22 décembre 1916

Le temps de sommeil lorsque vous travaillez dans une tranchée se réduit considérablement. Nous devons toujours aider les blessés s'ils ont un problème, peu importe l'heure. La nuit, les soldats revivent les atrocités du champ de bataille dans les rêves du moins pour ceux qui parviennent à fermer l'œil... Certains vont jusqu'à pousser des cris ou supplier Dieu de les préserver dans leur sommeil. Ce moment est celui où les démons de tous reviennent et nous, les infirmières, devons les apaiser et les chasser dans la mesure du possible.

Le soleil se lève ce qui est le synonyme de ma reprise de service. Je soulève mes paupières collées par la fatigue avec difficulté lorsque Nelly me secoue l'épaule pour me réveiller. Le grillage de ma paillasse grince alors que je balance mes jambes courbaturées dans le vide. Le manque de repos commence à se faire ressentir, mais la pensée d'être utile à mon pays me donne la détermination de me lever.

Ce matin je dois passer vérifier les bandages qui ont été posés la veille. Je débute mon tour des couchettes et examine rapidement les blessures de chacun. La plupart ont l'air d'aller mieux, la morphine les soulage beaucoup et cela leur fait du bien au moral. Quand j'arrive pour soigner Roven, un léger sourire étire mes lèvres alors que je me remémore comment je l'ai découvert hier . Il me salue de sa douce voix.

Je retire avec délicatesse le pansement de son torse. Une odeur nauséabonde émane de la plaie. Des chaires fraîchement recousues suintent un liquide peu ragoûtant, un mélange de pu et de résidus de terre accompagnée de sang. La blessure s'est infectée, et ce, malgré tous nos efforts pour retirer les corps étrangers avant la suture.

Je m'empresse d'aller chercher de quoi faire des soins plus pointus que ceux auxquels je m'attendais. Le voir dans cet état m'inquiète. Je dois garder mon calme. Pourtant, l'urgence me saisit d'un coup et fait gonfler mon angoisse. Ce n'est pas la première fois qu'une plaie s'infecte. Cela arrive même fréquemment. Je tente de contrôler le nœud qui se forme dans mon estomac et m'empresse de chercher dans la pharmacie du centre de soin de quoi remédier au problème. Les mains un peu tremblantes je farfouille dans les flacons et les onguents. Je me concentre sur ma respiration : inspire, expire. Au même moment, Nelly passe à côté de moi. Son regard perçoit la détresse qui s'installe peu à peu dans mes yeux, cependant elle ne s'attarde pas et vaque à ses occupations. Je récupère tous les ustensiles nécessaires et retourne au plus vite près de Roven.

De nouveau à son chevet, je soulève les pans de tissus et verse sur une compresse une lotion désinfectante. Je la passe minutieusement tout autour des points puis j'applique de quoi stériliser la zone sur toute la longueur de la chaire encore à vif, avant de sortir du fil et une aiguille. L'allemand a dû bouger dans son sommeil et a rouvert quelque peu sa plaie par endroit. Je fais donc en sorte de rendre la peau le plus propre possible pour éviter la propagation de l'infection naissante alors que je remplace les quelques points qui ont sauté. Je vois les phalanges de Roven se contracter au moment où je rapproche les lèvres de la plaie bords à bords afin de pouvoir suturer proprement. Il serre les dents, mais aucun son ne s'échappe de sa bouche. Dès l'instant où l'aiguille perce les chairs pour les souder à nouveau, je sens tout son corps se tendre, mais il n'a aucune autre réaction à part expulser l'air de ses poumons et enfoncer sa tête dans l'oreiller de sa couchette en plus de fixer son regard sur un point imaginaire au plafond.

Je me dépêche de terminer histoire qu'il ne souffre pas trop longtemps, puis une fois mon ouvrage achevé, je repasse avec délicatesse un tissu d'eau chaude autour de la blessure pour retirer le sang séché et autres crasses. Après quoi je badigeonne la plaie d'un onguent qui devrait aider à la cicatrisation et anesthésier quelque peu la douleur. Je termine le tout en aspergeant les bandages de désinfectant pour en faire un pansement qui je l'espère devrait diminuer l'infection déjà installée.

Je me tourne ensuite vers mon patient. Il s'appuie sur ses coudes pour se redresser quand un grognement de douleur lui échappe. Je me précipite vers lui et entoure ses épaules d'un bras tandis que j'appose ma main sur une partie saine de son torse. D'une pression je l'invite à se rallonger avec un mouvement négatif de la tête pour le dissuader de s'installer ainsi. Crispé de douleur, il obtempère non sans laisser paraître une pointe de frustration. Je lui offre un pâle sourire en guise d'excuse et ajoute plus pour ouvrir le dialogue que par réelle intention de me faire comprendre :

—  Il faudra éviter toute position autre qu'allongée et tout geste brusque.

Après quoi je recale le coussin sous sa tête puis me détourne. Au moment où je m'apprête à partir, ses doigts enserrent mon poignet, je sursaute de surprise et fais volte-face. Roven mime alors quelque chose avant de pointer sa gorge.

—  Oh ! Tu as soif !

Je montre la carafe d'eau sur le meuble en face par précaution et me réponds par un petit oui hésitant. Son effort pour s'exprimer dans la langue de ceux qui l'accueillent m'arrache un franc sourire. Je détache sa main toujours agrippée à mon bras, la repose sur le drap et vais lui chercher un verre d'eau. Une fois qu'il a bu, je remplis à nouveau la timbale que je laisse sur un coin de ce qui lui sert de lit et après l'avoir salué, m'éclipse pour prendre un peu l'air.

À peine sortie de l'infirmerie que je tombe sur Nelly, une cigarette aux lèvres. Elle inspire une bouffée de tabac, recrache la fumée et recommence son geste deux à trois fois. Elle tend ensuite son paquet vers moi pour m'inviter à en prendre une. Je décline poliment et m'appuie contre la paroi en bois de l'abri qui nous sert d'infirmerie. Je ferme alors les yeux pour profiter des pâles rayons du soleil d'hiver sur ma peau. Le silence s'éternise encore quelque seconde puis ma collègue s'adresse à moi :

— Alors Françoise, comment se passent tes premières semaines parmi nous ? Tu y arrives ?
— Bien merci. Je commence à m'habituer au rythme, mais je m'en sors.
— Il est sympa le nouveau patient... Roven ? C'est bien ça ?
— Oui, hum, comme tous les autres, il est gentil, car on le soigne.
— Crois-tu donc que je suis aveugle ? Je vois bien ce qu'il se passe. La douceur que tu mets dans tes gestes lorsque tu es en sa compagnie, l'angoisse qui te monte à la tête quand tu as découvert l'infection...
— Non, il n'y a rien. bégayais-je pour tenter de me défendre comme je peux.
— N'essaye pas de le nier Françoise. Je suis également passée par là, les débuts, la fréquentation d'autant d'hommes. Tu sais, tous finissent par partir du centre de soins, que ce soit pour retourner sur-le-champ, ou ..."

Je rougis tandis qu'elle poursuit son discours à grand renfort de gestes. Cela semble pourtant évident que l'on ne doit pas s'attacher si fort à un patient. Tout est éphémère, encore plus sur les champs de bataille. La guérison peut être rapide, mais la mort rôde partout en ces lieux. Tout peut arriver ici. Se rapprocher de quelqu'un dont on sait que l'absence peut être imminente est destructeur. Mes pensées se mélangent. Si Nelly l'a remarquée, qu'est-ce que cela veut dire ? Non, je ne me rapproche pas de Roven... Même s'il est vrai que ces courts moments en sa compagnie étaient plaisants... Suis-je en train de me mentir à moi-même ?

— Françoise ? Tu m'écoutes encore ? me réveille Nelly.
— Excuse-moi je me suis perdue, que disais-tu ?
— Je m'en doutais. grommelle-t-elle, Je t'expliquais que la présence des patients ici n'est pas infinie. Un jour ils finissent par quitter le centre pour retourner sur-le-champ ou alors... elle laisse sa phrase en suspens, comme si elle voulait me cacher une information.
— Que se passe-t-il dans l'autre cas Nelly ? m'inquiété-je
— ... ou alors, si se sont des ennemis blessés, comme Roven, elle insiste sur son nom, ils sont déportés.

Elle coupe la conversation ainsi et me laisse le temps d'enregistrer ce que cela signifie. La nouvelle me prend de court, personne ne nous a informés de cela en formation. Cependant, il est vrai qu'il ne nous a jamais été expliqué que nous pourrions être amenées à soigner des Allemands.

— Comment ça ? Où sont-ils envoyés ? Que leur arrivent-ils ? la questionné-je.
— Et bien, une fois qu'ils sont remis sur pieds, ils sont tous réunis dans un train qui les mènera dans des camps. Cela peut être partout en France, en fonction des besoins, généralement ils sont utilisés comme de la main-d'œuvre sur des projets publics, sinon engagés dans des usines. Tu sais, on manque cruellement de personnes pour travailler depuis que les hommes sont partis sur les champs de bataille et que certaines femmes, comme nous, s'engagent dans les centres de soins.

Je reste déconcertée par ce que je viens d'apprendre. Nelly voit bien que je suis déstabilisée, elle recrache une dernière fois la fumée de sa cigarette avant de l'écraser sous son talon et de tapoter mon épaule. Elle me laisse seule dans le froid avec mes pensées. Je retourne vite à l'intérieur et me dirige vers l'emplacement de Roven pour vérifier qu'il va bien. Il ne faudrait pas que son état se dégrade. J'ai bien peur que dans le cas échéant il perde la vie.

☆☆☆

* pour avoir plus d'information, allez voir le chapitre qui concerne ces deux termes spéciaux sur le Guide ! (Mise en ligne de ce segment 23/12/2020)
Vous le trouverez sur le compte de hana_mle !

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