Octobre 1919

Je passe les portes du camp. Les soldats en faction me saluent froidement et suivent mon avancée des yeux. Je suis libre. Enfin ! Je laisse cette enceinte maudite de fer et de barbelés derrière moi. Une main calleuse se balade sur mon crâne rasé, tandis que je plonge dans mes pensées. Qu'est-ce que je fais à présent ? Je n'ai rien. Les guenilles qui me servent de vêtement n'ont pas été lavées depuis des mois. Je n'ai moi-même pas pu prendre de douche depuis une éternité. L'eau tiède sur ma peau... Un luxe auquel je n'avais pas osé songer depuis des lustres. Mon dernier souvenir d'un fait qui paraît si banal me semble si lointain, si flou.

De fil en aiguille ma rêverie m'entraîne vers d'autres besoins encore plus primaires tels qu'un bon repas. Il me suffit d'à peine effleurer cette pensée pour que mon ventre gronde. Je salive d'avance sans même avoir un quelconque aliment en tête, l'unique fait de savoir que je pourrais sentir les aromates d'un plat chaud et consistant met mes sens en alerte. La simple vue d'une soupe au potimarron, que j'ai toujours eu en horreur, pourrait me faire pleurer de joie.

Alors que je suis plongé dans mes pensées, l'Autrichien avec qui j'ai vécu ces derniers mois débarque, passe son bras autour de mes épaules et hurle à mon oreille :

— On est libre ! Tu te rends compte Roven ! On est sorti de ce trou à rat et on va enfin pouvoir profiter de la vie ! Plus jamais je ne m'approche à plus d'un mètre d'un quelconque outil ou chantier ! ajoute-t-il en partant dans un éclat de rire.

— Tu vas faire quoi maintenant ?

— Débarquer dans le premier pub sur le chemin et me saouler pour oublier cette vie de merde qu'on a passée depuis le début de la guerre ! Tu veux venir ?

— Non merci... Je crois que je vais rentrer...

— Rentrer ? En Allemagne ?! j'acquiesce, Et bah... Bon courage camarade ! ajoute-t-il alors qu'il m'administre une tape sur l'épaule et s'éloigne sur la route. En guise d'au revoir, il m'offre un geste de la main sans un regard en arrière.

Je pourrais monter dans le premier train pour retourner dans mon pays, retrouver la maison. Mon cœur loupe un battement. La maison. La nostalgie remplit mon être. Mon petit frère doit avoir tant grandi ! Ce doit être un homme maintenant ! Oubliés, les joues rebondies et le sourire malicieux du bambin qu'il était. Mère doit être morte d'inquiétude, sans nouvelle de moi depuis tant de temps. Peut-être qu'elle ne me croit plus de ce monde. Je ne pourrais même pas lui en vouloir de le penser ou d'avoir fini son deuil. Après tout, elle a laissé son fils partir à la guerre et Dieu sait comme la cruauté humaine fait des ravages. J'en ai vu des compatriotes mourir sur-le-champ de bataille. J'aurais pu être ce "un parmi tant d'autres"... Je chasse cette idée, mais pas assez vite pour empêcher son visage de surgir à nouveau. Comment va-t-elle ? Qu'est-elle devenue ? Toutes ces questions sans réponses, qui n'en auront sûrement jamais, me serrent le cœur. Elle a tant fait pour moi. Même sans être à mes côtés physiquement, c'est son souvenir qui m'a permis de ne pas sombrer à de nombreuses reprises. Françoise. J'espère que tu es heureuse et qu'un jour nos chemins se croiseront à nouveau...

***

Le bruit des machines résonne dans le halle de gare. Les voix se confondent, les voyageurs descendent des wagons, se croisent, se mélangent. Mon regard divague d'un groupe à l'autre. Un couple qui se retrouve, une mère qui pleure de joie face à son fils toujours en vie, des enfants qui courent dans les bras de leur père enfin revenu.

Quelqu'un se racle la gorge derrière moi. Je me retourne pour faire face à un beau jeune homme qui me dépasse d'une tête. Une tignasse brune, des yeux bleus-gris, tout juste la vingtaine, il se balance d'une jambe sur l'autre mal à l'aise. Il me tend la main pour le saluer alors je lui attrape l'avant-bras et l'attire dans une étreinte fraternelle.

— Tu as bien grandi !

— Maman est morte.

J'en perds mes mots. Il s'écarte de moi.

— Quand ?

— Il y a quelques semaines.

— Elle était malade ?

— De chagrin oui. Elle se laissait mourir. Ne pas avoir de nouvelle l'a tuée à petit feu. Je t'avoue que quand j'ai reçu ta lettre il y a quelques jours je ne croyais plus en ta survie.

— Je... Je suis tellement désolé...

— Et moi donc. il hésite, mais décide de poursuivre dans un souffle, alors que les larmes coulent sur ses joues. Peut-être aurait-il mieux valu que ce soit le cas. Au moins elle ne serait pas décédée pour rien et ne m'aurait pas abandonné pour une raison factice.

Je ne réponds rien. Les bras ballants, incapables d'effectuer une quelconque réaction je le fixe, sans broncher. Le laisse déverser sa colère, sa tristesse, sa haine. Je le mérite. Après un long silence que seuls ses sanglots viennent briser, il passe sa manche sur son visage et pose ses yeux rougis sur moi.

— Où étais-tu ? Donne-moi une bonne raison de ne pas t'en vouloir pour justifier ce silence radio, cet abandon de notre famille ! crache-t-il une voix vibrante d'un mélange de supplication et de rancœur.

— En France. Dans le camp de Souilly. J'y ai été envoyé après avoir été soigné par les infirmières françaises sur le front. L'une d'entre elles m'a retrouvé presque à l'agonie au côté d'un autre soldat de son bord qui à utiliser ses dernières forces pour me maintenir en vie jusqu'à ce qu'une équipe de secours nous viennent en aide. Ils l'ont laissé dans le no man's land et m'ont emmené puis soigné. Ensuite j'ai été déporté. Interdiction formelle et impossibilité totale d'entretenir une quelconque correspondance pendant toute cette période. Voilà la raison de mon absence de nouvelle.

Sans se départir de son mutisme, mon petit frère se contente de hocher la tête. Son être semble aux prises entre deux émotions contradictoires. Lesquelles ? Je ne saurais le dire.

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