Chapitre 16
La semaine suivante, la note de Jules ne dépassa pas quinze sur vingt. Bien ? Non, trop peu. Trop peu pour lui.
— C'est pas comme ça que je serai médecin, grogna-t-il à sa meilleure amie entre deux cours.
— Ton avenir n'est pas défini par une seule note, dit Luna, ni par deux. Ne te prends pas la tête pour ça, ou tu vas t'épuiser pour rien.
La jeune fille déposa sa main sur l'épaule tendue du garçon, qui suivit la professeure de maths sans réagir.
— Tu devrais penser à crier, suggéra Luna trop sérieusement au goût de Jules. C'est libérateur, tu verras !
La jeune fille aurait-elle déjà expérimenté ? Peu importe ; le lendemain, un nouveau devoir attendait Jules. Entre deux citations de Baudelaire, la phrase énoncée par Monsieur Hubart l'heure précédente tourna en boucle dans son esprit.
"Je vais mettre un gros coefficient, révisez bien."
Le garçon n'avait pas besoin d'une telle précision pour réviser, et tant pis si Bébé s'agita sur le trajet du retour, Jules ne l'écouta pas. Du moins, il feignit de ne pas l'entendre. Si seulement il n'avait pas abusé des médicaments en début de semaine... Mais peu importe la douleur, il réviserait. Tant pis pour Bébé, et même s'il dut décliner une sortie au parc avec Luna, jules n'avait pas le choix.
Une fois dans sa chambre, l'adolescent se résigna à respirer quelques minutes, assis sur son lit, les yeux fermés et les mains sur les genoux. Bébé tapait toujours contre sa tempe, le faisant tanguer de malaise ; il espérait au moins se calmer suffisamment pour travailler. Alors, non sans se préoccuper des pulsations de son crâne, il respirait. Amé en était fière ! Elle ne parvint cependant pas à le convaincre de se reposer davantage.
Non, il ne pouvait pas, car son bureau l'attendait. Installé sur sa chaise de travail, il y étala les feuilles de cours sorties de son sac. A plusieurs reprises, sa tête manqua d'atterrir sur le meuble, alourdie par la douleur. Mais Jules tint bon. Il attrapa son livre de physique, puis un papier de brouillon. Il révisa avec un nouvel exercice.
Jules tint bon. Même si son esprit était aspiré par le cri de Bébé, même si la douleur lui transperçait le crâne, le garçon resta focalisé sur la première loi de Newton. Il tint bon. Et puis entre deux formules physiques, une tâche violette s'invita sur l'énoncé.
— Personne ne t'a jamais dit qu'il était mauvais de réviser la veille d'un devoir ? intervint Amé. Surtout dans cet état.
Jules la chassa de la main. La petite fée esquiva avec grâce la main du garçon et évita ainsi d'être propulsée contre le mur bordeaux opposé. À moitié affalé sur le bureau, le garçon ne prit pas la peine de lever les yeux vers elle. Non seulement car le moindre mouvement énervait davantage Bébé, mais surtout car la regarder ne lui était plus nécessaire pour deviner l'expression décidée sur son visage. Troisième raison : il n'avait pas envie de la voir.
Amé, si. Elle battit de ses ailes pour approcher son visage de l'œil gauche du garçon. L'esprit qui alternait entre Newton et Bébé, ce dernier n'y réagit pas. Dans le regard mauve de l'améthyste se lisait, en plus de l'autorité, une inquiétude accrue.
— Va te reposer, ordonna-t-elle.
Il resta à son bureau, pivotant quelque peu sa tête vers la droite pour laisser la violette hors de son champ de vision. Son rendez-vous avec Newton était loin de se terminer, et Jules comptait bien le mener à bien.
Mais malgré toute lutte, ses paupières papillonnèrent. La nausée commença à s'intensifier. En parallèle de sa formule devenue floue, la voix fluette d'Amé se fit clairement entendre.
— Va te reposer.
Un son qui lui donna l'effet d'un coup de poing au visage. Des haut-le-coeurs le prirent, mais Jules pensa pouvoir tenir bon.
Frustré d'avoir échoué le premier exercice, il en commença un deuxième. Aveuglé par sa lampe de bureau, trop vieille pour éclairer correctement, il plissa les yeux pour espérer lire. Autour de lui, même le silence bourdonnait dans ses oreilles.
Il voulut tenir bon, mais trop tard. Le garçon n'eut pas le temps de se lever jusqu'aux toilettes qu'il rendit son dernier repas sur ses feuilles d'exercices. Amé ne s'en étonna pas.
Haletant, Jules marmonna quelques jurons incompréhensibles, avant de se jeter sur la première boîte de mouchoirs qu'il trouva. Avec l'aide de la petite fée qui frotta le bureau avec un minuscule carré de tissu, le bureau fut nettoyé. Les exercices étaient malgré tout devenus illisibles.
Le garçon retrouva enfin son souffle, mais Bébé continua de tambouriner contre son crâne. Il posa les yeux sur son livre, ses exercices noyés et la demi-douzaine qui lui restait à réaliser. Les paupières mi-closes, il se résigna : il ne tenait plus.
Non sans peine, il partit préparer son sac du lendemain. Bien sûr, Amé lui répéta qu'il se rende au lycée dans cet état était hors de question. Mais Jules continuait d'espérer que Bébé se tairait d'ici là. Et même dans le cas contraire, le devoir de physique prévu l'empêchait de rester au lit.
Trop épuisé pour réfléchir, il ajouta dans son sac tout ce qu'il lui passa entre les mains. Classeur, livres, feuilles, ... Ça devrait faire l'affaire. Sous ses gémissements de douleur, il vacilla ensuite jusqu'à la salle de bain pour enfiler son pyjama. Se brosser les dents risquerait de lui redonner la nausée : tant pis.
Avec le peu de bruit qui voulait bien sortir de sa bouche, Jules prévint ses parents qu'il partait se coucher. Son père se plaignit qu'il avait préparé des pâtes pour trois. Amélie lança un "encore mal à la tête !" auquel Jules ne réagit pas.
Toutes ces épreuves passées, enfin il put s'abandonner sous la couverture. Pas de bruit, pas de lumière : de quoi l'apaiser un instant. Pas de quoi empêcher Bébé de hurler cependant. Le garçon gesticulait, à la recherche d'une position un peu moins insupportable que les autres. Il s'arrêta lorsque, à trop bouger, la nausée s'invita de nouveau.
Comme à chaque crise de Bébé depuis qu'elle habitait sur la table de chevet en bois, Amé tenta de calmer Jules par sa présence. Il s'endormit finalement au bout de trois heures de cauchemar. Même dans ses rêves, le devoir de physique du lendemain le hantait.
*****
Le lendemain, à sept heures, le réveil sonna. Bébé hurlait toujours.
Le corps endolori, Jules attrapa non sans peine son portable. Il sortit du lit, les mâchoires serrées, puis tanga vers la porte. D'accord, Bébé pleurait, et alors ? Son devoir surveillé ne l'attendrait pas.
Il s'approcha de la poignée. Aveuglé par la lumière, le garçon peina à la trouver. Enfin, sans retenir un gémissement de douleur, il l'agrippa pour l'abaisser. Mais Amé pépia :
— Tu comptes aller où dans cet état ?
Puisque la question était rhétorique, Jules ne se fatigua pas à y répondre. Amé insista :
— Reste ici !
— Tais-toi, gémit le garçon.
— Ça t'avanceras à quoi d'aller à ce devoir ? Avoir une mauvaise note et en vouloir à Bébé alors qu'il t'aurait suffi de rester sagement dans ton lit ?
— Je ne peux pas rater de cours...
— Et pourquoi ?
Jules réprima une grimace de douleur avant de marmonner :
— Si je veux être médecin... Je peux pas.
Amé s'approcha. Tandis qu'il sentait sa présence à la fois rassurante et pénible, l'adolescent ne put se retenir de se tourner vers elle. Il lâcha la poignée et se retourna dos à la porte. La petite fée gardait ses sourcils délicats froncés.
— Luna te l'a bien dit, continua-t-elle d'une voix plus douce, une note ou une journée de cours ne va pas définir tes dix prochaines années. Tant que tu ne relâcheras pas la pression, Bébé continuera de se plaindre. Le cercle vicieux est en place.
En l'instant d'une phrase, Jules sentit toute son énergie et tout son entêtement s'échapper. Il glissa le dos contre la porte, jusqu'à se retrouver assis sur le parquet. Un rictus se dessina sur son visage, suivi d'un spasme de douleur.
— Je vais arrêter de te prendre partout si c'est pour que tu m'espionnes, dit-il.
— Si ça peut t'éviter de faire n'importe quoi.
Le garçon baissa la tête. Les yeux embrumés, il laissa son corps trembler.
— Pourquoi ?... Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?
Même réfléchir lui était pénible. Aucun mot ne traversait ses pensées, et pourtant sa tête était comme prise d'un torrent de questions et d'inquiétudes. Jules amena sa main tremblotante vers son portable ; sept heures huit. Son fichu corps refusait de se lever.
— Rien, Jules, compatit Amé. Tu n'as rien fait, tout comme les personnes victimes des nombreux malheurs du monde. Les maux sont le quotidien de beaucoup.
Jules baissa la tête. Dans ce cas, comment faire ? Quelle est la solution ? Il lui en fallait une, ou le garçon serait bien capable de... Soudain Amé répondit à sa question silencieuse :
— Tu forces trop. Bébé est aussi là pour t'aider à ne pas dépasser tes limites. Que ce soit tes angoisses, tes peurs, tes colères : tu as besoin de les exprimer. Or, tu refuses de le faire, donc Bébé agit à ta place. Je t'assure que même s'il n'était pas là, ton corps trouverait un autre moyen de se manifester.
— C'est ridicule.
À nouveau, le silence. Une flopée d'idées s'enchaîna dans les pensées du garçon, que son état ne lui permettait pas d'exprimer.
-— Je sens que tu n'es pas encore prêt à le rencontrer... réfléchit Amé plus pour elle que le garçon.
Qui ? Comment ça ? Peu importe, Jules lui demanderait plus tard. Il préféra plutôt se concentrer sur la façon dont il pourrait ne pas rater son bus, et survivre au lycée. Du moins, jusqu'à ce que quelqu'un frappe à la porte.
— Jules, l'interpella sa mère, tu es réveillé ? Je t'attends pour partir au travail.
Prise de panique, Amé reprit sa force de pierre. Le garçon aurait aimé en faire de même.
— Ça va, j'arrive.
— Tu as encore mal à la tête ?
Sa voix faible l'avait trahi. Il serra les dents, sans bouger, sans parler, la main contre son crâne. Que pouvait-il bien dire, de toute manière ? Soudain la poignée grinça. Maladroitement, Jules s'éloigna de la porte que sa mère ouvrit.
Dans la chambre l'attendait son fils assis par terre, la tête entre les mains. Elle soupira.
— Je vais prévenir le lycée de ton absence.
— Non...
Trop tard : le téléphone d'Amélie sonnait déjà. Jules avait usé de l'énergie pour rien. Dès qu'elle eut fini son coup de fil, la mère aida son fils à s'allonger sous les draps. Elle manqua de trébucher sur une pierre violette au passage.
— Ne laisse pas traîner tes affaires comme ça, protesta-t-elle.
Abattu, Jules n'écoutait plus. Plus rien n'avait d'importance, plus rien. Sa mère le baisa sur le front, avant de courir à son travail. Ce fut la dernière chose dont il se souvint avant de s'endormir.
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