24 décembre 1916 (1)

Alors que le froid s'est définitivement installé à Verdun, je fais le tour des patients pour les prévenir que le repas de midi arrive. Aujourd'hui, le moral est au plus bas en ce jour de fête. Tout le monde préférerait être à son foyer avec sa famille. Malgré cela, nous essayons de rendre ce jour un peu plus joyeux, nous avons prévu des jeux autour d'un repas et les soldats vont sûrement raconter des anecdotes de leur Noël des années précédentes. Je finis mon tour par Roven.

Bonne nouvelle, sa fièvre a disparu et ses hallucinations avec elle. On dirait bien qu'il commence à se remettre des derniers événements. Ce matin, il a même fait ses premiers pas hors du lit. Il va pouvoir se déplacer seul avec deux cannes pour le soutenir. Par précaution, j'effectue quelques contrôles de routine, histoire de m'assurer qu'il est définitivement sorti d'affaire. Il se prête au jeu non sans m'accorder un sourire amusé face à mon comportement presque maternel. Alors que je termine de remettre les bandages en place, une agitation anormale semble secouer les résidants de la tranchée. De nombreuses voix se font entendre, les soldats passent les uns après les autres, seul ou en groupe, devant le centre de soins. Chose extraordinaire, des rires résonnent dans les airs. L'atmosphère d'habitude tendue et morose s'effiloche et laisse place à plus de légèreté. Intriguée, j'interroge Roven du regard, ce dernier soulève les épaules pour me montrer qu'il n'en sait pas plus que moi.

Je décide de sortir pour voir ce qu'il se passe. Le froid s'infiltre à travers mon uniforme. Non sans claquer des dents, je suis le mouvement jusqu'à l'esplanade au cœur de la tranchée. Un attroupement s'est formé autour de quelque chose. La foule est tellement dense que je ne parviens pas à voir de qui ou de quoi il s'agit.

Sur la pointe des pieds, j'essaye de distinguer de quoi il s'agit pour assouvir ma curiosité. Je finis par abandonner pour effectuer un tour sur moi-même et scanner les soldats aux alentours susceptibles de me venir en aide. Mon choix s'arrête sur l'un d'eux, non loin. On dirait qu'il mesure prèsque deux têtes de plus que tout le monde. Jeune, un sourire innocent insuffle un souffle de vie si rare en ce lieu que c'en est touchant.

— Excuse-moi, je cherche désespérément à savoir qui est au centre de tant d'attention, est-ce que tu pourrais me renseigner sur ce qu'il se passe ?
— Oh ! Et bien il parait que pour la veille de Noël, certains ont décidé d'organiser une petite représentation !

Une fois l'information en ma possession, je remercie en vitesse le jeune homme et remonte le boyau en sens inverse pour aller chercher Roven. Ce sera l'occasion pour lui de sortir enfin du centre, de tester les béquilles et de s'aérer un peu. Je fais volte-face et revient sur mes pas à petites foulées, le sourire aux lèvres. Lorsqu'il me voit entrer, son regard interroge le mien, j'essaye de lui expliquer tant bien que mal sans parvenir à canaliser mon excitation :

— Ils fêtent Noël ! Dehors ! Il y a tout le monde !

Mais son expression dubitative me fait comprendre que je parle sûrement trop vite alors, je lui tends juste les béquilles et lui sourit. Il semble saisir le message, ou bien se contente de me faire confiance, et tente de se relever avec maladresse. Je me dépêche de me rapprocher de lui pour l'aider. Ma main droite vient se poser délicatement dans son dos et la gauche prend doucement la sienne. Il se met debout. Une fois stabilisé, je le lâche quelques secondes afin de pouvoir lui donner les béquilles. Nous nous dirigeons à son rythme vers l'extérieur puis vers la foule. Nous slalomons au milieu des gens, mais sa blessure nous ralentit. On ne peut donc pas avancer trop vite. Avant que je ne puisse lui montrer ce qu'il se passe, un air mélodieux s'envole parmi le groupe. On ne parvient pas en déterminer la provenance, mais cela faisait si longtemps que nous n'avions pas entendu une telle musique, sa douceur nous transporte et nous soulage. Je ferme les yeux un instant pour écouter cet air lorsqu'une voix se mêle au rythme, tous deux se complètent et le résultat est fabuleux. La curiosité nous pique de nouveau, qui chante aussi bien ? Nous fredonnons tous de temps en temps, mais aucun d'entre nous n'a eu le courage ou l'engouement de chanter d'une telle façon. Nous continuons de nous frayer un chemin entre tous ces hommes qui semblent absorbés par la musique. Lorsque nous parvenons à l'avant du groupe, je suis stupéfaite ? Bien que le violoniste me soit inconnu, je connais très bien la chanteuse ! Il sagit de Nelly ! Je suis éblouie par sa prestance. Ses gestes sont en parfaite coordination avec son chant. On dirait qu'elle a fait ça toute sa vie.

Lorsque le public applaudit à la fin d'une musique, j'entends certains acclamer le nom de nos deux artistes. Celui du violoncelliste me parvient, il s'appelle Maurice Maréchal*. D'après les "on-dit", ce sont ses amis qui lui ont fabriqué son instrument avec une caisse de munition. Cette anecdote me réchauffe le cœur, la solidarité dont ont fait preuve ses compagnons et une des rares bonnes nouvelles que j'ai entendu depuis mon arrivée. Je tourne la tête vers mon patient, il se tient déjà mieux sur les béquilles et apprécie cet instant, comme nous tous. J'observe la foule, les sourires sur tous ces visages créent le mien. Qui aurait pu croire qu'un si beau moment puisse avoir lieu sur un champ de bataille.

Je me dirige vers Nelly pour la féliciter, sa joie est si contagieuse. Elle ne ressemble pas à celle qui me faisait une morale la veille sur mon rapport au patient ou encore qui était pressée par tous les soins à faire, mais à une femme aimable dont tout le monde apprécierait la compagnie, pétillante de vie. Nous échangeons quelques mots, puis elle s'en retourne chanter. Alors que le concert reprend, j'entends deux soldats discuter entre eux. Je tente de distinguer de qui il s'agit, mais je ne les avais jamais vus auparavant.

Celui à droite, grand, à lunette possède une voix marquée par un accent italien très prononcé. Il s'adresse à son ami :

— La femme est connue j'en suis sûr !
— Elle ne me dit rien... répond son camarade aux yeux bleus dans une grimace de concentration, la main se grattant le haut de son crâne chauve.
— Mais si ! Tu ne te souviens pas ?! C'est la fille à la une dans les journaux qu'on trouve au feuillet* !
— C'est quoi son nom déjà ?
— Nelly quelque chose.... Martyl, je crois!
— Martyl... "La fée de Verdun"*, Il me semble que c'est comme ça qu'ils l'appelaient dans l'article.
— Mais oui ! C'est l'étoile montante de l'Opéra-Comique !
— Ah oui elle est aussi dans les magazines de mode !
— Parce que tu t'y connais en mode toi ?

L'italien est pris d'un grand rire bientôt rejoint par son collègue puis ils s'éloignent vers les barriques de vin mis à disposition sur la place non loin du rassemblement.

Quand leurs voix ne me parviennent plus, je ressasse ce que je viens d'entendre sur ma supérieure. Avec le recul je me rends compte que je ne sais pas grand-chose d'elle, il faudrait peut-être que je fasse en sorte de mieux la connaître. Je suis sûr que je pourrais beaucoup apprendre d'elle, autant en tant que femme que comme infirmière.

☆☆☆

* pour avoir plus d'information, allez voir le chapitre qui concerne ces deux termes spéciaux sur le Guide ! (Mise en ligne de ce segment 25/12/2020)
Vous le trouverez sur le compte de hana_mle!

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