L'euphorie dans les salles de classe, la fatigue des professeurs, les couloirs à moitié vides : la dernière heure du dernier jour de cours annonça les vacances de Noël. On quitta le lycée pour les deux semaines suivantes. "A l'année prochaine", comme on s'amusait à se le répéter.
En ce beau vendredi ensoleillé, Jules et Luna auraient pu oublier que le dernier mois de l'année était déjà bien entamé. Une veste enfilée leur suffisait pour se promener agréablement au parc de leur ville. Et avec le soleil, qui bientôt disparaîtrait, l'endroit peu à peu se désertait.
Ils passèrent à droite d'une aire de jeu, traversèrent le pont, rejoignirent la rivière. Depuis le mercredi, la sortie de Luna passée avec Arthur resta tabou. La jeune fille avait annoncé un « tout s'est bien passé » gêné la veille, et Jules n'eut guère besoin de plus. Sur le chemin aux cailloux rouges, les deux amis n'évoquèrent pas le sujet.
— Au fait, demanda plutôt Luna, tu as parlé d'Amé à ton parrain ?
— J'ai essayé de l'évoquer par téléphone, mais sans succès... Finalement je préfère lui dire de vive voix, quand on se reverra.
— N'empêche, je suis jalouse, avoua la jeune fille. J'aimerais bien la rencontrer, cette Amé. Ou au moins la voir !
— Je voudrais te la montrer... Mais même en cachette, je n'ai jamais pu la prendre en photo.
— Dis-lui que je suis super gentille ! Elle n'a aucune raison d'avoir peur de moi.
— Parle-lui toi-même alors. Elle est capable de tout entendre, même en forme de pierre.
— Yap !
Jules tendit la précieuse améthyste à son amie, qui l'enveloppa de ses mains. Il rit lorsqu'elle parla à la pierre, sous les regards ahuris d'un couple de passants.
Au fil de leurs pas, le chemin caillouteux devint plus fin. Les deux adolescents le quittèrent pour fouler l'herbe fraîche. Une rangée d'arbres et de buissons plus tard, le voilà devant eux, là où jamais personne ne s'aventurait : leur petit coin tranquille. En chœur, ils s'assirent à l'ombre du vieil arbre déshabillé de ses feuilles, la rivière face à eux. L'eau coulait, de la droite vers la gauche, butait parfois sur quelques roches, puis repartit de plus belle. Ils l'admirèrent, l'une les jambes étendues sur l'herbe, l'autre les genoux contre le torse. C'était calme, c'était paisible.
— La rivière s'écoule vite aujourd'hui, remarqua Luna. Le prof de physique peut bien nous parler de son « H2O » théorique, moi je vois surtout un ensemble de gouttes d'eau qui courent toutes vers une même direction. Je me demande ce qui les attirent autant !
— Ou peut-être, au contraire, qu'elles fuient une autre chose.
La jeune fille donna un coup de coude à son ami. Elle semblait feindre de prendre la remarque à la rigolade, tout en sachant très bien que Jules était sérieux. En silence, ils continuèrent d'observer la rivière. Qu'elle soit impatiente ou fuyante, elle attirait sans aucun doute la fascination de tous.
— Tu crois qu'on aura une rivière comme ça, dans notre futur village ? rêvassa Jules.
— Une meilleure encore !
Un village, dans une campagne, que le bruit de la ville n'atteindrait pas, là où le macadam serait remplacé par de l'herbe émeraude, et les arbres plus nombreux que les hommes : depuis près de deux ans les amis s'étaient fait la promesse de s'y retrouver. Amoureux du calme, le choix semblait naturel.
Jules devinait la forme des nuages pendant que Luna triturait l'améthyste qu'elle avait toujours dans les mains. Quand le garçon tourna les yeux vers elle, c'était un visage étonnement soucieux et pensif auquel il fit face. Cette fois-ci, à Luna d'être sérieuse.
— Mon Jules, bafouilla-elle, j'ai quelque chose à t'annoncer.
— À propos d'Arthur ?
La jeune fille baissa la tête, le garçon la leva au ciel. S'il pensait avoir digéré la dispute passée de quatre jours, une partie pourtant lui était restée en travers de la gorge. Mais plus question de fuir : les mains serrées contre les genoux, il écouta son amie.
— Tu sais qu'on s'est vu au cinéma mercredi. C'est un bon ami, et même plus, en fait...
— Plus qu'un ami ? Tu l'aimes plus que moi ?
— C'est pas ça ! Arrête de penser à des choses aussi ridicules ! Je te l'ai déjà dit : mon amitié pour toi ne changera pas.
— Qu'est-ce que tu veux me dire, alors ?
— Et bien, après le film, j'ai...
Blocage. Luna hésitait pourtant rarement à ce point. Pourquoi ? À croire que l'annonce était terrible. Ou simplement terrible pour Jules. Ce dernier répéta des signes de tête pour l'inviter à poursuivre, puis perdit patience après quelques secondes de silence.
— Tu as quoi ? insista-t-il. Tu devrais me donner Amé : la pauvre doit avoir le tournis à être triturée dans tous les sens.
— Désolée, tiens.
À nouveau, on n'entendit plus que la rivière butant contre les roches. Jules pensa intervenir de nouveau, quand soudain son amie lança d'une traite :
— Je lui ai demandé de sortir avec moi, il a accepté.
Jules ne répondit pas, créant le silence qu'il redoutait tant jusque-là. S'il n'était pas cartésien, il penserait que le ciel lui tombait sur la tête ; il n'en aurait pas été plus choqué. Les yeux exorbités, le garçon n'osait pas se retourner vers Luna. Il imaginait malgré tout parfaitement ses joues rougies sous son regard fuyant.
Jules ne répondit pas, et Luna n'ajouta rien de plus. Le temps s'était comme arrêté sous leur arbre solitaire. Pourtant, les nuages continuaient de se laisser porter par le vent, et la rivière guider par le courant. Au loin, on entendait même un enfant crier, sans doute venu s'amuser au parc avec ses amis, après leur dernière journée d'école.
Jules devait répondre. Quelque chose, n'importe quoi. Il aurait dû se préparer à cette éventualité, y penser en amont pour ne pas rester ainsi pétrifié. Si seulement il avait ouvert les yeux au lieu de fuir l'inévitable...
— Depuis quand tu es... amoureuse ? balbutia-t-il enfin.
— C'est quelque chose qui vient petit à petit... Ça fait bien deux ou trois mois que je pense beaucoup à lui, mais au début je ne savais pas que c'était ça. Tu sais, quand on n'a jamais été amoureuse, et qu'en plus la plupart de nos amis sont des garçons, on n'envisage pas ce genre de chose.
— Quand même, tu t'en es bien rendue compte à un moment, s'indigna Jules. Tu aurais pu me le dire avant d'aller le voir, lui !
— Je comptais le faire, jusqu'à ce que tu partes de chez moi sans rien dire.
Au tour du garçon de triturer Amé. La remarque de Luna le mit face à un mur qu'aucun mot ne semblait pouvoir franchir. Quel tort d'avoir réagi ainsi ! Il le savait, bien sûr.
— C'est vrai que j'aurais pu t'en parler plus tôt, reconnut Luna. Qu'on puisse en discuter. Mais, sans savoir pourquoi, je n'y arrivais pas. Je crois que j'avais peur de ta réaction.
Alors il serait possible de se cacher des choses entre meilleurs amis ? Vraiment ? Eux qui s'étaient promis de tout dire ? Et où placer cette nouvelle relation amoureuse dans leur rêve de campagne à deux ?
Mais l'adolescent avait encore d'autres tourments en tête. En vouloir à son amie de trouver l'amour, en soi, c'était bien ridicule. D'autant plus qu'avec son braquement infondé, il avait laissé sa meilleure amie seule avec ses passions douloureuses.
Et dire qu'Arthur devait obséder son esprit, même quand on bavardait tous les deux...
— J'aurais aimé que tu sois heureux pour moi, s'attrista Luna. Je te le répète : notre relation sera toujours la même. Quoi qu'il en soit.
Elle posa sa main sur l'épaule de Jules. Un signe de compassion pour un garçon à la réaction bien égoïste.
— On se verra quand même beaucoup moins, remarqua-t-il avant de regretter ses mots.
— Sans doute... M'enfin, « beaucoup », tu exagères.
Jules ne réagit pas. Il fixait l'eau de la rivière qui fuyait, si bien que, emporté par la force du courant, il n'entendait qu'à peine l'écho de la voix cristalline de son amie.
— Arthur organise une soirée pour le nouvel an, lui annonça Luna. Il t'invite avec plaisir.
— Je verrais...
— Fais pas la tête ! À tous les coups, on va tellement rester ensemble que ce sera au tour d'Arthur d'être jaloux, tu vas voir !
Luna secouait son ami par l'épaule. Voilà enfin revenu son entrain qui lui allait si bien. Jules en sourit.
— Tu es tellement plus ouverte et amicale que moi, remarqua-t-il. Je crois que sans toi, je me sentirais plus que jamais seul.
— Mais arrête un peu : tu parles plus à la classe que moi ! Et justement, il faut aussi que tu apprennes un peu à te débrouiller tout seul.
— Dis celle qui m'appelle en plein après-midi pour ouvrir son pot de cornichons !
Les deux amis continuèrent ainsi, et leur coeur devint plus léger. Jules profita de cet instant offert, avant qu'Arthur ne débarque dans leur quotidien.
Décembre oblige, le soleil se couchait tôt. Jules et Luna durent quitter leur coin tranquille pour ne pas être étouffés par la pénombre. La main tendue pour aider Luna à se relever, le garçon remarqua :
— N'empêche, tu es vraiment exceptionnelle : c'est pas fréquent les filles qui se déclarent les premières.
— Ça arrive de plus en plus. Et il a beau être plus extraverti, Arthur reste aussi pudique que toi. J'aurais déjà perdu patience avant qu'il n'envisage de me parler !
— Ça nous fait déjà un point commun. Mais ne pense pas que je vais l'apprécier pour autant.
Luna hésita entre le soupir et le ricanement. Si elle n'attendait que ça, Jules ne pouvait cependant pas lui assurer d'apprécier son nouveau copain. Principalement car il s'y refusait.
— Un jour, vous vous entendrez bien, dit Luna, tu verras.
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