⤖ 10. Une chanson pour tout écrire
Hargneux, Mike abat son poing sur le bureau. Le bruit fut si sec qu'il résonne dans tout l'appartement et la douleur si vive qu'il laisse échapper plusieurs jurons. C'est son programme ! Il ne veut pas fonctionner ! De rage, Mike a déjà supprimé le fichier plusieurs fois et tout recommencé à zéro. Mais rien n'y fait. Rien !
Peu importe qu'il s'investisse ou non, il n'arrive à rien. Trop peu de ses algorithmes fonctionnent. Trop peu de ses idées marchent. Trop peu de ses réflexions sont vraies. Il n'est pas fait pour ça, c'est une certitude.
La porte de sa chambre s'ouvre avec fracas.
— Ça va ? demande James en jetant un œil perplexe à la chambre de Mike jonchée de papiers froissés.
Et parce que Mike est vraiment à bout, parce que c'était trop à gérer ce jour-là, il s'ouvre un peu. Peut-être un peu trop.
— Non ! Je n'ai jamais voulu être là !
Le visage de James se décompose.
— Je suis désolé...
— Non, coupe Mike avec force. Tu ne comprends pas, parce que toi tu as la chance de faire ce qu'il te plait !
L'inquiétude plisse les traits d'habitude si souriants de James. Il s'approche de quelques pas, les lèvres entrouvertes comme pour dire des mots qu'il ne faut pas prononcer.
— Tu peux tout me raconter, Mike. Je ne répéterai rien à personne, promet James, avec précaution.
Mike ne l'écoute déjà plus.
« Je ne devrais pas être là. »
« Je n'appartiens pas à ce monde. »
« Plus rien n'a de couleurs. »
Il ferme les paupières.
— Je suis musicien. Et je voulais faire carrière dedans. Mais mes parents ne croient pas en moi, ni en mon projet. Alors ils m'ont envoyé ici, sans me demander mon avis. Et rien ne va !
Il a hurlé ces derniers mots. Et ils ont résonné si fort dans la pièce que leur écho pulse encore dans les oreilles de Mike.
James se contente de plonger ses yeux noirs dans les siens, et d'attendre qu'il se confie. Il a simplement besoin de s'épancher, et James peut peut-être l'aider... même s'il fait partie de ce qui ne va pas, mais cela, Mike ne peut pas le lui confier.
— Je n'arrive à rien. Je ne comprends rien. Rien ne marche jamais et je n'aime pas ce que j'étudie.
— C'est un domaine qu'on t'a imposé, c'est normal de ne pas l'apprécier. Ce n'est pas ton choix.
— Je n'ai même pas eu voix au chapitre, ajoute Mike, dégoûté. Ils auraient pu m'inscrire en fac de musique en me proposant d'être prof de musique ! Ça aurait au moins eu rapport avec ce que je veux vraiment...
James s'assoit sur le lit défait de Mike, sans détourner le regard.
— Et ça aurait pu montrer qu'ils s'intéressent à toi. C'est là où est le problème, je me trompe ?
Mike écarte les mains et soupire, le visage encore plus désespéré.
— Peut-être bien, je ne sais pas !
— Moi, c'est ce qui me saute aux yeux quand j'entends ça, répond James. Ensuite, en ce qui concerne le fait que tu n'arrives à rien, c'est sans doute parce que tu baisses les bras trop vite et que tu ne t'y prends pas comme il faut... ce qui est normal quand on n'a aucun intérêt pour la matière.
La franchise de James est comme un couteau fiché dans le ventre de Mike. Et son analyse un peu trop criante de vérités qu'il ne veut pas s'avouer.
— Ou alors, mes parents se fichent simplement de ma personne et veulent que je corresponde à leur idéal. Que je rentre dans leur moule.
— Mais tu n'es pas obligé, Mike, dit gravement James. Est-ce que tu leur en as parlé ? Peut-être que leur parler de ton idée d'enseigner les rassurera et qu'ils te laisseront étudier la musique.
— J'étais à Saint-Matthew, lâche Mike en affrontant le regard de James.
James écarquille les yeux, et Mike eu l'impression de l'avoir foudroyé.
— Je croyais que tous les gens qui allaient là-bas attrapaient de gros contrats ou des places dans de grandes écoles d'arts !
Mike s'installe à côté de James.
— Pas moi, James. Je n'étais pas assez bon, avoue-t-il, amèrement.
Et voilà où ça l'a mené.
James porte son regard sur le poster de Dark Fate qui décore le mur en face de lui.
— Et tu ne te dis pas que si ton chemin vers la musique est aussi semé d'embûche, c'est peut-être parce que c'est fait pour toi ?
Mike secoue la tête. Il sait qu'il est fait pour ça. C'est imprimé sur son âme.
— Je veux dire... est-ce que ça ne serait pas un signe qu'il ne faut surtout pas abandonner ? insiste James.
Mike soupire.
— Je croirais entendre mon meilleur ami.
— Je te dis ça parce que je suis totalement extérieur à la situation. Je suis factuel. C'est ce que je déduirais de la situation si j'avais à conjecturer un théorème.
Les iris de Mike dérivent vers le parquet abîmé, plus particulièrement vers une rayure en forme de crête de dinosaure. Si seulement c'était si simple ! A entendre James, il suffisait de garder espoir et de tout donner pour y arriver. Cependant, si tout était effectivement contre lui, n'était-ce pas la preuve qu'il lui fallait renoncer ?
James pose sa main sur son épaule, le ramenant à l'instant présent, dans la pièce, avec lui.
— Renoncer serait céder à la facilité, Mike. Je suis content que tu m'en aies parlé.
— Et moi pas trop, grogne le jeune homme, sans le regarder.
James éclate de rire, éclairant soudainement la morosité de Mike de ses rayons et réchauffant même un peu son cœur glacé.
— Tu mens !
— Non.
— Si, tu mets tes pieds en « V » à l'envers quand tu mens, clame joyeusement James en désignant les pieds de Mike, dont les orteils se touchent, effectivement.
Mike sursaute et jette un regard surpris à James. Jamais quelqu'un ne lui a fait une telle réflexion.
— Quoi ? On ne te l'avait jamais dit ?
Mike secoue la tête, déboussolé et apeuré à l'idée que James ait pu si bien le cerner malgré ses tentatives de rester aussi fugace qu'une comète.
— Et tu joues de quel instrument ? reprend James, une étincelle de curiosité dans les yeux.
— De la basse, et j'ai appris à jouer du piano au lycée. C'est plutôt pratique pour composer.
— Et tu as déjà écrit des chansons ? poursuit James, avec cette fois une lueur d'excitation dans le regard.
Mike opine de la tête.
— Je pourrai écouter ? s'enthousiasme James, suppliant.
— Non.
Une moue moqueuse apparaît sur le visage rieur de son faux petit-ami.
— J'imagine que ça serait trop pour toi en une journée. Tu n'as pas pu emmener ton instrument ?
— Ne me rappelle pas que je ne l'aie pas avec moi, grommelle Mike.
— Il y a un magasin dans le centre-ville qui propose de louer des instruments de musique. Et ce n'est pas très cher. Ça peut être une bonne idée, tu ne crois pas ?
Le visage de Mike s'éclaire. Oui, ça ferait l'affaire !
— Je te paierai la location, continue James d'un ton décidé. Considère que ça fait partie de notre accord.
Oh.
— Non, refuse Mike en secouant la tête. Je ne peux pas accepter.
James lui a déjà offert bien plus qu'il n'aurait dû, et Mike ne doit pas abuser de sa gentillesse. « Un baiser, se souvient-il, je lui ai volé un baiser. »
— Au moins une partie, insiste son coloc', fermement. Tu n'as pas le choix. Et d'ailleurs, puisqu'on est dimanche et que tout est fermé, je vais te montrer un autre moyen de te défouler.
James termine sa phrase en se levant et en lui tendant sa main. Les doigts de James dans les siens sont tout ce dont rêve Mike. Sachant qu'il signe son arrêt de mort, il place sa main dans la sienne.
James le guide jusque dans la cuisine, puis dans le salon. Il lui offre un sourire timide, puis allume les enceintes de la pièce et connecte son téléphone. Une musique au tempo entêtant retentit dans la pièce. On aurait presque dit de l'électro.
https://youtu.be/zG29MSvYFKI
Alors. Et alors. Mike retient son souffle. Car James se métamorphose sous ses yeux, devenant James le danseur. D'aucuns auraient qualifié ses mouvements d'expérimentaux, mais Mike ne voit qu'un jeune homme faire corps avec la musique. Il n'ose pas esquisser le moindre mouvement, de peur de briser cet instant fragile comme du verre. Les yeux fermés, James sourit tandis que son corps s'arque en arrière et que ses pas deviennent de plus en plus saccadés.
Puis, dans un mouvement qui parait sec (mais qui est en réalité très fluide car la danse réside dans l'art de la continuité du mouvement), James plante son regard dans celui de Mike et lui tend la main.
— Tu viens ? demande-t-il, les yeux pleins d'espoir.
— Je ne sais pas danser, chuchote Mike.
— Il n'est pas question de technique ici. Il est question de lâcher prise et de bouger comme tu le sens. Suis ton intuition !
Mike contemple timidement la main de James. Peut-il s'ouvrir autant face à lui, le laisser l'écouter comme une chanson qu'on enregistrerait bien au fond de son âme pour ne jamais l'oublier ? Peut-il s'autoriser à être libre, à avoir ce qu'il veut, à s'imaginer dans sa vie de rêve le temps d'une chanson, aux côtés de celui qu'il n'a pas le droit d'aimer ?
C'est là encore une marque de confiance que James lui témoigne. Peut-être que lui aussi cache des couleurs dans ses mouvements, des couleurs que Mike ne peut pas distinguer. « Suis ton intuition » lui a dit James. Et elle lui murmure – non elle lui hurle, de prendre la main qu'il lui tend.
Alors Mike l'accepte. Et James l'emmène dans son univers.
Ou du moins il tente. Car dans un premier temps, Mike est raide comme un piquet et n'ose pas bouger, de peur d'être jugé.
— N'aie pas peur, Mike. Bouge comme tu le sens.
— Mais... Et si c'est moche ?
Un petit rire franchit les lèvres charnues de James.
— On s'en fiche ! Il n'y a que moi et je ne vais pas te juger. Ensuite, la beauté est un concept propre à chacun.
— Mhm. Je risque de faire n'importe quoi...
— Et alors ? N'importe quelle succession de gestes peut devenir une chorégraphie à part entière, du moment que tu y crois. Regarde !
Joignant l'acte à la parole, James se met à imiter un poulet agonisant à l'aide de ses bras, et dans un remous digne de l'océan en personne, rejoint le sol pour adopter l'allure d'un poisson manquant d'air.
— Tu... vois ? On... peut... danser... comme... on... veut ! s'exclame-t-il, essoufflé.
Un sourire peint les traits de Mike, éclairant son visage pour la première fois depuis longtemps.
Puis, il décide de se lancer dans une imitation d'un dinosaure au rythme de ses bras incurvés vers l'arrière. James se relève et l'imite, en riant. Lorsque le rythme de la chanson évolue pour un tempo plus lent, Mike entreprend une caricature du flamant rose en levant un bras et la jambe opposée. Fermant les yeux et imaginant qu'il est seul, il se laisse guider par son corps.
L'expérience, bien que troublante, lui ouvre de nouvelles portes. Il découvre d'autres parcelles de son corps, d'autres sensations et au bout de quelques minutes, son corps cesse de craquer et le jeune homme a une meilleure connaissance de ce qu'il est capable de faire ou pas. Un grand écart n'est par exemple pas envisageable pour des raisons de souplesse, de même que des roulades sur les épaules ou à peu près tout ce qui demande une forte souplesse du dos. Mais Mike dispose quand même de beaucoup d'amplitude.
Lorsqu'il ouvre les yeux, James le détaille, un sourire rêveur aux lèvres. Gêné, Mike s'arrête en plein mouvement et demeure stoïque.
— Oh, non, ne t'arrête pas ! Je ne voulais pas t'embarrasser. Je suis navré, s'excuse James. C'est juste que tu avais l'air étrangement apaisé par rapport à d'habitude. Ça me fait plaisir que ça fonctionne.
— Oh.
Et c'est vrai. Mike est à l'aise dans son corps et ressent chacun de ses muscles, dont aucun n'est crispé.
— Continue, l'encourage James en se remettant à danser.
Il exécute une pirouette digne des plus grandes étoiles de l'Opera et Mike s'aperçoit que c'est bien plus difficile qu'il n'y paraît dans la seconde où il tente de l'imiter. L'air paraît être une barre pour James, un tremplin, là où Mike ne rencontre que du néant.
Closant les paupières, Mike évacue la colère et la rancoeur qu'il a accumulées ces derniers mois. Il transmet tous dans ses mouvements qui gagnent en force et intensité, le libérant un peu plus à mesure que le temps passait. Il chasse la peur aussi, celle qui lui broie le ventre dès qu'il baisse un peu trop la garde. Et finalement, l'harmonie redevient maîtresse de l'esprit de Mike.
Il marque une petit pause, le temps de reprendre son souffle. Son teeshirt colle à son torse et la sueur dégouline de son front. Il ne s'est pas rendu compte qu'il avait si chaud ! De son côté, James danse encore. Mike reconnaît quelques touches de classique par-ci, quelques touches de hip-hop par là.
C'est le meilleur moment qu'il vit depuis qu'il était arrivée à San Francisco.
James se dirige vers lui en tournant sur lui-même avant de lui tendre une main.
— Tu danses avec moi ?
Les joues de Mike brûlent lorsqu'il attrape sa main. Il plonge son regard dans celui sombre et indéchiffrable de son faux petit-ami. Oh, qu'il aimerait que le qualificatif « faux » disparaisse !
Il se laisse guider par James. Leurs corps se rapprochent, puis s'éloignent. Chacun copie les gestes de l'autre, tantôt Mike, tantôt James, si bien que leur tandem ressemble à une chorégraphie préparée avec soin. Mike n'a aucun doute sur le fait que c'est dû à la capacité de James à s'adapter à lui et à ne pas faire d'enchaînements trop difficiles, mais il paraît tout de même apprécier le moment autant que lui.
Au terme de la chanson, ils sont si proches que Mike aurait pu l'embrasser s'il l'avait voulu. Mais il n'a pas son autorisation et ils ne sont pas ensemble pour de vrai. Alors il s'abstient, même s'il sent presque son souffle sur son visage alors que la chanson perd en intensité et s'arrête.
Le silence retentit ensuite, comme une mélodie insistant à oser se dresser contre les interdits, mêmes les plus coriaces. Mais Mike est une poule mouillée, alors il se recule. La playlist est terminée.
— C'était intense, hein ? questionne James, un grand sourire aux lèvres.
Mike hoche la tête.
— Merci, James. Je ne savais pas que j'avais besoin de ça. Mais je t'en veux quand même.
James fronce les sourcils.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est addictif ! Je me suis arrêté seulement parce que mon corps ne voulait plus esquisser le moindre mouvement.
Son colocataire éclate de rire et lui pose une main sur l'épaule.
— C'est une chouette drogue, tu verras.
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Bonsoir ! Comment allez-vous ?
Merci d'avoir lu ce chapitre ! Qu'en avez-vous pensé ? Ça faut du bien de voir Mike se sentir un peu mieux, non ? Espérons que cela continuera !
On se retrouve samedi prochain pour le chapitre suivant, écart d'un tout autre point de vue 👀 (enfin je ne l'ai pas encore écrit, mais je sais ce qui s'y déroule 😏)
Prenez bien soin de vous ! 🧡🧡
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