Chapitre 2

Je me rappelle, un jour, au collège, j'étais en train de dire à ma copine Carrie à quel point Monsieur Duchemin, le prof de biologie, puait autant que le rat pourri baignant dans le formol qu'on avait étudié la veille. Son visage s'était tout à coup contorsionné en une danse de grimaces digne des meilleurs mimes. La malheureuse avait donné tout ce qu'elle avait pour tenter de me prévenir que ledit Monsieur Duchemin se trouvait juste derrière moi.

Cette fois, il n'y avait eu personne pour m'avertir. D'ordinaire, j'assume plutôt ce que je dis. Mais autant dire que là, je n'assumais pas du tout. Bye Bye, CDI.

L'asperge me regarde de son œil unique, attendant visiblement une réponse. Mon mètre 75 se ratatine dans son ombre démesurée. Je crois apercevoir dans sa barbe broussailleuse d'un auburn teinté de sel un sourire sarcastique.

Comme si la situation ne représentait pas déjà l'un des pires moments de honte que j'ai connu de toute ma vie – et c'est dire ! – son œil se pose sur la tache de vin chaud de mon chemisier, et descend vers mes pieds dont le collant nu maculé de teinture verte s'enfonce douloureusement dans la grille des escaliers. C'est sûr qu'en face de son impeccable costume bleu marine visiblement taillé sur-mesure, je dois ressembler à s'y méprendre à la clocharde qui harangue les passants toute la journée au coin de la rue.

Comme l'a souvent dit mon cher Papa lors de ses nombreuses engueulades avec Maman, parfois, la meilleure attaque, c'est la fuite. J'applique donc à la lettre les savants conseils du paternel, et m'engouffre à l'intérieur du bâtiment. J'essaie de me hâter vers mon bureau, mais c'est sans compter sur cette fichue jupe. J'ai beau me dandiner aussi énergiquement qu'un gosse de six ans au concours de course en sac de la kermesse de l'école, j'ai à peine enfilé mon manteau que le boss est déjà sur moi.

— Eh bien alors, vous avez avalé votre langue ? Elle était pourtant bien pendue tout à l'heure. Où allez-vous comme ça ?

Je lève les yeux au ciel, extirpe un énorme bonnet de mon sac à main non moins imposant, et l'enfonce rageusement sur mon crâne. RIP, pauvre chignon.

— À quoi bon gaspiller ma salive, et me ridiculiser davantage, si c'est possible. Je suppose que je suis virée ?

Il jette son gobelet dans ma poubelle, et enfonce ses mains dans ses poches. Les minuscules pâtes d'oie qui ornent ses yeux se creusent. Je suppose que ça veut dire qu'il sourit. Ma main frôle l'agrafeuse à l'instant où je me saisis de mon bol de soupe, et je résiste à l'impulsion de la lui balancer au visage pour lui faire ravaler son air amusé.

— Victoria Pottier, c'est ça ? La nouvelle assistante ? Si je virais tous ceux qui m'appellent le Cyclope ou me traitent de gosse de riche dans mon dos, je pense que cela ferait longtemps qu'il ne resterait plus que moi dans cette entreprise.

Je reste là à le regarder un long moment. Sa voix est délicieusement grave. Je soupire, et repose ma soupe sur mon bureau.

— Ah parce qu'en fait vous connaissez mon nom ? Non, parce que je ne sais pas, je pensais que vous aviez fini par croire que c'était un robot qui apportait vos cafés vu que vous n'avez pas daigné m'adresser ne serait-ce qu'un regard ou une parole depuis mon arrivée ici.

Mais pourquoi j'ai dit ça ? Bon sang, Vic, tu t'enfonces.

Son sourire s'élargit. Cette fois, je peux même apercevoir les lèvres fines et les dents impeccablement alignées. Il sort une main de ses poches, la passe dans ses longs cheveux du même auburn que sa barbe, puis masse doucement son menton du bout des doigts.

— Je sens que nous allons merveilleusement bien nous entendre, dit-il en plongeant son œil d'un bleu vert profond dans les miens.

Et sinon, ils font les mêmes avec un décodeur ? Non parce que là, je reste comme une idiote à le regarder, ne sachant pas si je dois prendre mes jambes à mon cou ou bien accrocher ma photo dans le cadre réservé à celui de l'employée du mois à côté de son bureau.

— Venez, nous avons du travail, si vous ne voulez pas rentrer chez vous trop tard.

Il se dirige vers son bureau et laisse la porte ouverte derrière lui. J'hésite une fraction de seconde, mais le ton navré de mon banquier la dernière fois que je l'ai eu au téléphone résonne encore à mes oreilles.

— Super...

Je prends tout de même le temps d'engloutir ma soupe d'une longue rasade, de retirer mon bonnet et mon manteau, et je m'engouffre dans l'antre du Grinch.

Il est en train de farfouiller dans l'armoire derrière son bureau. Je me balance gauchement sur mes pieds toujours nus, les mains serrées sur mon bloc notes.

— Tenez, pour vous changer. Vous empestez le vin.

J'hausse un sourcil. Il me tend une chemise blanche. L'un des changes qu'il garde visiblement dans son bureau. Mon orgueil piqué au vif, je ne peux m'empêcher de répliquer.

— On en parle de votre haleine qui empeste le café et le tabac froid ?

Je crois qu'à cet instant, mon ange gardien vient de se suicider, me déclarant perdue à la cause. Je pose mon bloc notes sur le bureau, et me saisit du vêtement sans demander mon reste.

Quand je reviens des toilettes, il mâche un chewing-gum à la menthe dont l'odeur rafraîchie l'air renfermé. Je retiens un sourire narquois. Le dos bien droit dans son fauteuil, ses jambes immenses dépassent jusque de mon côté du bureau. Je crois que je n'ai jamais vu de pieds aussi grands. Je suis plongée dans une réflexion qui tend à savoir si la légende concernant les grands pieds est avérée, lorsqu'il se décide enfin à se remettre à parler.

— Bon, voilà comment on va fonctionner. Je suis quelque peu... disons bordélique dans ma tête. Vous notez tout ce que je dis, et je vous laisse le soin de synthétiser et de rendre les choses intelligibles. Vous vous sentez capable de faire ça ?

Je lève de nouveau les yeux au ciel.

— J'ai un bac + 5, vous croyez que ça devrait suffire ou bien je reviens dès que j'aurais eu mon doctorat ?

Il croise les baguettes qui lui servent de doigt sur le sous-main qui orne son bureau et son sourire refait son apparition.

— Je ne sais pas, vous pensez que votre propriétaire pourra attendre vos loyers en retard d'ici là ?

Touché. Je me racle la gorge et appuie sur l'extrémité de mon stylo pour en faire jaillir la mine.

— OK, alors si on est censés travailler ensemble, est-ce que je peux au moins connaître votre nom ?

A peine ces mots ont quitté mes lèvres que je me rends compte de l'amateurisme qu'ils doivent dévoiler. Quelle personne se présenterait à un entretien d'embauche sans avoir fait un minimum de recherche sur l'entreprise et son dirigeant ? Eh bien une personne comme moi. Je n'avais toujours pas vraiment compris comment Marianne, la directrice du refuge, m'avait obtenu cet entretien, mais je m'y étais rendue sans même avoir pris le temps de faire mes devoirs.

Ses longues mains se crispent. Sa langue pointe légèrement au milieu de l'océan de poils pour humecter ses lèvres.

— Alexandre D'Enfer.

Je pouffe de rire, avant de me rendre compte à son expression qu'il ne s'agissait pas d'une blague.

— Mon nom vous fait rire ?

J'ai le plus grand mal à recouvrer mon calme. Je me retiens au dernier moment de lui demander s'il est un proche parent de Cruella, mais fort heureusement pour moi son téléphone portable se met à sonner au moment où je bredouille un « Non, Monsieur ».

— Ne bougez pas d'ici, me souffle-t-il en décrochant.

Je force un sourire contrit sur mon visage.

— Oui allô. Harry ? Je t'entends, pas la peine de crier comme ça.

Il se lève et se dirige vers la baie vitrée qui donne sur la ville. Les lumières des décorations de Noël à l'extérieur illuminent par intermittence son visage dont seuls les yeux émergent de la masse de cheveux et de barbe. Il retire ses lunettes de sa main libre et les accroche à la pochette de sa veste de costume avant de pincer l'arrête de son nez entre deux doigts.

— Je te l'ai déjà dit, c'est hors de question. Comment ça ? Vraiment ? Alors passe-la-moi.

Il se tourne un instant vers moi. Je sens à son regard qu'il regrette finalement son dernier ordre et préférerait avoir cette conversation à l'abri de mes oreilles indiscrètes. Je me lève et m'éclipse jusqu'à mon bureau. J'ai à peine atteint mon siège que j'entends un grand bruit de casse. Il ne manquait plus que ça. Est-ce qu'il a fait une sorte de malaise maintenant ? Je me précipite dans le bureau de D'Enfer, mais il est bien vaillant. Il fait d'ailleurs les cents pas le long de la baie vitrée, un bras serrant sa poitrine, l'autre malmenant son menton en signe d'intense réflexion. Devant la porte, les restes de son téléphone portable gisent éparpillés sur le sol.

Lorsque D'Enfer m'aperçoit, il stoppe son manège et ne semble pas savoir quoi dire.

— Il en a eu marre de la vie. Ce sont des choses qui arrivent ! dis-je pour détendre l'atmosphère.

Il repasse derrière le bureau et commence à rassembler des documents.

— Je dois me rendre quelques jours dans ma famille.

Je hoche lentement la tête.

— Je ne peux pas me permettre de laisser toutes mes affaires en plan.

Je continue de hocher, ne voyant pas vraiment en quoi ça me concerne.

— OK.

— Vous allez devoir venir avec moi, dit-il au même moment.

Je continue de hocher encore quelques secondes avant que ses paroles ne s'impriment dans mon cerveau.

— Pardon ?

Il fourre ses dossiers dans un attaché-case.

— J'ai besoin de mon assistante à mes côtés pour les jours qui viennent. Et mon assistante, c'est vous.

Je secoue la tête dans l'autre sens maintenant.

— C'est hors de question, il n'a jamais été question de travailler en déplacement et de je ne sais où.

Il s'arrête à quelques pas de moi et me fourre un tas de dossier dans les bras. Mes réflexes dignes d'un escargot parkinsonien manquent de tout laisser tomber.

— Après tout, ce n'est pas comme si vous aviez des projets pour les fêtes, ajoute-t-il.

Je n'aime pas beaucoup le reflet malicieux que je décèle dans son œil valide.

— Détrompez-vous, m'affaler sur mon canapé avec mon plaid et ma tasse de thé, devant de vieux films de Noël, c'est tout un programme.

Il enfile son manteau et pousse un profond soupir.

— Écoutez, j'ai besoin de vous. L'entreprise est en équipe réduite pendant les fêtes, je ne pourrais pas tout gérer seul. Alors si vous acceptez de consentir à ce voyage d'affaires, je vous promets que vous aurez ce CDI que vous convoitez tant à votre retour.

Ah le salaud, c'est qu'il sait négocier. Ma balance mentale se met en branle : d'un côté, un CDI avec enfin la stabilité financière qui me fait défaut. Et de l'autre, passer les fêtes avec mon boss que je viens à peine de rencontrer et avec qui on ne peut pas dire que ce soit parti du bon pied.

— On parle de combien de jours exactement ? finis-je par demander.

Son visage se radoucit.

— Nous serions de retour le 26 décembre.

Il est sérieux ? Il veut que je passe Noël au travail ? Il semble lire dans mes pensées.

— Si vous acceptez de venir, je vous donnerais les 30 000 € qu'il vous manque pour la réfection de votre refuge.

D'ordinaire, je lui aurais sûrement sorti une grande tirade sur le fait qu'on ne m'achète pas si facilement. Mais je dois bien avouer qu'il avait réussi à me clouer le bec. Après tout, passer une semaine entière avec son boss ne pouvait pas être si terrible que ça, si ?

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Alors, que pensez-vous du Cyclope? 

Et de ce marché? Vous pensez que Vic a bien fait d'accepter? Ou bien qu'elle risque de s'en mordre les doigts? J'ai hâte de connaître votre avis!

N'hésitez pas à voter ! ;-)


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