Chapitre 7
Les mains pleines de guirlandes, Jules suivit Jérémy jusqu'au sapin. Bientôt, Noël serait là ; parrain et filleul s'étaient comme toujours tenus garants pour décorer la demeure des grands-parents. Ils se concertaient pour trouver la meilleure place pour chaque boule colorée. Entre les rires, ils partageaient leurs anecdotes.
Seul Bébé perturbait le doux moment de Jules, tapant, cognant, brutalisant ses tempes Et puisque le garçon n'avait pas ses médicaments sur lui, l'après-midi s'annonçait longue.
Quand Jérémy demanda des nouvelles de Luna, le garçon ne put passer à côté de l'annonce. Son amie, amoureuse... Et d'Arthur en plus ! Jérémy afficha un air surpris et ravi pour la jeune fille.
Au fil de la discussion, Jules baissa le ton pour échapper aux regards brillants de son grand père curieux. Jérémy s'amusa des quelques remarques étouffées de son père, sans s'en occuper davantage.
Dans le salon, ils n'étaient que trois. Suzanne n'était pas avec eux, parties faire les magasins entre amies. Dans son fauteuil en cuir, Gérard feuilletait un livre, la pipe à la main et une bière sur l'accoudoir. Soudain il se redressa : l'instant sacré venait de sonner.
— C'est l'heure de goûter, lança-t-il sous un nuage de fumée. Qu'est-ce que vous voulez, les garçons ?
— C'est gentil, papa, mais je n'ai pas faim.
— Moi non plus, papy.
— Je vais regarder ce que j'ai dans la cuisine.
Il posa ses chaussons par terre, en route vers son objectif. Jules croisa le regard de son parrain, qui lui communiqua un soupir complice. Puis, le plus jeune enroula le sapin d'une énième guirlande, lorsqu'un chant de Noël envahit soudain toute la maison.
— Ça, c'est encore ton grand-père qui a sorti son vieux lecteur CD !
Pourtant, le salon n'avait pas besoin de musique pour transpirer Noël. Avec les multiples lumières qui étouffaient chaque mur et les boules colorées parsemées un peu partout, il y avait de quoi faire rougir n'importe quel arc-en-ciel. Si la décoration ne tenait qu'à Jules, il aurait bien tout changé pour des teintes moins vives, mais ses grands-parents refusaient de lâcher leur bonne vieille boîte de Noël. Avec son mal de crâne, il se résolut à subir les lumières éblouissantes.
Gérard revint à la fin du premier couplet.
— J'ai trouvé des oranges. Pour Noël, c'est parfait. Tiens, Jules.
— Non merci, Papy. C'est gentil, mais je ne préfère pas : ça fait pleurer Bébé.
— Roh, encore ce bébé ? On dirait ta mère. Tu ne vas pas te priver quand même !
Jules déclina à nouveau et son grand-père insista encore. Finalement, Jérémy prit l'orange du garçon pour que chacun soit satisfait. Malgré tout, le grand-père ronchonna.
Sa réaction fit souffler Jules. Si la majorité avait déjà expérimenté ne serait-ce qu'un mal de crâne, un bébé dans la tête, en revanche, était inimaginable pour beaucoup.
Si seulement tout le monde pouvait vivre avec un bébé dans la tête, ne serait-ce que quelques minutes, qu'ils arrêtent un peu de me regarder sans comprendre !
Toujours vexé, Gérard continua de ruminer dans sa moustache. Il reprit son livre dans les mains pour partir à l'étage, dans sa chambre sans doute. Bébé en hurla encore plus, mais Jules se retint de compresser sa tempe contre sa paume ; il n'avait rien dit à son parrain car, dès qu'il pouvait, il préférait feindre d'aller bien devant les autres. Leur mine inquiète ne faisait qu'empirer les choses, autant ne pas les déranger.
Jérémy restait néanmoins difficile à berner. Peut-être parce qu'il avait compris l'état de Jules, il lui demanda, un quartier d'orange dans les mains :
— D'ailleurs, comment va Bébé ? L'améthyste lui fait du bien ?
Enfin, le moment ! Son parrain serait-il au courant pour Amé ? Comment Jules lui annoncerait-il ? Jérémy lui en voudrait sans doute d'avoir attendu plus d'une semaine avant de tout révéler, mais une telle nouvelle ne s'expliquait pas par téléphone.
Envahit par les chants de Noël, Jules ferma la porte pour étouffer la musique trop forte. Il répondit :
— Bof, pas spécialement. En fait, elle est surtout pénible pour l'instant, ta pierre.
Le parrain hocha la tête, communiqua un regard désolé, mais n'ajouta rien de plus. Comment l'interpréter ? Jules se demanda si Jérémy ne s'intéressait pas davantage à la crèche en face de lui qu'à ses paroles. Il scrutait la place de chaque personnage, tous à un endroit attribué, comme ses parents le lui avaient appris. Les genoux pliés pour être à bonne hauteur, il se tenait le menton et plissait ses fins yeux bleus.
Soudain, un quart de lune se dessina sur ses lèvres. Suite à la remarque de Jules, ou à l'harmonie de la crèche ? Le garçon ne sut le dire. Pour le moment, il préféra s'occuper du sapin et attendit une réponse avant de poursuivre. Si tant est qu'il en obtienne une.
Puis, le plus âgé se redressa. Il avala un morceau juteux de son fruit et se tourna vers son filleul.
— C'est sûr : j'imagine que la prendre toujours sur soi doit être contraignant. Mais essaye quand même encore un peu. Elle peut mettre du temps à fonctionner, d'après la personne qui me l'a donnée.
Ce n'était pas la réponse que Jules attendait. Jérémy ne semblait pas au courant ; tout restait donc à expliquer. Le garçon s'apprêta à lancer une seconde perche, quand Bébé lui tapa contre la tempe. Difficile de déterminer le plus stupide : qu'un bébé espère soumettre un adolescent, ou qu'il en soit réellement capable.
Bébé, t'es pénible !
Non sans serrer les dents, Jules resta debout sans sourciller. Un peu plus, et Jérémy comprendrait son état ! Quelques instants furent nécessaires au garçon pour retrouver la force de parler. Il ouvrit la bouche, mais trop tard : son parrain reprit la parole avant lui.
— J'aimerais t'annoncer quelque chose d'important, Jules.
L'intéressé manqua de bondir. Une annonce ! Encore ! Au sujet d'Amé ? Peu probable. Pourtant Jules devait lui en parler ! Son impatience le fit presque piétiner. D'un hochement de tête, il invita Jérémy à continuer.
— Diane et moi l'annonceront à toute la famille à Noël, mais j'ai tenu à te le dire en premier. Ne t'inquiète pas : Diane est d'accord.
Non, ce n'était pas au sujet d'Amé... La nouvelle pouvait-elle se montrer plus incroyable qu'une pierre qui se transformait en fée magique ? En tout cas, la mine de Jérémy était claire : ses prochains mots bouleverseraient le garçon.
— Alors, insista Jules mi-impatient mi-inquiet, qu'est-ce que tu veux me dire ?
Jérémy lui sourit.
— Diane est enceinte. On va être parents !
S'ensuit un violent coup de Bébé. Il hurla et Jules recula pour s'adosser au meuble derrière lui, la bouche bée, les yeux exorbités. Luna, et maintenant son parrain... Mais qu'est-ce qu'il leur arrive, tous ?
Des acouphènes rejoignirent la cacophonie. Les lumières des guirlandes dansèrent devant Jules, rendant flou Jérémy qui s'avançait vers lui. A en voir son expression, la réaction de Jules n'était pas celle qu'il s'était imaginée. Il attendait une réponse que le garçon ne parvenait pas à lui donner, alors il intervint :
— Ça ne va pas ? J'espérais que tu sois ravi.
— Si, je suis content, hésita Jules. C'est juste que je ne m'y attendais pas.
— Pourquoi tu es déçu ?
Jérémy s'avança pour serrer l'épaule de son filleul. Lui, il baissa les yeux. Garder ses émotions pour soi était stupide pour quelqu'un chez qui on pouvait lire comme un livre ouvert. Encore plus si le « on » en question nous connaissait avant même notre naissance.
— Je ne suis pas déçu, juste surpris. Félicitations.
— Dis-le moi, insista son parrain.
— Je m'inquiète juste, marmonna Jules. Un bébé, ça demande du temps, de l'énergie, de la patience, de l'argent, et j'en passe.
Pas de réponse, mis à part la main sur son épaule qui se détendit. Malgré la douleur et l'effort du mouvement, le garçon releva la tête. Face à lui, le visage de l'adulte se détendit, et contre toute attente, Jérémy se mit à rire.
— Merci de m'informer, je ne savais pas !
Mais l'ironie ne permit que de vexer Jules. Alors le parrain reprit, le ton plus sérieux.
— Ce bébé est attendu, on s'est préparé à tout le bouleversement qu'il va apporter. Ne crois pas à un coup de tête de notre part. Tu sais bien qu'on y pense depuis des années.
— Tu penses vraiment être prêt ? Moi, je dois supporter un bébé depuis plus de dix ans. Vu mon expérience, je te déconseille de vouloir vivre la même chose.
— Enfin, Jules, ça n'a rien à voir !
— Un bébé est un bébé.
— C'est complètement ridicule.
L'entêtement de Jules le poussa à renchérir, mais sa tête lui lançait trop. Le silence survint donc, et face à face, parrain et filleul se noyèrent dans la gêne. Malgré ça, Jules gagna le jeu de regard qu'il avait instauré tout seul ; Jérémy se détourna et rejoignit sa crèche, déçu.
Si ce dernier recouvra vite son habituel visage serein, le garçon gardait les jambes tremblantes, les poings serrés, la mâchoire crispée et le visage contracté. En plus de sa tête, voilà son corps entier qui, jusqu'au bout des ongles, le faisait souffrir.
Bébé commençait à lui infliger une sérieuse nausée, mais le garçon refusa de partir vers la salle de bain. Alors oui, cacher la crise de Bébé à son parrain n'avait rien de judicieux, d'autant que le parrain en question devait sans doute l'avoir remarqué depuis trop longtemps ; mais non, Jules ne fuirait pas. Pas à nouveau.
Dans ce qui lui restait de sa vision brouillée, le salon illuminé semblait entièrement décoré. La pièce, envahie par la couleur du bois le reste de l'année, ne laissait plus un mètre carré sans artifice. Face à la commode, Jérémy se retourna partir jeter les épluchures d'orange dans la cuisine.
— On va moins se voir, intervint Jules avant que son parrain ne franchisse le seuil de la porte, n'est-ce pas ? On fera moins de parties de basket, ou de concert de rock. Même se parler par message, je suppose que ça sera plus compliqué.
— Jules...
Jérémy se tut. Il baissa les yeux avant de se retourner vers le garçon, puis repris :
— Tu as raison, le bébé me demandera beaucoup de temps et d'attention. Je serai moins présent. Mais tu es et resteras mon filleul adoré. Ne crois pas que ma relation avec mon enfant remplacera celle que j'ai avec toi.
Jules croirait entendre Luna. Il baissa à son tour les yeux sans rien répondre. Soudain, Jérémy s'approcha pour le serrer dans les bras. L'étreinte brusqua Bébé, mais malgré sa tête brûlante, Jules réussit à passer outre. Il se contenta de s'abandonner dans les bras de son parrain. S'abandonner comme il l'avait tant fait durant ses dix premières années sur Terre, lorsque ni compagne ni futur enfant n'occupait l'esprit de Jérémy. Ses bras, aussi fins qu'ils étaient longs, transpiraient la protection et la sérénité.
Jules s'abandonna, comme un enfant s'abandonnait dans les bras de son père. Et lorsque Jérémy se dégagea finalement, il fut persuadé que cette étreinte serait la dernière.
Après qu'il eut demandé, le garçon fut autorisé à présenter la nouvelle à Luna, tant qu'elle restait entre les deux amis. Un soulagement pour Jules. Résignés à partir, ils vinrent saluer Gérard avant de retrouver leur gros manteau dans le vestibule. En l'enfilant, Jules sentit son améthyste dans sa poche frotter contre le tissu.
Amé ! Il avait fini par l'oublier !
Jérémy l'invita à sortir. Tout de suite, le froid l'assaillit. De quoi agacer Bébé. Jules ferma la porte, laissant derrière lui les chants de Noël qu'il retrouverait le 24 au soir. Les mains dans les poches, il suivit son parrain qui l'invita à entrer dans la voiture. Tout souriant, comme toujours. Pourtant du côté de Jules, ce fut plus que le froid d'hiver qu'il sentit entre eux deux.
Tant pis. Qu'est-ce que ça change qu'il soit au courant ou non, après tout ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top