Chapitre 24 (1/2)

La pluie crépitait sur le macadam froid d'hiver. Dans la rue passaient quelques personnes âgées sous leur parapluie, qui accompagnaient leurs petits-enfants, prêts à n'importe quoi pour se jeter dans les flaques d'eau. Comme chaque mercredi après-midi, tout leur semblait permis.

C'était le grand jour. Accablé par la pluie et les doutes, Jules se tenait à l'embranchement de la rue. Le grand jour...

Luna l'avait accompagnée jusqu'au café, mais avait dû le laisser là. Seul. Dès cet instant, l'appréhension et l'angoisse l'avaient suivi et le suivaient. Mais il était trop tard pour laisser le manque de courage prendre le dessus.

Doucement, le garçon s'avança. Il manqua de glisser sur le trottoir mouillé avant d'entrer dans le lieu de rendez-vous.

— Bonjour, lui adressa le serveur, installe-toi.

Jules serra les dents à l'entente du tutoiement. Il n'était même pas un habitué ! À seize ans, il méritait bien une once de respect, tout de même.

Un peu frustré, il s'avança vers une table pour deux, celle au fond de la pièce, proche de la fenêtre. À droite de celle-ci, une photographie d'un terril décorait le mur. Jules l'observa quelque temps pour patienter.

Pour une fois, le garçon était en avance. Il en profita pour se réchauffer avec un chocolat chaud commandé, tout en se concentrant sur les gouttes de pluie qui tapotaient sur le carreau. Sur le carrelage au style un peu vieillot, il joua avec ses baskets. Il n'avait rien trouvé de mieux pour calmer son angoisse.

Le café accueillait une petite dizaine de personnes ; c'était vivant, calme et intime dans un même temps. Installé depuis bien cinq ans, Le Haut Gourmand faisait parler de lui dans le secteur. Établissement modeste au couple de propriétaires attachants, l'endroit accueillait petits et grands du matin au soir, pour un moment de joie ou un peu de réconfort. Jules pensa qu'il devrait venir plus souvent avec Luna. Jérémy habitait un peu loin.

Le garçon sursauta ; la porte d'entrée s'ouvrit sur un couple. Jocelyne n'était toujours pas là... Viendrait-elle ? L'adolescent croyait moins à cette possibilité que l'inverse. Il fit tournoyer son chocolat chaud dans son verre, désormais à moitié vide.

Une nouvelle fois, la porte s'ouvrit. Il arriva dans le café un chignon gris, parsemé de mèches rebelles, mais tout de même soigneusement coiffé. La dame qui venait d'entrer était plutôt petite, le dos courbé par l'âge et le visage gracieusement ridé. Elle portait pour vêtement une robe à fleurs, que Jules trouva peu recommandable pour la saison. Des collants couleur chair ainsi qu'un manteau à fourrure la protégeaient tout de même un peu du froid.

La dame parcourut la salle de ses petits yeux bleu azur. Elle observa les dizaines de bouteilles posées sur l'étagère derrière le bar, les tableaux et photos de mines parsemés sur les murs, les tables en bois et leurs occupants ravis d'être là. Elle s'arrêta sur Jules. Il posa sa tasse.

Les yeux de la vieille femme s'agrandirent soudain, et elle s'avança au fond de la salle, jusqu'à lui. Chacun de ses pas, plus chancelants que ceux de Monsieur Hubart, semblait la faire souffrir.

— Bonjour, dit-elle arrivée en face du garçon. C'est bien toi, Jules ?

Le cœur du concerné bondit dans sa poitrine. Plus aucun doute : c'était elle. Elle l'avait reconnu grâce à son pull rouge, dont il avait indiqué à Élisa qu'il le porterait le jour du rendez-vous. Ce jour.

Jules pensa instinctivement à tourner la tête vers quelqu'un mais se retint. Ce serait vain : personne n'était là pour l'épauler, ni Luna, ni Jérémy, ni personne. Il n'avait que cette femme, qu'il n'avait plus vu depuis onze ans.

— Bonjour, balbutia-t-il. Oui, c'est moi.

— Quel plaisir de te revoir, Jules ! Je suis Jocelyne, ta mamie.

L'émotion la fit glisser sur la chaise en face du garçon. Sourire mi-émerveillé mi-timide et yeux fuyants prirent place sur leur visage. Jules attendit que sa grand-mère amène la discussion, mais elle se concentra plutôt pour retenir ses larmes.

Le serveur les dérangea un instant. Jocelyne lui commanda un café sans sucre, et reprit un chocolat chaud pour son petit-fils. Une fois de nouveau tous les deux, elle s'exclama soudain :

— Qu'est-ce que tu as grandi, mon garçon !

Une phrase futile, comme il arrivait même à sa mamie Suzanne d'en prononcer. Une phrase bateau, que les enfants écoutaient en grimaçant, forcés de bécoter la joue piquante de leur grande tante. Mais surtout une phrase sincère, qui pour Jocelyne en cachait un millier d'autres.

« Cela fait trop longtemps que je n'ai pas pu te voir. » « J'aurais aimé te regarder grandir » « On n'a pas pu profiter tous les deux. »

— Dix ans que je ne t'ai pas vu, rêvassa la grand-mère. Raconte-moi tout : comment ça se passe à l'école ? Tu es au lycée, c'est ça ? Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?

— Je suis en année de première, précisa Jules. J'aimerais entrer en médecine.

Et toi ? Qu'as-tu fait comme métier ? À quoi ressemble tes journées depuis dix ans ?

Il ne posa aucune de ses questions, de peur qu'elles soient déplacées. Il les laissa plutôt défiler dans sa tête, qui devenait de plus en plus douloureuse. Sa main dans un même temps jouait avec son verre de chocolat, sans doute refroidi.

— Médecin, s'émerveilla sa grand-mère. Quel projet ! Une grande aventure t'attend.

Il sourit. Jocelyne marqua une pause. Elle parlait de manière lente, douce et captivante. Une voix fatiguée par l'âge, qui malgré tout avait encore une montagne d'amour à offrir.

— Tu travailles bien ? reprit-elle. Et à quoi tu t'occupes en dehors des cours ?

Jules lui raconta tout ce qu'il trouva intéressant de dire, et même ce qu'il ne l'était pas. Il lui raconta tout ce qu'une grand-mère souhaiterait savoir sur son petit-fils, parce qu'il voulait qu'elle sache tout, pour que plus jamais elle ne puisse l'oublier.

Une fois leur boisson et leur discussion terminés, Jules n'en savait finalement pas plus sur sa mamie. Une grand-mère connaissait toujours mieux son petit-enfant que l'inverse, cependant le garçon ne se contenterait pas de si peu. Il devait en apprendre plus sur elle.

Souhaitait-elle seulement se confier ? Jules aurait-il le courage et le tact d'amener les questions qui le hantaient ? Au moins, il en avait tout le temps ; Jocelyne venait de boire sa dernière goutte de café depuis dix minutes mais ne semblait pas souhaiter partir de sitôt. Dans une grande inspiration, le garçon baissa les deux et rompit le silence rempli de rêveries :

— Je me demandais... Qu'est-ce qui t'a donné envie d'envoyer une lettre à mon père pour Noël, cette année ?

Sa voix s'étrangla dans sa gorge. Dans le brouhaha de la pièce qui résonnait, Jules n'osait plus regarder son interlocutrice dans les yeux. Il sentit soudain la main de sa mamie se poser sur la sienne. Il leva les yeux. Le sourire de Jocelyne mêlait peine et soulagement.

— J'espérais pouvoir le revoir, rien qu'une dernière fois. Mais je respecte son choix, c'est comme ça, rien ne le changera. Au moins, j'ai eu la chance de te revoir, c'est merveilleux.

Jules fronça les sourcils. Quelque chose n'allait pas dans ses paroles ; elles aiguisaient davantage sa curiosité qu'elles ne la satisfaisaient. Les réponses espérées ne se trouvaient pourtant pas loin, juste cachées derrière ces derniers mots. Et pour la première fois, quelqu'un semblait d'accord pour les lui apporter.

Seul son esprit embrouillé l'empêchait d'avancer... Par où commencer ?

— Je ne comprends pas trop, balbutia Jules.

La mamie réfléchit avant de répondre.

— Ton père ne t'a rien expliqué ?

Un « non » de la tête timide lui répondit.

— Qu'est-ce que tu aimerais savoir, dans ce cas ?

— Trop de choses...

Le sourire de Jocelyne s'attristait au fil des mots. À voir son visage perdu dans le passé, elle non plus ne savait pas par où commencer. Le ton de sa voix s'abaissa, se fit plus grave. Après bien des hésitations, elle débuta :

— Il y a toujours eu de la jalousie entre mes trois enfants, et comme tout, ça s'est accentué en grandissant.

Elle cherchait ses mots, s'arrêta souvent. Jules resta silencieux à l'écouter patiemment.

— En plus de leurs querelles fraternelles, je sentais qu'ils n'étaient pas très attachés à la famille. Ton père est parti faire ses études ici, et comme il y a rencontré ta mère, il n'est jamais revenu dans sa région natale. Amélie aussi a quitté le département, et James, mon petit dernier, a vite emménagé seul. En tant que mère, c'est toujours difficile de voir ses enfants partir, mais j'ai dû l'accepter...

L'adolescent réfléchit un instant. Lui qui n'avait aucunement prévu de rester proche de ses parents, il ne put s'empêcher de prendre ces propos pour lui. Sa mère serait-elle tout aussi déçue de le voir partir ? Rien de sûr, de toute manière.

— Une fois, continua Jocelyne, ce devait être peu avant ta naissance, James manquait d'argent pour des travaux chez lui, alors moi et ton grand-père nous lui en avons prêté. Rien d'incroyable jusque-là, sauf qu'un jour, Elysa et Harry l'ont découvert, et l'ont tous les deux profondément mal pris. Pourtant, c'était moi qui avais insisté pour aider James, mais ils n'ont plus parlé à leur frère pendant un moment, et les conflits se sont empirés. Peut-être que tout aurait été différent si je ne l'avais pas caché à mes deux autres enfants.

— Tu n'y es pour rien mamie, intervint Jules.

— Merci mon garçon, mais tu sais, tout le monde à sa part de responsabilité. Surtout que l'histoire ne s'arrête pas là...

Elle marqua une énième pause, plus longue. Avant de poursuivre, Jocelyne commanda un deuxième café, et Jules, comprenant qu'il était proche d'une odieuse vérité, n'osait à peine respirer.

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