Chapitre 17

— Vous avez commencé une nouvelle leçon en maths ?

— Oui, je te passerai le cours, mon Jules.

— Et le contrôle de physique, c'était comment ?

— Une galère ! Enfin, pour moi : Lucas a dit qu'il avait géré.

— Je vais devoir le rattraper ?

— Le prof n'a rien dit... Mais déstresse ! Tu as juste raté une journée de cours. Une journée !

— Horrible...

Les deux amis entrèrent en cours de français, le premier tout autant angoissé que la seconde s'en désolait. Heureusement, Bébé allait mieux. Sa journée au lit l'avait calmé. Le garçon devrait cependant surveiller chacun de ses gestes, au risque de l'agacer. Encore une fois.

Pourtant, en griffonnant sur son poème de Prévert, Jules repensa au sentiment de quiétude qui l'avait enveloppé la veille. Un lâcher-prise total, comme si plus rien n'avait d'importance, ou du moins de gravité. À bien y repenser, le garçon se dit que, s'il pouvait expérimenter cette sensation sans les cris de Bébé, il serait le plus heureux.

Mais il garda ce projet pour plus tard, car dès la matinée finie, l'adolescent sortit son livre de physique sur son plateau de cantine.

— Lâche-moi ça, s'indigna Luna une bouchée de pâtes dans la bouche. Tu ne sais même pas si tu vas rattraper ce devoir.

— Justement : on ne sait jamais.

— T'as tâché ton livre du coup, remarqua Arthur qui depuis la rentrée, s'entêtait à manger à leur table.

Si tu savais vraiment d'où elle vient, cette tâche !

Jules ne sut dire s'il se sentait prêt pour le devoir, néanmoins, une fois en classe, il réclama à son professeur le sujet. Installé au fond de la salle, il soigna chaque exercice et y répondit avec soin. Si Bébé avait pleuré, il n'aurait jamais pu exécuter le devoir avec autant de clarté. Peut-être qu'Amé avait eu raison de l'interdire de se rendre au lycée... Non, impossible !

L'épreuve de la journée étant un succès, Jules prit le chemin du retour, satisfait. Sorti du bus, son portable vibra : un message de Jérémy. La réponse à son sms de rentrée, plus d'une semaine plus tôt. Le garçon l'avait presque oublié, depuis... Son parrain expliqua ne pas avoir pu répondre avant. Jules répondit dans un soupir. Une fois son message rédigé, il se trouva devant chez lui.

— Je suis là, annonça-t-il.

Personne ne l'accueillit dans la grande pièce à moitié vide. Rien d'étonnant puisque sa mère était en déplacement et que son père travaillait Il s'avança le pas nonchalant, telle une fin de journée banale, en direction de la cuisine. Du placard à gâteau, plus précisément. Comme à son habitude, il s'empara d'un paquet de biscuits, avant de se tourner vers la table.

Ce fut à ce moment-là que les événements cessèrent de s'enchaîner naturellement. Sur la table noire de la pièce, était posé le portable de son père.

Jules mit un certain temps à analyser la situation. Où était Harry, si son téléphone se trouvait devant les yeux du garçon ? Sûrement en télétravail, dans son bureau à l'étage. Mais pourquoi n'avait-il pas amené son portable avec lui ? Jamais l'adolescent n'avait fait face à une telle aberration.

« Tu n'as qu'à regarder toi-même dans son portable. »

Les mots de Luna résonnèrent en lui comme un appel à l'espièglerie. Non, il ne pouvait pas...

Jules s'assit sur l'une des quatre chaises. Jamais il n'avait su à quoi servait la quatrième, mais qu'importe. Il posa son paquet de gâteaux à sa droite, puis s'empara du portable, fier trophée au centre de la table noire.

Les premiers instants, il le regarda simplement. Le toucher en soi lui semblait un exploit. Quelle horreur lui arriverait-il si par malheur Harry le surprenait en plein délit ? Cette épreuve semblait pour Jules bien plus difficile que son devoir de physique. Si seulement il n'avait pas à la braver seul... Amé, à son grand malheur, restait cachée dans sa poche.

Lorsque l'améthyste refusait de se montrer, deux raisons s'équivalait : soit elle préférait rester tranquille, soit quelqu'un d'autre que Jules se trouvait à proximité. Pour le moment, aucun moyen de savoir ce qui la motivait.

Des gouttes de sueur perlaient jusqu'à la table. Voici venu le temps pour le garçon de remplir sa mission. Il alluma l'écran. En guise de premier obstacle se présenta à lui un code. Il tenta un premier essai : la date de naissance d'Harry suffit à lui donner accès au téléphone. Facile.

Il s'agissait ensuite de s'aventurer dans ses contacts. À mesure que le temps défilait, Jules se laissa porter par la curiosité. Il ne trouva aucun prénom inconnu ni discussion douteuse, à son grand soulagement. Son père se montrait toujours droit, mais on pouvait s'attendre à tout.

Les minutes s'enchaînaient et l'inquiétude revint au galop. Mieux valait pour Jules aller droit au but.

Dans le portable, toutes les conversations avec le contact "maman" étaient effacées. Le garçon en était à la fois attristé et déçu de son père. Il afficha le numéro du contact, sortit de son sac un bout de papier et un stylo, puis commença à recopier. La mission se déroulait bien.

Il inscrivait le cinquième chiffre quand craquèrent les marches des escaliers.

Jules sursauta, barrant son bout de papier d'un trait maladroit. Il ne lui restait que quelques numéros à écrire. Pouvait-il espérer terminer avant que son père n'atteigne le rez-de-chaussée ? Pas sûr... Encore moins si Jules tournoyait sa tête du portable jusqu'aux escaliers sans décider.

Réfléchis, bouge, fais quelque chose !

Un bout de pied sans chaussure dépassa du mur. Jules se précipita sur le portable. Il verrouilla l'écran et le glissa loin de lui. Derrière, le crissement des marches fut remplacé par des pas sur le carrelage.

— Jules, qu'est-ce que tu fais ?

Le ton d'Harry n'était pas celui qu'il employait pour souhaiter un bon retour à son fils. Il se montra plus sec, plus amère. Pour sûr, il avait compris. Jules tenta tant bien que mal de se défendre, mais il comprit vite que sa mission se solda par un échec.

— Rien, bégaya le garçon. Je prends mon goûter.

—  Sans avoir ouvert le paquet ?

— Je viens d'arriver...

Le père avança les pieds sur le carrelage comme on tapait sur un tambour. Les mains rouges à force d'être crispées, il s'empara du téléphone.

Dès qu'il le déverrouillerait, Harry découvrirait l'application de ses contacts ouverte sur "maman"... En d'autres termes, Jules était fichu.

— Je répète ma question, articula son père le visage rouge de colère, qu'est-ce que tu fiches ?

Jules manqua de s'étouffer avec sa propre salive. Brusquement, il claqua la main sur son papier. Les yeux d'Harry se figèrent sur la feuille. D'un geste tremblant, le garçon tourna la tête : sa main posée laissait dépasser un "06" mal écrit.

Vingt secondes. Vingt secondes que Harry se retenait de hurler, et Jules n'avait pas dit mot. À la place, il se concentra sur la sueur qui trempait son visage. Avec un peu de chance, il serait entièrement liquéfié avant que son père ne décide de le tuer.

Le quadragénaire haussa le ton. Jules ne le savait pas capable de crier aussi fort. La même question assaillit à nouveau le garçon, qui cette fois-ci s'efforça de répondre. Sa voix tremblait autant que son corps, et à force de dérailler, elle ressemblait presque à celle ridiculement aiguë d'Amé.

- Je voulais juste avoir son numéro...

Mauvaise réponse pour Harry. À défaut de frapper son fils, il claqua le poing contre la table. Une tradition de famille, décidément.

Mais aucun des deux n'était apte à l'ironie. Pendant que l'adolescent baissait autant que possible la tête, le père hurla pour de bon. Des reproches, des menaces de punition, une suite de phrases sans queue ni tête.

Il s'égosillait, et Jules, les yeux humides, ne prit plus la peine de l'écouter. Il espérait juste que Bébé ne se réveille pas.

La dernière fois qu'il avait subi la colère de son père, il ne devait pas avoir plus de sept ans. Il s'était amusé à escalader le rebord de sa fenêtre, au premier étage. Jules comprenait aisément qu'imaginer son fils tomber la tête sur le macadam, pouvait rendre fou. Il comprenait moins que lui donner le moyen de contacter sa grand-mère mettrait dans le même état.

Au bout d'une éternité, Harry se tut, haletant. Le garçon garda le regard rivé sur ses genoux.

— Monte dans ta chambre, ordonna son père dans un dernier élan de colère.

Jules s'exécuta. Sans souffler, sans répondre, sans écraser son poing sur la moindre paroi. Il se contenta d'attraper son sac, laissant sur la table ce qu'il y avait posés. Derrière lui, son bout de papier fut chiffonné avant d'être écrasé dans la poubelle. Une fois dans sa chambre, Jules ne tint plus debout.

Il lâcha son sac pour s'affaler sur son lit, les yeux exorbités. Pendant plusieurs minutes, il ne bougea pas. Se retenir de pleurer lui prenait déjà suffisamment d'énergie.

— Pleure si tu en as envie, dit Amé une fois sortie de la poche du garçon.

Mais sa fierté n'en avait pas envie. Alors Jules préféra rester encore un instant figé, avant de se ressaisir en tapant contre le matelas mou. Il s'empara de son portable pour tout raconter à Luna. Sur l'écran, il vit un message de la jeune fille envoyé une demi-douzaine de minutes plus tôt.

« Hello ! Je crois avoir trouvé un moyen de retrouver ta grand-mère. Appelle-moi dès que tu peux. »

Il n'appela pas ; Jules répondit plutôt par message :

« Vraiment ? Justement je voulais te parler de ça. Je peux venir chez toi ? »

Luna ne tarda pas à accepter, alors le garçon sortit de la pièce pour descendre les escaliers. Amé vola à ses trousses et s'empressa de retourner dans sa poche.

Sur la table de la cuisine, le paquet de biscuits était toujours posé au bord. Le bout de feuille ainsi que le portable d'Harry avaient disparu. Mais plus jamais Jules ne comptait s'en approcher, de ce téléphone.

Il se refusa de prévenir son père de sa sortie chez Luna. Malgré tout, le garçon laissa un mot sur le plan de la cuisine. Il attrapa son manteau et son écharpe avant de refermer la porte d'entrée derrière lui.

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