24 décembre 1916 (2)

Alors que le concert improvisé touche à sa fin, l'alarme retentit. La peur remplace la joie qu'avait procurée ce moment hors du temps. Chacun se regarde, le visage remplit d'effroi, la réalité leur explose à la figure suite à ce moment d'égarement. La panique semble gagner certains, tandis que d'autres retrouvent leur masque impassible. Les ordres commencent à pleuvoir, ça se bouscule, quelqu'un me tape dans l'épaule sur son passage, ce qui me déséquilibre et me fais tomber en arrière, dans la boue, la neige et les excréments. Ma chute est tout juste ralentie par les sacs de sable et la palissade en bois qui renforce la paroi de la tranchée. Je laisse l'arrière de mon crâne posé contre les planches tandis que la douleur irradie de mon poitrail suite au choc. Mes jambes tremblent, peut-être à cause de l'effort que je viens de leur faire subir. Rester debout, même aidé par des béquilles, après tout ce temps alité n'était peut-être pas une si bonne idée. J'observe la fourmilière reprendre du service. Les bataillons se reforment, ils récupèrent leurs armes, vérifient leur attirail.

Un frisson me parcourt alors que j'entends des voix familières à proximité. Ma langue natale résonne à mes oreilles. Je constate que des soldats français, non loin, ont chargé leurs fusils. Tendus, ils s'installe en position défensive, les yeux rivés sur le boyau, prêt à arroser de balle quiconque arriverait par là avec l'intention quelconque de leur nuire. Alors quand ils voient débarquer un groupe d'Allemands, la tension monte. Puis lorsqu'ils constatent que ces derniers sont désarmés, les mains sur la tête pour la plupart d'entre eux, tandis qu'un autre tient dans son poing, les bras en l'air, un drapeau blanc. Leurs adversaires sont déboussolés. Il s'écoule un temps qui me semble infini, pendant lequel les deux groupes se fixent, immobiles, silencieux, à quelques mètres les uns des autres. Enfin, l'un des Français décide de baisser son arme, la pose au sol et se dirige vers eux. L'Allemand au drapeau blanc lui offre alors sont plus beau sourire et le salut d'une poigne de main amical, puis de s'adresser à ses confrères qui se détendent de manière instantanée. Après quoi il se met à parler dans un français approximatif avec celui qui est venu à sa rencontre. Ils échangent quelques phrases puis partent d'un grand rire avant de se planter quelques claques dans le dos et d'avancer, bras dessus bras dessous, vers le reste du groupe. Il pousse alors sur sa voix et annonce :

— Ils viennent en paix pour que l'on fête Noël ensemble! Trêve* pour les fêtes, les gars!

À la suite de cette annonce, une clameur démentielle s'élève dans tous les coins. Chacun se dirige vers les échafauds*, avec une bouteille, un morceau de pain, une portion de ration restante, les gamelles, les gobelets. Tout ce qui touche de près ou de loin à la nourriture ou la boisson. On cherche de quoi faire des tables, ce sur quoi se mettre à l'aise. Les musiciens sortent leurs instruments et jouent des mélodies festives et dansantes. L'alcool coule à flots, ça rigole, ça fume, ça partage. Allemands et Français s'assoient autour d'un verre, d'un jeu de cartes, de pions. D'autres invitent une dame sur la piste et la font tourner en rythme. Les infirmières des deux camps s'adressent éloges et remerciements. Les discussions vont bon train.

J'observe tout cela de loin, peu enclin à recevoir des piques de la part de mes compatriotes. Les regards de travers, voire noirs, réguliers des soldats français au quotidien me suffisent amplement. C'est sans compter le dégoût que j'ai pu lire dans les yeux de certains anciens camarades qui me coupent toute envie d'effectuer le moindre geste pour participer d'une quelconque manière aux réjouissances.

Je décide de me lever et de retourner dans le centre de soin. Ça ne sert à rien de rester ici et j'aurais certainement moins froid. De plus, je pourrai me reposer après cette sortie pour le moins éprouvante. Alors que j'essaye de me redresser, trois soldats s'approchent de moi, je tente de rattraper mes béquilles plus vite, mais un d'eux me les vole.

— Bah alors le p'tit Allemand ? Qu'est-ce que tu fais chez les Français depuis quelques jours ? T'as cru que la guerre c'était les vacances ? rit le premier.

— Tu comptes rentrer un jour parmi nous où tu te sens trop bien chez tes amis ? enchaîne le second dans un français assez maladroit.

"Un Allemand" pensé-je. Il me paraissait évident qu'à un moment ou un autre certains viendraient se moquer de moi. Cela fait bientôt trois jours que j'ai disparu du côté opposé de la tranchée. Je vois bien les regards remplis de mépris qu'ils posent sur moi.

— Tu souille l'honneur de notre pays! Être prisonnier chez les Français, j'aurais préféré faire partie des suicidés plutôt qu'être encore en vie. ajoute le dernier avec l'approbation des deux autres.

Un sentiment de honte m'envahit, il est vrai que je suis patient, mais je reste un prisonnier. D'ailleurs que va-t-il m'arriver ? Je ne vais sûrement pas être relâché comme si de rien n'était. Vais-je être déporté ? Perdu dans mes questionnements, je n'écoute plus les autres qui baragouinent encore des moqueries. Lassés que je ne prête plus attention, ils jettent les béquilles à mes pieds et repartent non sans me cracher au visage avant de ce détourner.

Alors que je broie du noir, une petite main se pose sur mon avant-bras. Je me tends de surprise, peu enclin à une quelconque forme de contact à cet instant précis. Elle laisse sa paume sans bouger, patiente, jusqu'à ce que je trouve assez de courage et me décide à croiser son regard. Accroupie, elle plonge ses yeux dans les miens et je n'y lis aucune animosité, juste de l'inquiétude. Cela me soulage, l'espace d'un instant j'ai cru que c'était d'autres personnes à la recherche d'un bouc émissaire. Soudainement, je la regarde dans les yeux et l'interroge :

— Françoise, que va-t-il se passer une fois que j'irai mieux ?

Elle recule légèrement, étonnée. Est-ce parce que je me souviens de son prénom? Ou bien par ce qui m'attend ? Elle hésite quelques secondes avant de répondre :

— Bien, je ne me suis pas vraiment informé sur ce qui arrive aux patients après... dit-elle d'une voix qui se veut douce et discrète

— De patients prisonniers surtout. la rectifié-je.

— Je, je demanderai à Nelly et vous tiendrai informé.

Des questions tournent en boucle dans mon esprit, mais je vois bien que cette situation la gêne et qu'elle veut couper court à la conversation. Je me tais et sans réfléchir lâche de but en blanc :

— Vous êtes un ange Françoise... Merci de m'avoir tant aidé.

Ses joues rougissent, de plaisir ou de malaise ? Je ne saurais le dire.

— C'est tout à fait normal Roven. me laisse-t-elle entendre en souriant

Sur ces mots, elle se relève, puis sans prévenir elle attrape ma main, prend une béquille dans l'autre et m'entraine vers la fête. En déséquilibre et dans l'incapacité physique de m'échapper, je ne peux que la suivre. Elle passe son bras sous le mien et me tire vers la piste de danse. Elle me dérobe mes cannes, les pose avec précaution au sol et m'attire au centre, je claudique non sans mal près d'elle. Elle m'enlace et m'entraine au rythme de la musique dans un slow approximatif sur un pied pour moi, qu'elle essaye de compenser tant bien que mal avec son mètre cinquante. La situation donne lieu à plusieurs fous rires quand je manque de tomber ou que je lui écrase le pied par mégarde. Son rire éblouit son visage de vie, claironne dans les airs, se mélange à la mélodie. La commissure de mes lèvres se soulève en un sourire attendri. La réalité me saute aux yeux. Depuis le début, Françoise est toujours là, aux petits soins, une présence réconfortante au quotidien. Attentive, elle cherche en permanence à me sortir de ma morosité, à chasser mes idées noires, à me remonter le moral. C'est le rayon de soleil qui perce les nuages. Un souffle de vie à elle seule. J'ai de la chance de l'avoir près de moi, dans ce lieu maudit. Qui aurait cru que je rencontrerai ici, dans cet enfer, mon ange gardien ?

☆☆☆

* pour avoir plus d'information, allez voir le chapitre qui concerne ces deux termes spéciaux sur le Guide ! (Mise en ligne de ce segment 26/12/2020)
Vous le trouverez sur le compte de hana_mle!

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