20 décembre 1916
La cloche retentit à travers tout le boyau*. Les voix s'élèvent, le bouche-à-oreille fait son effet. Les estafettes courent dans la tranchée et relaient l'information au plus vite.
- L'oiseau est mort ! Enfilez vos masques!
Tous les soldats s'affairent. Chacun s'empresse de charger le filtre d'ammoniac* et remplace l'ancien. L'atmosphère est pesante. Le silence est revenu. Ils attendent.
Les premiers bombardements se font entendre. Le sifflement des obus remplit l'air. S'en suit une succession d'explosions qui semble interminable. Les secondes deviennent des heures. Des bonbonnes sont propulsées dans la tranchée, des cris retentissent. Les soldats se bousculent, les commandants hurlent les ordres, appellent au calme par-dessus la mêlée désordonnée d'hommes effrayés.
Quand la tempête d'obus s'abat sur-le-champ de bataille, je sors du centre de soin, masque sur le nez, les bras chargés d'antidote contre les toxines du gaz* contenu dans les projectiles allemands. Nelly me devance, sur le pied de guerre. C'est dans cette ambiance tendue que je m'affaire, avec pour ordres d'effectuer les mêmes soins que ceux du jour de mon arrivée.
Deux ans que la guerre fait des ravages, au front comme à l'arrière. J'avais pris ma décision. Je n'en pouvais plus d'être un poids mort pour la nation. Observer les choses se passer sans apporter ma pierre à l'édifice ne me paraissait plus envisageable. Je devais agir. Alors j'ai rejoint le poste de la croix rouge le plus proche de mon village et m'étais portée volontaire en tant qu'infirmière bénévole. Sur un coup de tête, j'avais signé le papier. J'étais engagée.
Je participais donc à deux semaines de formation accélérée et théorique. Les leçons se succédèrent pour nous apporter les bases essentielles en un temps record. Beaucoup de règles. Quelques méthodes pour être capable de diagnostiquer au plus vite si une blessure est mortelle ou si le soldat sera en capacité de retourner au front dans les plus brefs délais.
"Il faut savoir rentabiliser nos ressources limitées. Les médicaments utilisés pour sauver un homme proche de la fin équivaut à la mort de 3 à 5 autres qui auraient pu être sur pieds avec ces mêmes doses... Aucun gâchis ne peut être permis."
Puis le 13 décembre 1916, ils me remettaient mon ordre de mission accompagné d'un ticket de train. J'étais assignée à Verdun, dans le secteur de Douaumont. Je devais dire au revoir à mes proches et n'emporter que le strict nécessaire en guise de bagage.
À peine descendue du wagon, l'horreur à laquelle j'allais faire face tous les jours se présentait à mes yeux. Pas même arrivée sur les premières lignes, déjà la misère régnait en maître. L'odeur pestilentielle me prit à la gorge, je dus m'y reprendre à deux fois pour contrôler la nausée qui remontait de mon estomac. Le froid mordant me fouettait le visage. L'air lourd, chargé d'un mélange de fumée et de poussière m'irritait la gorge. La boue collait à mes chaussures. Je resserrais les pans de mon manteau et soufflais sur mes doigts qui commençaient déjà à rougir et s'engourdir.
À ma droite, des soldats vidaient les voitures de leurs cargaisons, d'autres remplissaient les wagons d'armes puis les poussaient sur les rails. Des voix s'élevaient et donnaient les ordres. Les bataillons descendaient des camions sous les sommations de leurs supérieurs.
Ma valisette en main, je m'avançais au milieu des hommes qui s'affairaient. Leurs visages étaient durs, fermés, leurs traits tirés part la fatigue, les joues creusées par la faim, mal rasées et couvertes de crasses me fascinaient. On nous les décrivait souvent durant la formation, mais les voir en chair et en os me stupéfia.
Des gémissements se firent entendre sur ma gauche avant qu'un brancard ne me coupe la route emportant un soldat, en plein délire, le visage recouvert de bandes imbibées de sang. Tandis qu'un autre traînait une jambe disloquée, la chair en lambeau, un bandeau sur un œil, soutenu par deux camarades.
Sous le choc je m'arrêtais quelques secondes et observais ce cortège, estomaquée. Je les regardais suivre leur route puis, une fois la surprise passée, m'empressa de les rattraper au pas de course. Le bruit et l'agitation me faisaient perdre la tête, un soldat annonça que du renfort sur la première ligne était nécessaire, comme je ne savais que faire je me dirigeais vers lui et commença à me présenter :
- Bonjour, je m'appelle Françoise Moreau-Evrard, j'ai été assignée ici...
- Le temps presse ma petite dame, l'heure n'est pas aux présentations ! me coupa le soldat.
- Je suis d'accord avec vous néanmoins...
- Ne comprenez-vous donc point le français ? Retournez à votre poste ! Immédiatement ! m'ordonna-t-il.
Je ne savais pas quoi lui répondre, je voulais lui expliquer que je sortais de la formation et que par conséquent je ne connaissais pas mon assignation, mais il ne m'aurait sûrement pas écoutée. Mon visage désemparé dû interpeller, car une infirmière vint vers moi et me demanda :
- Mademoiselle, que faites-vous ici ? Vous me semblez égarée.
- Bonjour Madame, je viens commencer mon service en tant qu'infirmière.
- Oh ! Très bien ! On avait justement besoin de renfort. Nous manquons grandement d'effectif sur la première ligne, votre aide nous soulagera un peu.
- D'accord.
- Suivez-moi !
Alors que l'on entrait dans la tente de soin, d'une voix sans équivoque elle ordonna au brancardier d'amener le patient dans le fond. Elle prit le relais auprès du soldat estropié et insista pour que ceux qui le soutenaient se fassent ausculter. Nous nous dirigions donc vers une couchette libre et y déposions le blessé. Une fois ce dernier installé, je me retrouvais les bras ballants, sans trop savoir quoi faire. La jeune femme se détourna et commença à préparer de quoi désinfecter la plaie.
- Tu comptes regarder les mouches voler encore longtemps ? File me chercher de quoi l'enregistrer. Les étiquettes se trouvent dans le meuble de droite, troisième tiroir. me lança-t-elle sans même relever la tête.
Sans attendre, je fis ce qu'elle me demandait. Muni d'un stylo je m'empressais d'interroger l'homme allongé pour remplir la feuille d'identification avant de lui attacher au poignet, comme appris pendant ma formation. Une fois mon bout de papier complété, elle me désigna du menton les bandages alors qu'elle finissait de suturer la plaie. D'un coup de ciseaux, elle termina son ouvrage et se leva pour me laisser la place.
Je m'acquittais au mieux de cette tâche et une fois achevé, m'adressais au soldat afin de prendre congé. La femme débarqua alors à nouveau, un tas de vêtements dans les bras. Elle me le fourra dans les mains et annonça de but en blanc :
- Pas de temps à perdre. File te changer, on à besoin de nous en première ligne.
Lorsque je la rejoignis, fin prête, elle m'attrapa par la manche et se dirigea au pas de course vers l'entrée des tranchées. On traversa le boyau principal et, après avoir bifurqué un nombre incalculable de fois, pour arriver dans une alcôve aménagée en centre de soin. Elle s'empara alors de deux masques et me tendit l'un d'entre eux. C'est à ce moment précis que je l'entendis pour la première fois, le carillon de la cloche. Celle qui annonçait la prochaine vague de mort.
☆☆☆
* pour avoir plus d'information, allez voir le chapitre qui concerne ces deux termes spéciaux sur le Guide ! (Mise en ligne de ce segment 21/12/2020)
Vous le trouverez sur le compte de hana_mle !
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