe toujours. Je sors une main de la laine, et appuis de nouveau sur sa joue.
— Regardez la route.
Mon ton faussement contrarié ne l'a pas trompé si j'en crois le petit sourire amusé qui se dessine au beau milieu de sa barbe. Finalement, cette semaine n'allait peut-être pas être si horrible que ça.
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OK, je retire ce que j'ai dit. Cette semaine VA être horrible. Nous venons juste de passer le panneau d'entrée de ville de notre destination dont je serais bien incapable de prononcer le nom malgré mes études de biologie : quelle idée de mettre autant de consonnes et si peu de voyelles ? Chantal Goya est soudain de retour, et cette fois, c'est une fumée bien noire que crache la Citroën. Je me bats quelques minutes avec la couverture, et la jette à terre avant de sortir de la voiture comme un diable jaillissant de sa boîte.
— Si vous ne vous étiez pas arrêté 30 fois pour fumer une clope, ce pauvre moteur serait certainement encore de ce monde.
Il vient de sortir à son tour. Il me regarde bien droit dans les yeux, se saisit d'une nouvelle cigarette, et l'allume avec un air de défi. Il rejette la tête en arrière pour expulser la fumée comme dans une mauvaise pub pour parfum. Sa pomme d'Adam ressort éhontément de son cou. À cet instant, j'ai envie d'y poser mes mains et de serrer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Une nouvelle quinte de toux le submerge. Ouais, c'est ça, crève charogne.
Il neige à gros flocons maintenant. La nuit commence tout juste à tomber, et un calme irréel règne sur cette entrée de ville. Je sors mon téléphone portable. Pas de réseau.
— C'est pas vrai.
Nouveau regard à D'Enfer. Il est si calme que ça ne fait qu'exacerber ma colère. Il prend bien le temps de finir sa cigarette avant de se pencher à l'arrière pour se saisir d'un long manteau en laine et de se diriger vers le coffre.
— Et sinon, vous comptez appeler un dépanneur ou un taxi ?
Il ricane.
— Vous voyez cette pub des différents opérateurs qui vous vante leur couverture de 98 % du territoire national ?
Je foule rageusement la poudreuse pour le rejoindre à l'arrière du véhicule.
— Eh bien nous sommes dans le 2 % de l'ensemble d'entre eux, achève-t-il.
Ma mâchoire se décroche.
— Et vous n'avez pas cru bon de mentionner ce « petit » détail lors de notre arrangement, bien-sûr ?
Il se saisit de mon sac de voyage et me le tend.
— Bien-sûr que non. On ne devient pas un homme d'affaires reconnu sans un minimum de talent dans l'art de la négociation et de la dissimulation. Il va falloir vous y faire.
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Voilà cinq bonnes minutes que je trépigne sur place. Contrairement aux apparences, je ne m'entraîne pas pour le prochain championnat du monde de claquettes américaines, même si la musique jazz que déversent les haut-parleurs du hall de l'hôtel s'y prêterait particulièrement. Non, c'est juste la technique ancestrale, héritée de mère en fille, pour tenter de calmer une vessie particulièrement pressante.
Je plante mes yeux dans ceux écarquillés d'une blonde peroxydée qui porte son poids en diamants sur les multiples bagues qui parent ses doigts. Une bataille de regard s'engage, mais elle détourne bien vite la tête. Fierté. Une victoire est une victoire. Ça leur apprendra à me dévisager comme si j'étais porteuse de la prochaine épidémie de peste bubonique. OK, D'Enfer avait visiblement oublié de mentionner une étoile quand il m'a parlé de l'hôtel. OK, mon accoutrement ne s'accorde en rien aux standings des habitués de ce type de lieu. Et oui bon, je suis légèrement sale. Juste légèrement.
Soupir. Je finis par me caler contre la fenêtre et me créer un hublot dans la buée qui l'occulte. Mon cœur se réchauffe dans la seconde. Cette ville est féerique. Ou plutôt son centre-ville. Après trois kilomètres à marcher dans la neige et le froid avec mon sac de voyage sur le dos, j'avais eu l'impression de pénétrer dans le village du Père Noël. Entre l'immense sapin qui ornait la place centrale, la calèche illuminée qui nous avait croisés en nous souhaitant de joyeuses fêtes, et les hommes et femmes déguisés en lutin qui chantaient des chants de Noël à tous les coins de rue, on était bien loin des quelques maigres décorations standardisées auxquelles m'avait habituée la ville. Les guirlandes et autres décorations m'avaient presque fait oublier l'épuisement qui m'arasait. Presque.
Je jette un nouveau regard à D'Enfer qui est toujours accoudé au comptoir d'accueil. Il a un beau petit cul, dis donc ! C'est qu'il s'entretient le boss ! Profonde inspiration. Reprends-toi, Vic, reprends-toi. C'est l'hypoglycémie qui te joue des tours et te fait délirer, il n'y a pas d'autre explication.
Qu'est-ce qui peut prendre autant de temps ? Je n'ai qu'une hâte : me noyer dans la mousse du bain massant, puis sous l'avalanche de plume que promet la couette en duvet d'oie Made in France de cet hôtel. Après avoir dévalisé le buffet à volonté, cela va sans dire. Et surtout après être passé au petit coin. La conversation semble agitée. Rectification, la conversation est agitée. D'Enfer vient de balayer du bras le comptoir avec violence, et le pot de fleur qui le décorait s'éclate sur le sol. Comme tout le reste des personnes se trouvant dans le hall, je reste quelques instants bouche bée, et finis par réussir à activer mes jambes pour me précipiter à ces côtés. La rage qui déforme ses traits est assez effrayante. On dirait un autre homme, ou plutôt Bilbo le hobbit quand on tente de lui voler son précieux anneau.
— Il se passe quoi ?
Je m'enhardis en posant ma main sur son avant-bras pour tenter de le rasséréner. Sa tête se tourne immédiatement dans ma direction, et il lui faut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agit de moi et pour se calmer. Quand je dis que j'ai une vessie de compétition, je la loue en cet instant, car j'ai vraiment failli me faire dessus.
— Venez, se contente-t-il de me dire.
Il m'empoigne par le biceps et me traîne vers l'extérieur.
— Attendez, pas si vite, qu'est-ce qu'il se passe à la fin.
Il s'arrête enfin. Ses mains trouvent de nouveau le refuge de ses poches avant qu'il les ressorte immédiatement pour mieux ponctuer ses paroles.
— Il se passe, que mes réservations ont été annulées, et que l'hôtel est complet.
Ses narines si fines sont gonflées par la colère. Un trait de contrariété creuse l'espace entre ses deux sourcils. Il passe sa main dans ses cheveux avant de croiser ses bras sur sa poitrine.
Un court instant, j'envisage de lui demander s'il rigole, mais sa mine m'en dissuade. L'image de mon corps nu se prélassant dans mon bain que je chéris depuis des heures vient de se dissiper dans mon esprit comme une bulle de savon qui éclate dans l'air.
— Ils peuvent faire ça ?
Il fait les cent pas devant les lourdes portes aux poignées dorées. Il finit par sortir une cigarette avant de se rendre compte qu'il lui est interdit de fumer à l'intérieur. Ses mains tremblent tant il est hors de lui.
— Eux non. Mon père, oui. J'avais pourtant réservé dans le dernier établissement de la région qui ne lui appartenait pas. Mais il faut croire que même le vieux Bill a fini par céder.
Ne pas laisser le désespoir me gagner. Inspiration. Expiration. Allez Vic, tout problème a sa solution.
— Qu'est-ce qu'on va faire ? On vient de se taper une journée de route.
C'est ça Vic, pointe l'évidence, c'est sûr que ça va beaucoup aider.
— Maître Alexandre ?
Je me retourne en même temps que D'Enfer vers un vieil homme noir aux cheveux gris engoncé dans un impeccable costume sombre.
— Wilfried ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Le boss se précipite vers lui et le serre dans ses bras. Il est si grand que la tête de l'inconnu lui arrive au niveau de la poitrine. Le vieil homme lui rend son étreinte. J'aperçois même une larme couler sur son visage parcheminé.
— Maître, ça me fait tellement plaisir de vous revoir. D'Enfer Road n'était plus la même sans vous. Et qui est cette jeune personne ?
Ah quand même, j'allais finir par croire que j'étais devenue invisible.
Alexandre s'écarte de quelques pas. Je l'aperçois tirer inconsciemment sur son pull pour le remettre en ordre.
— Mademoiselle Victoria Pottier, ma nouvelle assistante.
Wilfried me tend la main.
— Enchanté Madame.
Pourtant, le regard désapprobateur qu'il lance à mes vêtements et mon visage disent tout le contraire.
— Qu'est-ce que tu fais là ? répète D'Enfer.
Le vieux lui désigne la porte d'entrée.
— Monsieur m'a envoyé vous chercher.
— Me chercher ?
— Oui, il m'a dit que vous alliez résider à D'Enfer Road pour toute la durée de votre séjour finalement.
Les mâchoires de D'Enfer se contractent. Ses poings se serrent tant que les muscles de ses bras frémissent. Il me lance un regard incertain en triturant sa barbe. Puis il pousse un profond soupir synonyme de capitulation. Il est sérieux là ?
— Non non non, ce n'est pas ce qu'on avait convenu, hurlé-je, « On travaillera dans l'hôtel, et vous aurez toutes vos soirées pour vous, pour explorer la ville. Pas de contraintes. », vous vous souvenez ?
Il a l'air vraiment embêté.
— Écoutez Victoria, si nous avions un autre choix, je vous le proposerais volontiers. Mais il fait nuit, il fait froid, et nous n'avons nulle part où aller. Il faut croire que mon père a encore gagné. Comme toujours.
Seconde rectification : en fait, cette semaine ne va pas juste être horrible. Elle va être un véritable enfer.
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Alors, qui a hâte de faire la connaissance de toute la famille D'Enfer?
N'hésitez pas à voter ! ;-)
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