25 décembre 1916
Le réveil du lendemain de fête est un peu difficile, mais le souvenir de ma danse avec Roven me revient et un sourire ne peut s'empêcher de s'esquisser. Des soldats qui avaient abusé de l'alcool étaient malades toute la nuit, et enchaînaient les vomissements. Le service a été rude. Nous avons passé le reste de l'après-fête à courir çà et là pour que chacun ait un récipient au bon moment. Lorsque je me lève, la plupart dorment encore, je fais un tour pour vérifier que tout le monde va bien. À ma surprise, Roven est déjà réveillé, il me salue puis j'enchaîne avec les soins. Je n'ai rien à faire donc en profite pour parler un peu avec lui.
— Comment s'est passée votre nuit ?
— Oh bien, et vous ? répond-il
— Mouvementée ! C'était un peu compliqué, après les célébrations. Beaucoup ont abusé de la boisson...
Il y rigola avant de reprendre :
— Heureusement que vous n'aviez pas bu alors !
— Oui, aprouvai-je, amusée, alors que je vais poser ma paume sur sa tête pour vérifier qu'il n'a pas de fièvre.
Il essaye d'échapper à ma main. Je lève les yeux au ciel tandis qu'il arque les sourcils, comme pour me lancer un défi, avant de mettre sa tête à nouveau hors de portée. Après quoi, il se contente de me tirer la langue, pour se moquer de mes fausses protestations. Une fois le check up terminé, je m'assois sur le bord de la couchette et sors de ma besace des illustrations. Cela fait quelque temps que l'on s'adonne à ce rendez-vous quotidien pendant lequel je tente de l'initier à la langue de Molière. Il apprend vite et nous arrivons à avoir des échanges de plus en plus nombreux et complexes autres que les banalités. Nous profitons de ces petits moments de partage pour qu'il puisse pratiquer le français. Nous passons de plus en plus de temps ensemble, sa compagnie m'est agréable et ce sourire en coin qu'il m'adresse fréquemment ne me laisse pas de marbre. Son accent allemand qui se glisse dans sa voix lorsqu'il tente de parler français m'amuse. Souvent je lui fais répéter des phrases à chaque fois un peu plus complexes. Quand je suis avec lui, le temps s'accélère, après avoir bien rigolé, je décide d'aller lui chercher de quoi manger, car midi vient tout juste de sonner.
Quand je reviens, Roven est penché sur un carnet. Un pinceau à la main, son visage reste figé dans une moue concentrée. Il ne lève pas le nez de son ouvrage et continue de croquer quelque chose que je ne peux pas distinguer. Je pose sa gamelle et essaye de passer ma tête par-dessus son épaule pour observer ce qu'il dessine, mais il se décale un peu pour m'en empêcher. Je retente ma chance pensant qu'il ne l'a pas fait exprès, mais il réitère son geste. Comme pour m'assurer du fait que cela n'est pas une coïncidence j'aperçois un sourire en coin à peine retenu manger sa joue. Mi-curieuse, mi-vexée, je me détourne, une moue boudeuse sur le visage. Je l'observe du coin de l'œil alors que je fais mine de ranger quelques ustensiles médicaux qui trainent par là. Je constate que sa main reste figée dans l'air. Son corps est secoué de soubresauts. Puis au bout de quelques secondes, il éclate de rire. Un rire clair, franc, qui remplit la pièce. Son origine, j'en suis sûre : mon comportement.
Je me place face à lui, les poings sur les hanches, les sourcils arqués.
— C'est de moi que tu te moques comme ça ?
Il essaye de reprendre son souffle pour me répondre, se retient de rire, mais quand ses yeux malicieux croisent les miens, il repart de plus belle. Je me contente de soupirer et de me retourner pour cacher le sourire qui naît aux bords de mes lèvres. Les bras croisés contre ma poitrine, je l'entends se lever derrière moi. Soudain, un carnet apparaît juste devant mes yeux. Il pose ses coudes sur mes épaules pour avoir un appui et du bout des doigts soulève la couverture en cuir. Il me plonge alors dans un monde de couleur et d'eau. Des aquarelles plus belles les unes que les autres.
Sur une page est représenté un arbre enchanté, dont les feuilles se teintent de mille nuances sous la lumière mordorée du soleil couchant.
Il tourne la page.
Sur la suivante, j'observe un tableau torturé d'une maison prise dans les flammes. La peinture est saisissante, on dirait qu'il est parvenu à capturer le mouvement du brasier qui grignote petit à petit l'habitat. Les langues jaunes, rouges, oranges paraissent danser sur le papier et quand je me penche un peu plus pour mieux distinguer les détails je suis frappée par l'ombre humaine, aux prunelles vident, qui semble me fixer derrière la vitre enfumée. Un frisson d'effroi court le long de ma colonne vertébrale.
Il tourne la page.
Celle d'après me replonge dans le souvenir de la fête de la veille. Sur le papier se détachent deux personnages, enlacés, qui dansent au milieu de la foule. En arrière-plan on aperçoit un violoncelliste qui joue de son instrument et dont les notes s'envolent dans les airs pour venir entourer les deux protagonistes . Sur leur chemin, elles croisent d'autres notes qui proviennent d'une chanteuse qui semble faire des vocalises, une main posée sur sa poitrine, l'autre ouverte vers le ciel, le bras tendu vers l'avant, elle sème, tel le Petit Poucet, les notes dans le vent, les invitent à s'envoler.
Il tourne la page.
La feuille gondolée m'informe que l'aquarelle est toute fraîche. Ce doit être celle-ci qu'il vient d'achever et qu'il cachait à mon regard alors qu'il la réalisait. Il a peint un champ de coquelicot, au-dessus desquelles semble flotter une femme vêtue d'une robe blanche. Il ne lui a dessiné aucun trait du visage, un simple ovale ornementé de cheveux d'un roux flamboyant qui vole, comme pour lui former une couronne, que l'on pourrait comparer aisément à celle des rayons autour du soleil.
Il referme le carnet et se remet sur son lit de camp.
— Elles sont magnifiques... lâché-je dans un souffle
Il me fixe en silence, range son carnet dans la poche interne de son veston et revient vers moi.
— Ils représentent tous un souvenir. finit-il par me répondre
Je m'approche et m'installe à ses côtés. Je ne pose pas plus de questions face à l'expression fermée et aux voiles de nostalgie qui traversent ses pupilles bleues.
À la vue du crayon de papier posé sur drap je m'en saisit et fouille dans ma besace à la recherche du support. Une fois débusqué je le brandis, victorieuse dans les airs. Puis je me mets à gribouiller dessus. J'enchaîne les coups de mine, je varie l'épaisseur des traits, ajoute des ombres, donne du relief. Par moment je relève la tête et croise le regard de Roven posé sur moi, je lui offre un sourire et je repars de plus belle penchée sur mon esquisse. Une fois satisfaite, je le lui tends.
— C'est moins précis qu'une photo, mais depuis petite je m'amuse à capturer les instants ainsi dans l'attente d'avoir assez d'argent pour un jour me procurer mon propre appareil. Et puis un bout de papier et un crayon c'est plus facile à emporter partout pour immortaliser n'importe quel moment ! j'ajoute en rigolant.
— Je suis impressionné, il est très réussi ! Je peux le garder ?
— Bien sûr ! Si cela te fait plaisir.
Sur ces mots je me redresse, lisse les plis de mon uniforme.
— Il serait peut-être temps de manger tu ne crois pas ? Ton repas va être froid.
Je lui tends son écuelle en lui souhaitant bon appétit et je m'éloigne pour aller servir les autres soldats qui doivent m'attendre depuis plus d'un quart d'heure.
☆☆☆
Pas de petit point histoirique pour ce chapitre mais vous trouverez quand même un chapitre en rapport avec l'enfance de Françoise dans le Guide. (c.f compte de hana_mle)
Plus précisément : sur le lieu de son enfance !
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