Chapitres 11

Le vendredi, la serveuse poussa la porte de l'épicerie une demi-heure à peine après l'ouverture. La veuve se retourna. Son visage, en reconnaissant la blonde, s'éclaira d'un sourire spontané. Cette joie soudaine à se revoir les surprit toutes les deux. Les jeunes femmes se figèrent, leurs regards enfouis l'un en l'autre. Émeraude contre ébène. La douceur et la sérénité de la brune troublèrent la barmaid, avant de l'apaiser. La commerçante se reprit subitement, détacha ses pupilles comme si elle craignait d'avoir été trop intense.

— « Vous êtes matinale ! Remarqua-t-elle d'un ton neutre.
— Je me suis levée tôt.
— Est-ce que cela signifie que les choses se sont calmées à votre travail ?
— Oui. Comme je vous l'avais dit, nous manquions de personnel cette semaine : une collègue était partie au mariage de sa cousine tandis que l'autre était malade.
— Vous avez donc dû assurer seule le service.
— Oui, confirma Emma. Je m'en suis sortie toute seule, comme une grande, ajouta-t-elle avec une fierté presque enfantine.
— Je n'en ai jamais douté. Travaillez-vous également ce week-end ?
— Granny m'a donné mon samedi. Elle a dit que je méritais de me reposer, maintenant que les deux autres serveuses sont revenues. Pourquoi ?
— Je me demandais si... Enfin... J'aimerais vous inviter à dîner. Rien que nous deux, cette fois-ci, sans Henri et Alice. Accepteriez-vous ? »

L'orpheline savait que toutes deux se trouvaient à la croisée des chemins, à un point décisif susceptible de changer la teneur de leur relation. C'était ce qu'elle avait conclu de sa semaine de réflexion. Leur échange visuel quelques instants auparavant le confirmait : pour la première fois depuis qu'elles se connaissaient, la jeune femme blonde était certaine d'avoir envie d'être invitée par la brune.

Celle-ci, cependant, interpréta mal son silence, montrant une fois encore combien elle respectait les émotions de la jeune serveuse.
— « Peu importe. Je proposais cela à tout hasard...
— Oui, répondit hâtivement Emma en regarda Regina droit dans les yeux. Cela me ferait plaisir de dîner avec vous. Mais à une condition.
— Je vous écoute.
— Vous avez déjà beaucoup trop fait pour moi. Il serait juste que je vous rende la pareille. Pourriez-vous venir chez moi ? Je préparerai le repas.
— Cela me semble parfait. Je sais que David, mon assistant, pourra garder les enfants. À quelle heure souhaiteriez-vous que je vienne ?
— Vingt heures vous conviendrait-il ?
— Oui. »

Elles se sourirent.

————————

Le samedi, Emma se réveilla plus tard que d'habitude. Les rayons de soleil traversaient la vitre et striaient son lit. Des coups de marteau résonnaient à l'extérieur. Un regard furtif sur le réveil lui indiqua qu'il était déjà plus dix heures. Elle s'en étonna. Elle dormait mal d'habitude : des cauchemars récurrents l'éveillaient plusieurs fois dans la nuit, toutes les deux heures très exactement, jusqu'à ce qu'au petit matin elle abandonnât l'idée même du sommeil. Toujours blottie dans son lit, il lui vint à l'esprit que c'était peut-être parce que les choses lui paraissaient plus claires avec Regina, que son sommeil avait été meilleur parce qu'elle s'était sentie protégée par elle. Protégée, et non prisonnière.

Lorsqu'elle fut debout, elle étouffa un bâillement, puis gagna la cuisine où elle alluma la petite machine à expresso qu'elle avait achetée quelques jours auparavant. Il y avait maintenant plusieurs mois qu'elle se trouvait à Storybrooke et, petit à petit, elle avait acquis tous ces objets de première nécessité qu'elle ne possédait pas lors de son arrivée, reléguant dans le garde-meuble de sa propriétaire ceux dont elle n'avait plus l'usage. Non pas que les couverts et les assiettes laissés par Mary Margaret ne fussent pas jolis, mais elle préférait que les ustensiles de son quotidien reflètent ses propres goûts.

Elle avait été plus que surprise d'éprouver ce désir de posséder des choses qui indiquaient son envie profonde de rester durablement dans la petite ville. Elle avait beau savoir qu'un jour son passé la rattraperait, elle n'avait simplement pas pu s'en empêcher. Elle avait cependant longtemps résisté à cette envie. Elle s'était finalement dit qu'il suffirait de tout abandonner lorsqu'elle devrait s'enfuir, l'essentiel étant que son sac à dos soit toujours prêt, juste au cas où. L'argent, de fait, n'était plus un problème, son pécule étant dorénavant particulièrement conséquent. Elle avait pensé que c'était un bon moyen de dépenser cet argent en trop, notamment parce qu'elle ne pouvait pas ouvrir de compte en banque, et qu'elle ne trouvait pas prudent de posséder plus de cinq cents dollars dans son sac à dos. Aussi avait-elle peu à peu acheté des objets qu'elle avait soigneusement choisis, séduite par leur beauté et leur finesse. Elle ne put ce matin, que se réjouir de cette décision, car c'était ce soir que devait venir Regina.

Les coups de marteau résonnèrent encore plus fort, troublant la progression de ses pensées. Elle sortit sur la véranda afin de comprendre ce qui se passait. Dehors, elle aperçut Daniel, un maillet à la main, prêt à frapper de nouveau. Il cessa son mouvement lorsqu'il sentit sa présence :
— « Je suis désolé si je t'ai tirée du lit, dit-il. Tu te réveilles tôt d'habitude, alors...
— Ce n'est pas grave. Je devais me lever de toute manière. Que fais-tu ?
— J'essaie d'arrêter ce volet dans sa chute.
— Tu as besoin d'un coup de main ?
— Non, merci : j'ai presque fini.
— Un café, peut-être ?
— Ce serait vraiment super !
— Je te l'emmène dans quelques minutes. »

Emma regagna sa chambre, enleva son pyjama, se lava hâtivement avant d'enfiler un jean et un tee-shirt. Elle se brossa les dents. Elle finissait de se donner un coup de peigne lorsqu'elle entendit le bip léger de la cafetière. Elle se rendit dans la cuisine, où elle remplit deux tasses qu'elle déposa ensuite sur un plateau léger. Elle y ajouta deux madeleines, ainsi que le sucrier avec une cuillère à moka, son voisin préférant son café sucré. Elle le rejoignit à l'extérieur, où ils s'installèrent sur la véranda du jeune homme afin de profiter du soleil matutinal.

— « Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, remarqua la jeune femme blonde.
— J'étais parti quelques jours pour le boulot. De plus, le week-end dernier, j'étais invité chez des amis. Et toi ?
— Pas mal de boulot également. Ces derniers temps, j'ai dû cumuler les services du midi et du soir.
— Tu travailles aussi ce soir ?
— Non. »

La serveuse hésita un instant. Devait-elle lui parler de l'invitation qu'elle avait faite ? D'un autre côté, Daniel était toujours singulièrement curieux et finirait bien par savoir qui elle avait convié. De plus, bien qu'ils aient échangé des confidences et que le jeune homme discutât à chaque fois qu'il la croisait, il ne débarquait jamais chez elle à l'improviste, gardant également ses distances. Elle finit par ajouter :
« J'ai invité quelqu'un à dîner.
— Quelqu'un que je connais ?
— C'est Storybrooke, répliqua-t-elle. Tu y connais tout le monde. Je te laisse cependant deviner de qui il s'agit. J'ai cru comprendre que tu espérais un rapprochement entre cette personne et moi.
— Je l'aurais juré ! S'enthousiasma son voisin. Et que vas-tu préparer ? »

Lorsqu'Emma le lui expliqua, celui-ci haussa les sourcils, visiblement impressionné :
— « Cela m'a l'air succulent. C'est génial ! Je suis content pour toi. » Il sourit, l'air taquin : Et pour vous deux, tu te sens fébrile ?
— Ce n'est qu'un dîner...
— Je prends cela pour un oui. Tu as intérêt, dès mon retour, à tout me raconter en détail : j'ai besoin de ma dose de vie par procuration.
— Ce n'est qu'un dîner, répéta la jeune femme blonde.
— Oui, oui », répondit Daniel.

Il n'insista cependant pas plus et elle s'éclipsa quelques temps plus tard.

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Avant d'attaquer ses courses, Emma commença par une halte au salon de coiffure où une jeune Suzanne lui fit une vraie coupe de cheveux. Elle partit ensuite à la recherche d'un bel ensemble tailleur-pantalon, de préférence soldé, ne voulant pas d'une robe car cela lui rappelait trop son passé. Ce ne fut qu'après l'avoir trouvé qu'elle comprit qu'elle voulait impressionner la jeune femme brune. Cela la fit sourire. Elle se dirigea, toujours à vélo, vers l'autre bout de la ville, afin de finir ses emplettes au supermarché : elle avait décidé d'éviter l'épicerie car elle souhaitait que Regina ait la surprise du dîner.

Une fois rentrée, elle se lança dans la préparation du repas. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait conçu de plats aussi élaborés, redécouvrant le plaisir de cuisiner, elle qui avait toujours aimé découper les recettes dans les magazines. La gastronomie était son unique passion car sa vie ne lui avait guère donné l'occasion d'en entrevoir d'autres. Elle passa le reste de l'après-midi à s'activer. En se glissant dans sa baignoire, elle songea à Regina, se demandant s'il était possible que celle-ci prit sa douche au même moment. L'idée se teinta d'un érotisme qui l'étonna.

« Ce n'est rien d'autre qu'un dîner », s'admonesta-t-elle, tout en sachant qu'elle se voilait la face. Il y avait désormais une nouvelle force en présence, quelque chose qu'elle avait jusque-là tenté de nier. Son attirance pour la veuve était bien plus forte qu'elle ne voulait l'admettre. L'idée l'effrayait car elle ne pensait pas être prête pour cela. « Pas encore, en tout cas. » Une petite voix, pourtant, lui soufflait à l'oreille qu'un jour elle le serait.

Après s'être séchée, elle s'hydrata la peau à l'aide d'une lotion subtilement parfumée, puis enfila sa nouvelle tenue, y compris les sandales, avant de se maquiller, juste un peu, un soupçon de mascara et d'ombre à paupières. Lorsqu'elle se regarda dans le miroir, elle réalisa qu'il y avait bien longtemps qu'elle n'avait désiré être aussi jolie.

Elle finissait de poser sur la table deux bougies qu'elle avait longtemps hésité à sortir, lorsqu'elle entendit un bruit de voiture. En regardant la pendule, elle constata que son invitée était ponctuelle. Elle prit une profonde inspiration, tentant de calmer sa nervosité. Elle traversa le salon, tergiversant un instant devant la porte. Elle sortit enfin sur la véranda. La jeune femme brune remontait l'allée. Portant de hauts talons, elle était vêtue d'un pantalon noir, surmonté d'une longue tunique gris foncé, fendue sur les côtés comme celle d'un chevalier. Elle tenait une pochette de soirée, ainsi qu'un sac qui semblait contenir deux bouteilles.

La veuve se figea en découvrant Emma, tout comme celle-ci s'était immobilisée à la vue de Regina. Toutes deux étaient visiblement subjuguées, goûtant un moment magique qu'elles eussent souhaité voir s'éterniser.

— « Vous êtes à l'heure », murmura la blonde, tentant de rompre le charme tant elle craignait les conséquences.

La brune continua de la contempler, avant de balbutier :
— « Euh... Oui, je crois... »

Toutes deux se reprirent lentement tandis qu'elles se dirigeaient vers la cuisine, après que la serveuse les ait fait entrer dans le salon. La jeune femme aux cheveux d'ébène lui tendit en souriant le sac qu'elle tenait :
— « Ne sachant ce que vous aimeriez, j'ai pris du blanc et du rouge.
— C'est gentil. Merci, dit la barmaid quelque peu surprise, car elle ne connaissait pas vraiment les usages en pratique lorsque l'on recevait quelqu'un.
— C'est ce qui fait lorsque l'on est invité à dîner, répondit la veuve, sans paraître étonnée de cette ignorance.
— Oh ! Alors, je vous laisse choisir. S'il ne convient pas, nous en changerons lors du repas.
— Espérons que le rouge conviendra.
— Le rouge ira parfaitement. Nous pourrons sortir le blanc lors du dessert. »

Une fois la bouteille ouverte et les verres servis, un surprenant parfum de framboise se révéla.

— « Voulez-vous vous asseoir sous la véranda ? Demanda Emma, tout en sortant du frigidaire les divers amuse-gueules qu'elle avait préparés.
— Pourquoi pas ? Il fait encore doux. À moins que vous n'ayez besoin de rester ici : ce que vous avez mijoté sent délicieusement bon.
— J'aime cuisiner. Il faut encore un peu de cuisson. Nous avons donc tout le temps de prendre l'apéritif dehors. »

Elles se dirigèrent tranquillement vers la terrasse, se lançant à la dérobée des regards admiratifs. Elles prirent chacune un rocking-chair. Au moment de s'asseoir, la brune murmura :
— « Je sais que j'aurais dû vous le dire dès mon arrivée, mais vous êtes superbe.
— Merci..., répondit doucement la blonde en rougissant. Vous aussi. »

Elles laissèrent le silence s'installer. Avec délicatesse, il les enveloppa tendrement, apaisant lentement leur trouble. Quelques effluves de fleurs parsemèrent la sérénité qu'il avait créée. Sentant les battements de son cœur revenir à la normale, Emma demanda :
— « Votre journée avec Alice et Henry s'est bien passée ?
— Fort bien, répondit Regina avec un sourire espiègle, qu'elle réservait généralement à ses enfants. Et vous ? Avez-vous pris le temps de vous reposer un peu ?
— Oui. »

La serveuse fut un peu surprise que la commerçante s'inquiétât ainsi pour elle, avant de réaliser qu'il s'agissait simplement d'une gentillesse naturelle dont elle n'avait guère l'habitude.

« En fait, lorsque je ne travaille pas, j'aime bien m'asseoir ici pour lire. C'est tellement tranquille que j'ai parfois l'impression d'être seule à des kilomètres à la ronde.
— C'est le cas. Vous vivez presqu'en dehors de la ville.
— Cela me convient ainsi. J'aime le calme. J'en ai besoin pour... »

La jeune femme blonde se tut. Elle ne savait pas exactement comment exprimer sa pensée. Elle ne savait pas, surtout, si elle souhaitait vraiment dévoiler son passé, tout en sachant qu'il faudrait qu'elle le fasse, car c'était le seul moyen de construire une vraie relation avec la veuve.

— « Je pense que je comprends, lui répondit celle-ci, sans s'offusquer du silence de la serveuse. J'adore mes enfants. Ils sont la seule trace réelle qu'il me reste de Daniel. Mais le soir, je suis heureuse qu'ils soient couchés, car j'ai besoin de silence. J'ai besoin de ce calme dont vous parlez pour me retrouver. J'ai besoin d'oublier les autres pour savoir qui je suis et où je vais. »

Emma fut surprise de constater que Regina appréhendait parfaitement son appétence pour la quiétude.

— « Peut-être cela nous est-il nécessaire parce que nous voyons des gens toute la journée, suggéra-t-elle timidement.
— Sans doute avez-vous raison. Je ne me suis jamais vraiment posé la question. C'est juste un aspect de ce que je suis, un aspect que j'ai accepté, comme d'autres aspects de moi. En tous cas, je suis heureuse de voir que nous avons ce point en commun. Est-ce pour cela que vous avez choisi une maison si isolée ?
— Je ne sais pas. Je ne la trouve pas toujours si isolée car j'ai un voisin parfois un peu envahissant. Elle m'a plu parce qu'elle était petite.
— Cosy est un terme qui conviendrait mieux, je crois. Elle est très accueillante.
— Merci. En réalité, je n'ai pas tout à fait fini de l'installer. Je voudrais juste que ce soit mon petit chez-moi. »

Regina remarqua immédiatement que les yeux de la jeune femme blonde s'étaient perdus dans le vague. Il y avait là quelque chose de différent des habituels silences de la barmaid, silences que la veuve respectait non seulement parce qu'elle sentait qu'ils indiquaient la timidité de la jeune femme blonde, mais également parce qu'ils signifiaient souvent que celle-ci cherchait le mot juste. Là, son silence était autre, comme teinté d'inquiétude. Finalement, bien que la brune pensât que la serveuse ne lui dirait pas la vérité car cette dernière avait encore besoin de temps pour lui faire confiance, elle décida de demander :
— « Tout va bien, Emma ?
— Oui, excusez-moi. Je pensais juste que j'étais ravie que vous soyez là. Nous nous connaissons à peine, après tout.
— Je pense vous connaître suffisamment.
— Vraiment ? J'ai l'impression de savoir si peu de choses sur vous.
— Vous en avez appris sur moi bien plus que vous n'en avez conscience. Et si je vous révélais ce que je pense comprendre, et que vous me disiez si je me trompe ou pas ? Cela vous irait-il ? Vous pourriez ensuite me dire ce que vous savez de moi. »

La jeune femme blonde hocha la tête, bien qu'elle ne soit pas certaine d'avoir tant de choses à dire sur la brune. Celle-ci continua une fois l'approbation de la serveuse obtenue :
« Je pense que vous êtes intelligente car les livres que vous aimez sont profonds et subtils. Votre comportement avec mes enfants prouve que vous avez bon cœur, tout comme il montre que vous êtes d'une incroyable patience. Vous êtes, de plus, indépendante, car vous prenez fort mal que l'on vous vienne en aide, bien que cela puisse également venir de votre passé, que j'imagine plutôt complexe. Vous êtes très timide. De ce fait, vous n'aimez pas vous imposer. La solitude, par ailleurs, ne vous dérange pas : je pense qu'elle vous permet de vous ressourcer. J'ai, de surcroît, remarqué que vous aviez un grand sens de l'humour, même si vous le laissez rarement s'exprimer. Le paradoxe est qu'au fond de vous-même règne une forme de sérieux, ce qui me laisse à penser que vous êtes totalement loyale : lorsque vous vous engagez, vous vous engagez réellement. Il vous faut cependant du temps pour faire confiance aux adultes. Là encore, je pense que cela est dû à votre passé. En revanche, les enfants ont tout votre respect : vous êtes très protectrice avec eux, montrant une profonde gentillesse. »

La jeune veuve se tut un instant, prenant le temps de boire une gorgée de vin, afin de ponctuer ses propos. Elle sembla réfléchir un moment, comme si elle hésitait, puis reprit tranquillement :
« J'ajouterai que je vous trouve ravissante, que si vous le souhaitiez, vous seriez la plus belle des femmes que j'ai pu rencontrer. J'aimerais aussi que vous ayez suffisamment confiance en moi pour me parler de votre passé. J'attendrais pour cela le temps qu'il vous sera nécessaire. J'aimerais le connaître parce qu'il me permettrait de mieux vous comprendre et que je voudrais ne jamais vous blesser. Tout le monde a un passé. Nous pouvons en tirer certaines leçons, mais nous ne pouvons pas le changer. C'est pourquoi cela s'arrête là : l'important est ce que nous sommes au moment présent. Je ne connaîtrai jamais la personne que vous étiez avant. Si je veux en savoir davantage sur ce que vous étiez ou sur ce que vous avez vécu, c'est, comme je vous l'ai dit, parce que cela me permettrait de mieux vous comprendre, de ne pas vous blesser comme j'ai pu le faire en vous offrant un vélo : celle qui m'intéresse vraiment est celle je connais aujourd'hui car c'est celle que je veux découvrir encore davantage. Voilà. C'est à vous maintenant. »

Bien que fort calme, la commerçante n'avait pas regardé la barmaid, comme si elle craignait que ses déductions ne paraissent trop intrusives. La serveuse, de son côté, avait été émue à de nombreuses reprises. Elle était surprise de constater combien la veuve l'avait observée, sans pour autant l'envahir. La jeune femme blonde ne jugea pas utile de préciser jusqu'à quel point ce portrait était exact. Elle se contenta d'esquisser l'ombre d'un sourire :
— « Je comprends mieux désormais pourquoi, à l'inverse des autres, vous ne m'avez jamais posé de questions sur mon passé. À vous écouter, cela paraît si simple...
— Cela peut l'être. Je suis certaine que vous en êtes capable, Emma.
— J'ai vaguement l'impression que vous tentez de me manipuler.
— Je vous l'ai dit : vous êtes intelligente. Cependant, je ne tente pas de vous manipuler. Tout au plus ai-je quelque espoir qu'en vous demandant de dire ce que vous savez de moi, vous pourriez peut-être découvrir que je suis digne de votre confiance. »

La serveuse sourit franchement :
— « Je note que je ne suis pas la seule à être intelligente.
— Je suis sûre que ma logique rusée ne vous a guère perturbée.
— Il semble donc que votre côté Gryffondor soit parsemé de Serpentard. »

La jeune femme aux cheveux d'ébène éclata de rire. Emma pensa aussitôt qu'elle aimerait que Regina puisse ainsi rire plus souvent. Ce pouvoir, qu'elle découvrait soudain détenir sur la veuve, lui donna l'envie de continuer, d'autant que sans le vouloir, citer Harry Potter lui avait offert une clef pour décoder ce qu'elle savait de la négociante :
« J'ai constaté votre côté Gryffondor à maintes reprises : lorsque vous avez plongé dans l'eau sans hésitation pour sauver Henry, ou mieux encore, lorsque vous avez repris votre vie en mains après le décès de Daniel, ou simplement le fait que vous ayez choisi une carrière militaire. Il faut, pour tout cela, du courage, de l'audace, ainsi qu'une grande force d'esprit. J'ai perçu votre tolérance dans la manière dont vous traitez vos clients. Mais il semble également qu'un militaire de carrière soit quelque Serpentard. Il faut de l'ambition et de la détermination pour finir major à un âge aussi jeune que celui où vous avez quitté l'armée. Tout comme il faut de la finesse et de la ruse pour être un bon stratège. Gryffondor et Serpentard sont les aspects de vous que vous laissez voir aux autres. Mais en privé, vous êtes plutôt Serdaigle et Poufsouffle. Lorsque vous évoquez Daniel, votre loyauté à son égard est prégnante, même s'il est manifeste que son décès fait partie de votre passé, ce qui prouve votre capacité à faire la part des choses. Avec vos enfants, vous êtes d'une grande patience, et d'humeur constante. Quant à votre côté Serdaigle, le discernement et la sagesse dont vous faites preuve vis-à-vis des autres, en commençant par moi, en sont une preuve certaine. Ajoutons que vous êtes toujours capable de créativité, autant dans votre manière de vous occuper d'Alice et Henry, que dans la manière dont vous gérez votre magasin. Quant à votre érudition, je la constate à chaque fois que je parle littérature avec vous.
— Vous voyez ? Ce n'était pas si difficile.
— Le fait que je sache que vous êtes une Lady est aisé à démontrer, effectivement !
— Le fait est que vous pouvez me faire confiance, Emma.
— Voudriez-vous toujours sortir avec moi, Regina, s'il s'avérait que je ne puisse vous faire confiance ?
— J'ai souhaité sortir avec vous dès le premier jour où je vous ai vue, dit cette dernière d'un air grave. Il me suffit simplement d'attendre que vous soyez prête. »

La jeune femme blonde se leva pour s'adosser à la balustrade. La brune l'observa bouger, plongea son regard d'ébène dans l'impénétrable forêt d'émeraude de la serveuse. Celle-ci resta immobile, laissant son regard se noyer dans celui de la veuve. Cette dernière sentit sa gorge se serrer parce qu'il lui était impossible de deviner ce que la barmaid pensait. La négociante se mit lentement debout, portant ses yeux au niveau de ceux de la serveuse :
« Vous pouvez me faire confiance. Vous le savez, n'est-ce pas ? »

Emma inclina la tête vers Regina. Elle sentit toute la puissance de celle-ci lorsque cette dernière s'approcha délicatement du corps de la blonde.

— « Ai-je vraiment le choix ?
— Je vous laisserai toujours avoir le choix, Emma. Croyez-moi. Quelques soient les sentiments que j'éprouve pour vous, je vous laisserai toujours le choix car je sais trop ce que cela signifie de ne pas l'avoir. »

Les propos, leur ton, le parfum et l'énergie sereine que dégageait la veuve convainquirent. La jeune femme aux cheveux dorés sut que la brune disait la vérité.

Emma se glissa lentement dans les bras de Regina, la laissant l'encercler tendrement, bien qu'elle eût encore du mal à concevoir que la commerçante ait pu souhaiter rester en sa compagnie pour la soirée. La serveuse saisissait encore moins qu'elle-même puisse vouloir passer du temps avec la négociante, ne comprenant toujours pas comment celle-ci avait pu la convaincre d'accepter ce dîner. La blonde, tout au fond de son cœur, ne pensait pas mériter d'être heureuse car son passé générait en elle trop de honte et d'amertume.

Ce n'était pas le fait qu'elle ait été abandonnée, maltraitée : de cela, elle s'en était toujours accommodée. C'était le fait d'avoir été aveugle, de s'être laissée piégée dans une situation au point de ne jamais, peut-être, pouvoir y échapper, d'être si détruite intérieurement qu'elle pensait n'avoir rien à offrir. Elle ne se sentait plus digne, ni d'aimer, ni d'accéder au bonheur. La douceur, cependant, des mains qui l'entouraient délicatement, donnait moins d'importance à ce passé, l'altérant peu à peu, comme si celles-ci avaient la faculté d'appréhender et d'accepter la flétrissure qui l'entachait. Elle finit par se laisser aller vers le cercle protecteur des bras de la veuve. Une force l'envahit, qui la bouleversa totalement. Il lui fallut un long moment. L'orpheline, petit à petit, se sentit à sa place contre ce corps maternel, qui calmait ses angoisses tout en lui offrant une sensation de liberté qu'elle n'avait jamais connue.

La brune, de son côté, n'avait pas bougé, attentive à sa compagne. Cette dernière lui paraissait si hésitante, parfois tremblante entre ses bras, qu'il lui semblait tenter d'apprivoiser un oiseau blessé, qu'elle devait à tout prix apaiser. Elle projeta des ondes rassurantes, se contentant d'effleurer la barmaid, refusant de la contraindre tout en désirant la protéger. Lorsque celle-ci se serra finalement contre elle, la veuve ajouta de la couleur dans ces ondes, un violet doux cerné de bleu et de vert. Elle ne tenta pas d'étreindre la serveuse, se contentant de poser ses mains autour de son dos. Lorsqu'elle sentit peu à peu la jeune femme blonde se détendre jusqu'à se blottir, une force sereine s'infiltra dans la veuve, réveillant intérieurement des espaces en elle qui s'étaient endormis quelques années auparavant.

Les deux jeunes femmes restèrent ainsi longtemps, immobiles dans les bras l'une de l'autre : le contact entre elles était si profond, qu'elles avaient besoin de le ressentir, de l'analyser, de l'adoucir. Elles réalisèrent que cette connexion si intime se révélait, en définitive, source de puissance et de sérénité.

— « Je ne vous forcerai jamais, murmura Regina.
— Je sais », répondit Emma sans être vraiment certaine d'avoir émis un son.

Il fallut encore quelques minutes avant qu'elles ne puissent se détacher l'une de l'autre.

———————

Elles dînèrent et bavardèrent gaiement, tandis qu'au dehors les étoiles sortaient de leur cachette. La commerçante fit rougir la serveuse, en la félicitant à maintes reprises, affirmant n'avoir jamais rien goûté de meilleur. À mesure que se consumaient les bougies, que se vidaient les bouteilles de vin, l'orpheline donna certaines informations sur son enfance à Boston. Qu'elle était une enfant du système, qu'elle avait eu une enfance difficile. Comme pour la soutenir, la négociante avait alors posé la main sur la sienne. La veuve avait ensuite évoqué sa mère abusive, à laquelle elle n'avait échappé qu'en intégrant l'armée. Elles ne réalisèrent pas vraiment qu'un silence nuit s'était installé. Elles restaient ainsi, sans que l'une d'entre d'elles ne veuille lâcher la main de l'autre. Emma, cependant, éprouva rapidement de la gêne en croisant le regard de Regina. Ses anciennes peurs resurgirent.

— « Je devrais sans doute me mettre à débarrasser », dit-elle, brisant volontairement la magie de l'instant.

La jeune femme brune comprit immédiatement qu'elle avait rencontré, à l'intérieur de sa compagne, une nouvelle barrière, une barrière qu'il lui faudrait à nouveau effacer. Elle observa la blonde se mettre debout, comme brûlée par le soleil. Elle se leva à son tour :
— « J'ai passé une extraordinaire soirée.
— Regina... Je...
— C'est un simple constat, Emma. Je n'attendais pas de réponse. Je vous l'ai dit : je ne veux pas vous forcer.
— J'y tiens car j'ai également passé une merveilleuse soirée. Je sais aussi où tout cela nous mènera. Je ne veux pas vous blesser. C'est bien là le problème. » La serveuse soupira : « Je ne peux rien vous promettre. J'ignore où je me retrouverai demain, encore moins dans un an. Vous savez, lorsque je suis arrivée ici, je pensais pouvoir tout laisser derrière moi, repartir de zéro. Vous pensez me connaître, mais moi, je ne suis plus certaine de savoir qui je suis. »

La veuve sentit quelque chose se briser à l'intérieur. Elle ne tenta pas, pourtant, de se rapprocher de la barmaid. Plus que jamais, elle savait qu'il ne fallait pas bousculer cette dernière. Elle demanda néanmoins :
— « Êtes-vous en train de me dire que vous ne voulez plus me revoir ?
— Non, non. Certainement pas, répliqua l'orpheline en secouant vivement la tête. Si je dis cela, c'est justement parce que je veux vous revoir. Cela m'effraie : tout au fond de mon cœur, je sais que vous méritez mieux. Un homme. Une femme sur laquelle vous pouvez compter. Sur laquelle vos enfants peuvent également s'appuyer. Il y a trop de choses que vous ne savez pas à mon sujet.
— Elles n'ont pas d'importance.
— Comment pouvez-vous dire cela ?
— Parce que je me connais. »

La jeune femme brune ne mentait pas. Elle avait eu un coup de foudre pour Daniel. Après le décès de celui-ci, elle avait pensé qu'elle n'éprouverait plus jamais ce sentiment, au point de ne pas l'avoir reconnu lorsqu'elle avait vu la jeune femme blonde pour la première fois. Mais elle le reconnaissait maintenant. Elle aimait Emma. Non seulement celle qu'elle connaissait, mais celle qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer, tout comme celle qu'elle deviendrait. Elle fit un pas vers la blonde, puis un autre, très lentement.

— « Regina... Cela n'est pas possible.
— Ces choses n'ont pas d'importance, Emma. Je vous l'ai dit. »

Toutes deux restèrent immobiles. Emma soupira. Ses yeux d'émeraude affrontèrent l'ébène calme et chaleureux de la commerçante. Celle-ci, telle un roc au milieu d'une tempête, ne bougeait pas. La blonde comprit soudainement que ses frayeurs s'avéraient injustifiées. Elle ne pouvait renier son passé, mais elle devait croire qu'elle y échapperait. Regina lui donnait cet espoir car celle-ci l'aimait et l'aimerait toujours. « Un amour réciproque, réalisa-t-elle subitement. Un amour qu'elle voulait vivre plus que tout. »

La négociante, comme si elle avait suivi les tergiversations de l'orpheline, posa enfin la main sur la hanche de cette dernière, l'attira contre son corps sans pour autant la forcer. Elle sentit sa compagne s'abandonner à son étreinte. Une joie profonde l'envahit.

Leurs corps ne firent plus qu'un. La veuve déplaça sa main vers les cheveux dorés, les caressa tendrement, regarda, émerveillée, la serveuse fermer les yeux, avant de clore également les siens. La jeune femme blonde se sentit trembler dans les bras de la brune. Jamais personne, à l'inverse de ce qu'elle avait connu auparavant, n'avait fait preuve d'autant de douceur à son égard. Elle se blottit plus encore, luttant contre les larmes de bonheur qui montaient, jusqu'à ce qu'elles jaillissent lentement. « Voilà ce que l'on éprouve lorsque quelqu'un vous aime vraiment », pensa-t-elle avec surprise.

La brune resserra délicatement son étreinte, effleurant la chevelure d'or de mouvements rassurants, tentant d'apaiser les émotions à fleur de peau de sa compagne, refusant de la brusquer. Elle attendit calmement, poursuivant ses frôlements, jusqu'à ce que la jeune femme blonde se mette à son tour à l'enserrer.

Elles se regardèrent un moment avant de rapprocher leurs visages, de sceller légèrement leurs lèvres. Ce fut une découverte pleine de douceur. Elles fermèrent les yeux, se délectèrent de sensations inconnues. Leurs corps enlacés, elles s'embrassèrent longuement mais délicatement, comme deux adolescentes échangeant leur premier baiser, Emma cédant totalement aux lèvres pulpeuses de Regina, qui n'essaya nullement de la forcer ou d'entrouvrir sa bouche et qui ne cessa pas ses tendres caresses.

Peu à peu, alors que l'ancienne militaire promenait doucement ses doigts sur la peau des bras de l'orpheline, celle-ci sentit une chaleur intense parcourir son corps. Comme la serveuse n'avait jamais éprouvé de véritable désir, elle ne sut sur l'instant qu'en penser. L'étrange chaleur se transforma en petites étoiles pleines de vie, qui envahissaient son corps avec douceur, effaçant les tensions qui y régnaient, brisant sans à-coups les barrières qui l'enchaînaient.

Était-ce cela aimer et être aimée ? Elle n'en était pas certaine, mais il lui sembla que oui. Elle comprit soudainement qu'elle devait dire la vérité, ou tout du moins le plus qu'elle le pourrait, à cette femme qui lui donnait tant. Avec regret, elle se détacha doucement du corps si soyeux, en prit la main, les entraîna vers l'obscurité des rocking-chairs. Le temps de la vérité était venu. Le temps de dévoiler ses fêlures et ses secrets.

La jeune femme blonde, avant de s'asseoir près de la brune, avait sorti et donné deux plaids moelleux. La lune les éclairait quelque peu. La barmaid sentit sa compagne la regarder attentivement, sans tenter pour autant de faire un geste de rapprochement.

— « Je ne peux être avec toi pour l'instant. J'aimerais l'être, mais je ne le puis point, commença la barmaid, sans réaliser qu'elle avait utilisé le tutoiement. Je ne souhaite pas te décevoir, mais c'est ainsi.
— Il est impossible que tu me déçoives, Emma. Nous avons passé une merveilleuse soirée. Néanmoins, toi, comme moi, ne sommes pas prêtes. Toi, pour des raisons qui te sont propres. Moi, parce qu'il m'ait encore difficile de réaliser que j'aime quelqu'un d'autre que Daniel. Laissons la vie faire son office. Nous connaissons nos sentiments. Nous devinons où ils nous mènent. Prenons le temps de les vivre sereinement. »

Encore une fois, la veuve surprit l'orpheline. Non seulement parce que celle-ci avait employé le tutoiement, mais parce qu'elle semblait parfaitement la comprendre, parce qu'encore une fois elle savait lui donner confiance.
— « Il y a quelque chose, néanmoins, que tu dois connaître à mon sujet, poursuivit la jeune femme aux cheveux dorés.
— Je peux tout entendre.
— Je suis mariée. Voilà pourquoi je ne puis passer la nuit avec toi, tout comme je ne pourrai jamais t'épouser.
— Car tu restes loyale à tes engagements.
— Si je suis ici, c'est bien parce que je suis certaine de ne plus vouloir l'être. Le problème n'est pas vraiment là.
— Je serai là lorsque tu seras prête. Je t'attendrai. » Regina effleura la main d'Emma. « Je t'aime, Emma. Tu n'es peut-être pas prête à prononcer ces mots, et peut-être ne le seras-tu jamais, mais cela ne change rien à ce que j'éprouve pour toi. L'amour est trop rare pour être fui.
— Je sais.
— Je ne te demande rien. Ta présence me suffit. Je ne veux pas que tu te sentes forcée de parler.
— J'y tiens. Quelques soient les choses qui se passent ou se passeront entre toi et moi, tu dois connaitre une histoire... La mienne. »

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