21 décembre 1916

Le même tintement résonne dans la tranchée, comme lors de mon premier jour. Mais cette fois, je ne resterais pas à l'arrière. Je vais m'aventurer dans ce que les soldats aiment appeler l'Enfer sur terre. Je crains cet inconnu, mais c'est pour cela que je me suis engagée, j'essaye de me remémorer ce que l'on me disait en formation et suis Nelly qui me guide d'un pas bien décidé. En quelques enjambées je me retrouve à ses côtés. Nos masques vissés sur le nez nous avançons côte à côte en silence tandis que deux brancardiers nous rejoignent. Alors que l'on se rapproche un peu plus de notre lieu d'exercice, des bribes de leçons me reviennent en mémoire. L'une des formatrices avait vaguement abordé notre rôle sur la première ligne.

"Vous monterez sur le front afin de repérer les blessés, lorsque vous en trouverez un alors tout se déroulera rapidement : en 10 secondes seulement vous devez poser un diagnostic et estimer si le soldat pourra s'en sortir ou non, auquel cas, vous devrez le laisser agoniser sur-le-champ. Cela peut être choquant, mais essayer de venir en aide à un homme qui mourra de ses blessures malgré les soins vous empêche d'en sauver d'autres. Vos émotions ne doivent pas contrôler vos choix ou vos actions. Pensez efficacité !"

Le no men's land* qui s'offre à ma vue dépasse tous les cauchemars que j'ai pu imaginer. J'ai certes déjà fait face à de nombreuses atrocités, mais ce n'est en rien comparable à ce qui se déroule devant moi. Mon premier regard sur cette étendue d'hommes aux portes de la mort m'est insupportable et je dois fermer les yeux quelques secondes afin de me ressaisir. L'angoisse et l'horreur me tordent les entrailles à la vue des innombrables victimes. Une pensée me traverse l'esprit et me glace le sang : on ne pourra jamais tous les sauver. L'air se raréfie, un poids invisible me compresse la poitrine. La panique m'envahit, je ne peux plus avancer, je suis pétrifiée. C'est alors que Nelly fait volte-face et m'attrape par les épaules plongeant son regard dans le mien. Ce geste me ramène sur terre et j'inspire une grande bouffée d'air comme si on venait de me sortir de l'eau. Je m'accroche à ses yeux comme à une bouée de sauvetage et tente de faire abstraction du reste. Un seul mot résonne dans ma tête, tel un mantra, une clé si souvent entendue et répétée pendant la formation qu'elle devient mon unique porte de sortie : " E f f i c a c i t é"*

Le temps qui s'était arrêté reprend son cours, je m'élance sur-le-champ de bataille afin d'identifier un blessé que l'on devrait pouvoir sauver. J'ai la sensation de marcher sur un tapis de morts. Des corps sans vie traînent, défigurés, la boue incrustée dans leurs vêtements. Des casques défoncés jonchent le sol. On ne distingue même plus leurs propriétaires. Certains d'entre eux sont allongés, leurs membres arrachés. D'autres, le regard vide, offrent au ciel leur thorax enfoncé par un éclat d'obus dont les boyaux se répandent à même la terre. Cette scène est accompagnée de mélanges de mots des soldats, certains crient à cause d'une douleur qui leur est fatale, d'autres pleurent, désespérés à l'idée de revoir la douceur de leur foyer. Partout les voix s'emmêlent, tout cela est déchirant, personne ne semble échapper à la mort. Derrière une butte de terre, des soldats rendent leur dernier souffle après s'être vidés de leur sang pendant de longues minutes. J'essaye de rencontrer plusieurs regards, mais la vie les a déjà quittés . Je tente de voir si je peux en aider un, mais le débris qui lui transperce la poitrine se trouve trop près du cœur et le flot de sang qui s'en écoule me laisse penser que l'artère a été sectionnée ce qui le rend impossible à sauver.

Alors que je continue ma traversée, un cri de douleur s'élève avant que deux voix ne m'interpellent :

— Hilfe ! lance un soldat en souffrance
— Par ici ! Aidez-moi ! Je vous en supplie ! poursuit un autre désespéré.

Je tourne ma tête et me dirige vers la source des appels à l'aide. Une fois sur place, je fais face à une scène inattendue : un soldat français fait pression sur la blessure ouverte d'un Allemand. Sans réfléchir, j'accours pour voir l'étendue de la plaie. Elle est impressionnante cependant quelques points sutures et deux ou trois jours de repos suffiront à le remettre sur pied. Je me tourne alors vers le Français pour l'examiner à son tour, mais une vague de tristesse me traverse lorsque je constate qu'il ne s'en sortira pas et que la pression qu'il exerce sur la blessure de l'autre est probablement le dernier effort qu'il fera. Afin de le décharger, je prends place et utilise le bandage qu'il y a dans mon sac pour recouvrir la plaie sans que l'hémorragie ne s'accentue pendant le transport du patient. Je cherche parmi les flacons si j'ai un antidouleur qui pourrait le soulager un peu. Le plus apte à mes yeux et celui de la morphine. Je n'hésite pas une seconde de plus et lui injecte. Dans le même temps, j'essaye de lui expliquer du mieux que je peux les vertus du produit que je lui transfuse, mais lorsque l'on parle deux langues différentes, la communication reste difficile. Je fais signe aux deux brancardiers qui m'accompagnent de venir m'aider à amener le blessé vers l'arrière. Tous deux se regardent, aucun d'eux n'effectue un geste. Incrédule je fais volte-face et m'exclame :

— Qu'est-ce que vous attendez ! Dépêchez-vous de l'emmener en lieu sûr !
— Et doucement ma p'tite dame. Sur un autre ton. On connaît encore notre métier et ce n'est certainement pas celui de sauver un Bosch ! me répond le plus grand des deux.
Le second se contente d'approuver d'un hochement de la tête les dires de son collège et répète avec fierté :
— On n'sauve pas les Bosch nous !

Effarée, je les fixe l'un après l'autre pendant quelques secondes et sans même prendre en compte leurs paroles je récupère le brancard et le tire jusqu'au blessé. Le soldat français me couvre d'un regard reconnaissant, un sourire vague aux lèvres, bien qu'il tourne parfois à la grimace sous la douleur qu'il supporte. Je le lui rends et avec les dernières forces qu'il lui reste il rampe comme il peut pour arriver au niveau du blessé allemand. Il attrape ses jambes tandis que je place mes mains sous les bras et compte jusqu'à trois. Dans une synchronisation quasi parfaite, nous soulevons le jeune homme et le positionnons correctement sur la nacelle. L'action se fait sous les yeux des deux brancardiers qui restent immobiles. Une fois la tâche accomplie je me tourne vers nos deux spectateurs :

— Vous dites connaitre votre métier ? Et bien tant mieux parce que moi aussi je connais le mien ! J'ai prêté serment de sauver toutes personnes qui peuvent être soignées. Toutes. Aucune distinction n'a été faite sur ce point. À aucun moment une petite ligne n'a stipulé "sauf personne non française". Et je crois pouvoir avancer sans trop me tromper qu'on vous a enseigné les mêmes principes et valeurs avant de vous envoyer ici. Alors, faites-moi le plaisir de mettre en application ce que vous avez appris et de transporter ce blessé illico presto à l'infirmerie et de revenir au plus vite pour pouvoir apporter de l'aide à d'autres qui nous attendent depuis bien trop longtemps, à l'agonie, à cause de votre incapacité à faire la part des choses entre votre travail et vos idéologies personnels.

Puis sans plus de considération je m'approche du jeune allemand allongé. Le regard rivé sur le ciel, j'attends d'avoir son attention tandis que les brancardiers s'activent après mon sermon, non sans grommeler dans leurs barbes quelques injures que je m'efforce d'ignorer. Quand il semble prendre conscience de ma présence, je pointe ma poitrine et prononce mon nom :

— Je m'appelle Françoise. Ne vous inquiétez pas, vous êtes entre de bonnes mains. On va prendre soin de vous.

Il hoche la tête pour m'assurer de la globalité de sa compréhension et se pointe du doigt avant de prononcer d'une voix rauque et grave :

— Roven...

Je lui offre un grand sourire et les brancardiers l'emportent vers la tranchée. Une fois hors de ma vue, je me précipite au chevet du soldat qui m'a soutenue dans mon entreprise. La respiration laborieuse, il serre les dents alors que la douleur afflue.

— Merci pour tout. Sans vous il serait mort à l'heure qu'il est.

À bout de souffle, il se contente de me sourire alors je poursuis.

— S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire en compensation, faites-le-moi savoir. Une dernière volonté ? Des derniers mots à transmettre ? N'importe quoi ! Je ferai tout mon possible... ma voix se serre et mes yeux me piquent.

La force et la détermination de cet homme me font chaud au cœur. Il aura sacrifié les quelques heures qu'il lui restaient à tenter de sauver la vie d'un autre et il y sera parvenu. Le voir souffrir sans rien pouvoir faire me rend malade.
Alors que les larmes commencent à brouiller ma vue, il attrape ma main et la pause sur sa médaille pendant quelques secondes puis la descend sous son veston afin que mes doigts y rencontrent une poche intérieure où se trouve un morceau de papier noirci. Je m'en empare et le serre dans mon poing. D'un hochement de tête je fais comprendre que j'ai saisi le message. Un soupir de soulagement s'échappe de ses lèvres avant que sa tête ne se repose au sol. Il semble serein, presque apaisé. Comme si plus rien ne pouvait l'atteindre. Un poids vient de s'envoler. Il porte ma main, toujours dans la sienne, à sa bouche et y appose un baiser avant de murmurer un merci du bout des lèvres et de fermer les yeux. Puis sa poigne se relâcha et seule ma paume soutient maintenant la sienne.

Les larmes coulent sur mes joues. Un sanglot m'échappe. Je m'efforce d'inspirer un grand coup. L'air rempli de poussière me pique la gorge, mais je n'y prête pas plus d'attention. J'essuie du revers de ma manche les perles salées qui courent sur ma peau et récupère le médaillon d'identification du soldat que je glisse immédiatement dans ma poche avec la lettre qu'il m'a remise. Je me redresse, époussette ma jupe et me détourne du corps. Mes sens aux aguets, je m'élance à nouveau dans le no man's land pour espérer trouver un autre patient à sauver.

☆☆☆

* pour avoir plus d'information, allez voir le chapitre qui concerne ces deux termes spéciaux sur le Guide ! (Mise en ligne de ce segment 22/12/2020)
Vous le trouverez sur le compte de hana_mle.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top