16.
-Saya, j'y vais !
Je me tourne dans mon lit sans rien répondre, et enfouie ma tête sous le draps. Ça va faire deux semaines aujourd'hui que je suis pas sortie de cet appartement. Deux semaines que je traîne comme un zombie d'une pièce à l'autre, errant à la recherche de nourriture réconfortante. Presque un mois. Une éternité. Je soupire, mais je ne me lève pas pour autant. Je ne vois pas l'intérêt, la lumière du soleil va me donner envie de pleurer. Même en parler me donne envie de pleurer, tiens.
Isuzu et Keiji ont tout tenté pour me remonter le moral. Tout. Mais rien y fait. J'en ai pas envie. Même mes dessins sont devenus déprimants. C'est comme si un voile était venu obscurcir ma vision du monde.
Je leur ai tout raconté, notre rencontre, mais aussi la discussion étrange qui a suivi. Ça leur a fait un choc de savoir Yukihito dans la même ville que nous. Il nous a toujours dit que plus tard, il reprendrait le restaurant de son père, et je crois que c'était quelque chose qui lui tenait vraiment à cœur. C'était plus qu'un simple rêve de gamin. C'était presque sa raison de vivre. Et là, de but en blanc, il a réussi à me dire qu'il voulait faire des études de médecines... Je n'ai jamais douté de ses compétences, mais je le vois très mal devenir médecin. Et Isuzu, ainsi que Keiji sont totalement d'accord avec moi.
Je soupire de nouveau, et me relève dans mon lit. J'ai eu l'impression de voir un Yukihito lobotomisé, ce lundi-là. Comme si, lui aussi, avait effacé ce qu'il avait été avant. Et ça m'a fait peur. Horriblement peur. Une peur qui prend au ventre, et qui fait mal. Alors de peur de le revoir, je ne sors plus de la maison. C'est vraiment pas la solution, mais c'est bien la seule que j'ai trouvé pour l'instant. Pourtant, ce n'est pas le temps qui me manque. Je sais que je vais pas pouvoir fuir indéfiniment, c'est pas comme si je pouvais réellement rester enfermée pour toujours. En plus, j'ai promis à ma mère de trouver un travail, et je compte bien tenir cette promesse.
Je me lève une demi-heure plus tard, décidée à arrêter mes conneries. Parce que si ça continue comme ça, je vais finir par devenir folle. Je sais pas si rester enfermée aussi longtemps, c'est très bon pour ma santé mentale... Je m'habille rapidement, enfilant un jean taille haute et un T-shirt large. Je vais ensuite me coiffer, puis me maquiller, avant d'aller imprimer mes CV et des lettres de motivations.
Je sors enfin de l'appartement, non sans flipper un peu. Mais bon, sérieusement, quel est le pourcentage de chance pour que je croise Yukihito ? Ça doit frôler les 10 %, tout au plus. Je souffle un coup, et prend mon courage à deux mains. Fuir ne sert à rien. Et il en va de même en ce qui concerne la fuite de mes sentiments. Où est l'intérêt, au juste ? J'assume qui je suis, et ce que je ressens. Je ne suis pas faible. Je ferme les yeux un instant, me répétant ce mantra un certain nombre de fois, avant de sortir de l'immeuble.
J'ai déjà repéré plusieurs boutiques autour de chez nous dans lesquelles j'ai prévu de postuler. Je marche donc dans le quartier, entrant ça et là dans les magasins. Comme promis, j'ai appelé maman une semaine après mon annonce, pour lui faire parvenir ma décision. Elle a bien compris qu'il serait impossible de me faire changer d'avis, et elle a accepté que j'arrête la fac, tout comme papa. J'arrive toujours pas à croire la chance que j'ai d'avoir des parents comme eux, à croire que c'est moi qui me suis mise toute seule la pression. Je m'inscrirai en prépa d'art à la rentrée, mais pour l'instant il faut absolument que j'arrive à trouver un boulot.
Je parcours ainsi Shibuya dans tous les sens possibles et imaginables, avant de finalement aller dans ma dernière cible : Heaven. Et là, j'ai un mauvais pressentiment. Je sais pas comment l'expliquer, mais je suis pratiquement certaine que je vais le voir. Sur le chemin, ou même carrément dans le café. Et ça me fout la trouille. Je traverse tout de même la rue, la boule au ventre. Il faut que j'arrête mes conneries, comment est-ce que je pourrais le croiser ? Ça n'aurait aucun sens... Ou alors si ?
J'inspire un bon coup, avant de monter au premier étage de l'immeuble. De toute façon, autant aller vérifier, plutôt que faire des suppositions débiles... La seule manière d'être fixée, c'est d'aller voir. Je monte les marche à moitié à reculons, tant tout mon corps me dit que c'est une mauvaise idée. J'arrive finalement en haut, ouvre la porte du café, et... Et rien. Je m'avance un peu plus, histoire de voir toute la salle, et de ne pas avoir de mauvaise surprise, mais il n'est vraiment pas là. Je soupire, et sens monter une pointe de déception, que je fait très rapidement disparaître. Je sais vraiment pas ce que je veux.
Je m'approche de la caisse, et parle rapidement avec la serveuse, pour finalement lui donner mon CV et ma lettre de recommandation. Je crois qu'elle me reconnaît, étant donné que je viens très souvent ici, mais je n'en suis pas certaine. Apparemment, ils recherchaient justement une serveuse de plus, et quand j'entends ça je suis à deux doigts de faire une crise cardiaque. Je m'apprête à faire demi-tour, quand soudain Yukihito sort des toilettes.
C'est une blague ? On dirait que ma vie est un film à petit budget, parce que ça n'a pas l'air d'être une hallucination. Je souris une dernière fois à la serveuse, avant de sortir rapidement du café. Très vite. Je descends les marches quatre à quatre, en jurant entre mes dents. Merde, j'espère qu'il ne m'a pas vu. Je savais que j'aurais du écouter mon instinct. En y repensant, c'est le seul endroit qui le lit à moi, alors ça semble logique qu'il soit venu là... S'il est à ma recherche.
Je ne regarde pas une seule fois derrière moi, mais entend distinctement le son d'une porte qui claque... Je vous en prit, faites qu'il ne me suive pas... J'ai l'impression que la chance n'est vraiment pas de mon côté, aujourd'hui. D'ailleurs, je me dis ça depuis un petit moment, c'est pas seulement aujourd'hui qu'elle me fait défaut. Je sors de l'immeuble, et me met à marcher dans la rue. En fait, je cours à moitié. Pourquoi est-ce que j'ai décidé de mettre des talons pile poil aujourd'hui, au juste ?
-Saya, attend !
Je ne me retourne toujours pas, et accélère même. Mon cœur bat à rythme effréné, suivant l'état de mon esprit. Je ne sais pas quoi penser de tout ce qu'il s'y passe. J'ai pas envie de lui faire face dans ces conditions. Vraiment pas. Pourtant, quand il finit par m'attraper, chose inévitable, je le laisse faire.
-S'il te plaît... J'ai vraiment besoin de te parler.
Je fais claquer ma langue sur mon palais, sans le regarder.
-Si c'est pour parler comme la dernière fois, je pense que je pourrai m'en passer. dis-je froidement.
-Je suis désolé, je savais pas quoi dire, je pensais vraiment pas te croiser ici !
-Parce que moi je m'y attendais, peut-être ?
-C'est pas ce que j'ai dit... Je m'excuse, vraiment. On peut... Tu veux bien qu'on aille parler ?
Je finis par lever les yeux vers lui, et mon cœur se serre. Je suis vraiment incapable de lui refuser quoi que ce soit. Du moins, lorsqu'il a un visage désolé comme celui-là, je ne vois pas comment je pourrais. Je soupire, et détourne le regard.
-OK... Mais j'ai pas beaucoup de temps devant moi. dis-je en mentant effrontément.
-Ça me va.
Il m'amène au parc Yoyogi, qui n'est pas très loin, et on s'installe sur un banc. C'est judicieux comme lieu, pour parler. C'est neutre, mais quand même pas trop. Pendant un moment, c'est le silence qui nous tient compagnie. Je n'ai rien à dire, tandis que lui cherche ses mots. Du moins, j'en ai l'impression. Puis, finalement il se racle la gorge, et commence sa tirade :
-Ma mère... On peut pas dire que je la porte réellement dans mon cœur, non seulement parce qu'elle nous a abandonnée, ma sœur et moi, mais aussi parce que c'est une madame je-sais-tout qui fait toujours comme elle le sent. Mais voilà, elle a eut deux autres filles avec son second mari, qui est mort y a trois ans... Et elle a pas assez d'argent pour s'occuper dignement d'elles. C'est en me faisant du chantage qu'elle a réussit à me faire venir chez elle. Sinon, j'aurais jamais pu partir et vous abandonner. Mes pères, nos amis, et... Toi.
-Je croyais que c'était ce que tu voulais, la rencontrer... dis-je un peu perdue.
-Bien sûr que c'était ce que je voulais, au départ... Mais je me suis rendu compte que ce que je suis, je le dois uniquement à mes vrais parents, Akira et Masashi. Elle ne m'a pas élevé, après tout, c'est juste ma génitrice. Dès que je suis arrivé à Hokkaido, j'ai dû me trouver un petit boulot en plus du lycée. Kiyoko ne veut pas se mêler à la vie de notre mère, ni de nos demi-sœur, et même si j'ai demandé à plusieurs reprises qu'elle le fasse, elle a systématiquement refusée...
-En même temps, avec tout ce que ta mère lui a fait quand elle était petite, ça se comprend. Mais c'est pour ça que tu revenais pas, du coup ?
-Oui... J'avais pas le temps...
-Et pour tout le reste, c'est aussi parce que t'avais pas le temps, j'imagine ? dis-je en levant les yeux au ciel.
-Tu parles de mes études ? répond-il, un sourire en coin.
J'hoche la tête, tandis qu'il a l'air amusé de ma réplique. Super, et moi qui pensais lui montrer mon énervement. Je soupire, puis il reprend la parole :
-Je suis bloqué, ma mère veut absolument que je fasse de « grandes » études, pour bien gagner ma vie plus tard. Et entre celles de droit et celles de médecines, dans tous les cas j'étais mal barré.
-Attend, t'es en train de me dire que t'as encore envie de devenir cuisinier ?
-Bien sûr que j'en ai encore envie. Mais...
-Mais quoi ? Si tu devient un grand chef, tu pourrais aussi très ben gagner ta vie ! Et ça demande beaucoup moins d'années d'études.
-Je suis d'accord, mais ma mère est pas du tout du même avis. C'est pour ça que je dis que je suis bloqué. Bref, quoi qu'il en soit, ça n'excuse pas le fait que je n'ai jamais demandé de nouvelles de vous trois en deux ans. Et surtout que je n'en ai pas demandé de toi... Enfin, pas directement.
J'ouvre la bouche, sans vraiment comprendre le sens de ses paroles. En plus, il a changé de sujet, comme si quoi que j'en dise il ne pourra rien faire pour ses études. Et ça me rend d'autant plus triste. Je suis contente d'en apprendre plus, mais il est « bloqué » ? C'est ça qui l'a empêché de venir nous voir ? Il a juste fuit, non seulement ses sentiments mais aussi tout ce qui les rendaient réels. Et ça, je n'arrive pas à le prendre autrement que personnellement.
-J'aimerai quand même qu'on recommence à devenir amis. Je sais que je demande l'impossible, mais...
-J'accepte. dis-je, m'étonnant moi même. Je veux dire... Tu manques aussi beaucoup à Isuzu et Keiji, et même si on t'en voudra toujours d'être partis, détruire une amitié qui semblait si forte me semble débile.
Son visage semble s'illuminer, et il m'offre enfin un vrai sourire. Mon pouls se met à s'affoler comme un fou, et je doit détourner les yeux. Mon Dieu, ce sourire m'avait manqué. Mais malgré ça, il ne faut pas que je devienne faible. Ok, on est de nouveau amis, mais ça ne change rien à tout ce qu'il s'est passé. Je ne lui pardonne pas non plus tout, même si je comprends d'autant plus sa démarche maintenant. Comment aurait-il pu refuser l'appel à l'aide de sa mère ? C'est elle qui a tout manigancé. Ça ne fait pas d'elle une méchante, mais je ne peux pas la voir autrement.
Je ne veux pas que Yukihito se retrouve pour toujours dans un métier qui ne lui plaît pas à cause d'elle et de ses erreurs. Je ne peux pas me résoudre à l'abandonner dans cette situation. Je crois que je suis beaucoup trop gentille.
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