Chapitres 10

Les jours suivants se déroulèrent sans qu'aucun événement ne vienne les troubler, ce qui les fit paraître encore plus longs aux yeux de la jeune veuve. Elle n'avait pas reparlé à la serveuse depuis le samedi soir, lorsqu'après la plage elles s'étaient quittées. Rien d'étonnant en l'occurrence, puisque la commerçante savait que la jeune femme travaillait beaucoup cette semaine. Cela ne l'empêcha pas, cependant, de sortir plus d'une fois de son magasin afin de scruter la rue, vaguement déçue de ne pas y voir la barmaid.

Regina n'imagina pas, toutefois, qu'elle avait ébloui Emma au point que cette dernière ne puisse résister à l'envie de passer à l'épicerie. La négociante s'étonnait, pourtant, de son enthousiasme quasi adolescent à la perspective de revoir la timide blonde, même si celle-ci n'éprouvait sans doute pas de semblables sentiments. La brune revoyait sur la plage les longues boucles dorées flottant dans la brise, le visage aux traits délicats, les yeux qui semblaient sans cesse changer de couleur. La serveuse, à mesure que la journée s'était écoulée, avait fini par se détendre, comme si cette sortie à la mer avait plus ou moins entamé sa résistance. Car il y avait en elle une résistance, une barrière que la jeune femme mettait entre elle et les autres, une barrière que la veuve ressentait et qu'elle respectait, bien qu'elle ne s'expliquât pas vraiment pourquoi cette protection était nécessaire à la barmaid. Elle faisait, certes, des suppositions, des suppositions basées sur son expérience dans l'armée, basées sur les récits de certaines recrues qu'elle avait aidées.

C'était pourquoi la jeune femme aux cheveux d'ébène s'interrogeait autant sur l'histoire personnelle de la serveuse, que sur les choses légères qu'elle ignorait à son sujet. Elle tentait, par exemple, d'imaginer le genre de musique que celle-ci aimait, ce qui occupait ses pensées le matin au réveil, si elle dormait sur le dos ou sur le côté, si elle avait une préférence pour les bains ou les douches. Plus la commerçante y songeait, plus cela aiguisait sa curiosité, telle une douce obsession. Elle souhaitait gagner la confiance de la si discrète blonde à propos de tout, de son passé en particulier, dont elle était certaine qu'il lui permettrait de comprendre toutes ces barrières que la jeune femme à la chevelure d'or plaçait autour d'elle, car il y avait en Regina un profond désir de la protéger.

Le jeudi, l'ancienne militaire envisagea de faire un saut chez la barmaid. Elle en avait envie. Elle alla jusqu'à prendre ses clés de voiture. Avant de se raviser, ignorant de ce qu'elle pourrait dire une fois sur place, ignorant ce que serait la réaction de la blonde. Cette dernière sourirait-elle ? Inviterait-elle la brune à entrer ? À moins qu'elle ne ressente la visite comme une agression ? « Tout cela est bien compliqué, pensa la veuve. Emma demeure une énigme. Il y a trop de blessures en elle. Je dois la laisser faire le mouvement suivant car ne pas la forcer est le seul moyen d'obtenir sa confiance. Je ne veux pas qu'elle se sente mal à l'aise avec moi. Au contraire. »

La serveuse, de son côté, admit bientôt que le vélo était une vraie bénédiction. Il lui offrait une liberté dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Elle pouvait notamment, les jours où elle travaillait midi et soir, rentrer entre les deux services plus rapidement chez elle, ce qui lui permettait de se reposer. Elle ne se privait plus, de sus, d'explorer la ville. Elle put ainsi se rendre plus souvent à la bibliothèque, où elle flânait des heures entières dans les rayons, avant de choisir un livre.

Le jeudi, alors qu'elle lisait, Emma se surprit songeant à Regina, réalisant soudainement que ce n'était pas la première fois. Elle avait pensé, lorsque celle-ci lui avait offert la bicyclette, que la veuve, malgré ses convaincantes explications, voulait l'acheter, l'emprisonner. Elle réalisait depuis toute la liberté qu'autorisait le deux-roues. Aussi comprenait-elle que la commerçante avait non seulement fait preuve de générosité et de gentillesse, mais qu'elle lui avait également donné un moyen de s'épanouir. Que l'ancienne militaire accorde à l'orpheline un moyen d'être libre, de mieux devenir, et ce sans rien exiger en retour, ne cessait de troubler la jeune femme blonde. Seules deux autres personnes lui avaient offert la même possibilité, et l'une d'elles était morte. Le fait était que la barmaid ne savait pas ce qu'elle devait penser de ce comportement que la négociante avait eu vis-à-vis d'elle. Ce qui la perturbait au plus haut point, d'autant plus que la journée à la plage n'avait rien arrangé, la perturbant encore plus, même si elle se refusait à se l'avouer.

La serveuse réalisa alors que la jeune femme brune lui rappelait Lily, son ex copine. Elles s'étaient rencontrées au lycée. Toutes deux vivaient en famille d'accueil, ne connaissaient pas leurs parents biologiques. Ce passé commun les avait rapprochées. La blonde se remémorait les dimanches matins passés en sa compagnie sur les marches d'une terrasse. Il y avait une sorte de sérénité entre elles, ainsi que quelque chose qui ne cessait de la déranger, qu'elle n'arrivait pas à identifier, et qu'elle avait décidé d'ignorer. Un jour, alors que la nuit tombait, elles s'étaient embrassées. Les baisers les avaient conduites à découvrir, au fil de leurs années de lycée, d'autres jeux. Elles avaient rompu lorsqu'Emma l'avait trouvée en train de bécoter une autre jeune fille. La barmaid avait mis très longtemps avant de passer à d'autre chose. Des années plus tard, elle avait rencontré Neal, qui l'avait séduite par sa gentillesse, avec lequel elle s'était mariée et qui était devenu son pire cauchemar. Un cauchemar hélas bien réel.

L'orpheline s'apercevait qu'il y avait la même sérénité entre elle et Regina, la même sérénité que celle qu'il y avait eu entre Lily et l'adolescente qu'elle avait été, sans qu'existe pour autant cette gêne qu'Emma n'avait toujours pas identifiée. L'ancienne militaire l'acceptait telle qu'elle était, sans poser de questions, sans exiger d'impossibles choses. Le vélo montrait bien que la veuve n'avait nullement cherché à l'enfermer, lui donnant, au contraire, le moyen d'être plus autonome. Pourquoi la commerçante avait-elle fait cela ? La réponse inquiétait la serveuse car, sans qu'elle sache au juste à quel moment cela s'était produit, elle avait conscience de son attirance pour la jeune femme brune. Ses sentiments n'en demeuraient pas moins complexes. Les seules fois où ses émotions l'avaient tant troublée, où elle avait baissé sa garde afin de laisser quelqu'un l'approcher, ces seules fois ne lui avaient apporté que souffrances et douleurs. L'une s'appelait Lily. L'autre, Neal.

La jeune femme blonde s'escrimait donc à garder ses distances. Néanmoins, chaque fois qu'elle voyait la négociante, un élément semblait les attirer l'une vers l'autre. Comme le jour où Henry était tombé à l'eau et qu'elle était restée auprès d'Alice. Ou, plus récemment, lorsque la petite fille l'avait suppliée de les accompagner à la plage. Pour le moment, Emma avait eu suffisamment de contrôle pour cacher ses émotions. C'était là tout le problème : plus elle passait du temps avec la belle brune, plus elle avait le sentiment que celle-ci la comprenait bien plus qu'elle ne le laissait paraître. Cela effrayait l'orpheline. Elle se sentait désarmée, vulnérable. Or, elle ne voulait plus jamais être faible.

C'était en partie la raison pour laquelle elle avait évité de se rendre à l'épicerie toute cette semaine. Il lui fallait une trêve pour réfléchir, pour décider. Elle songeait autant à ce qu'elles avaient toutes deux échangé ces derniers mois, regards, gestes et mots, qu'à la manière dont Alice prenait la main de sa mère, à la confiance absolue que la petite fille mettait dans ce simple geste. La jeune femme blonde revoyait la veuve plonger sans aucune hésitation pour sauver son fils, la façon dont Henri s'était blotti dans les bras de la brune lorsqu'ils étaient sortis de l'eau. Elle ne savait peut-être pas ce que signifiait le comportement de Regina vis-à-vis d'elle, mais il y avait une chose dont elle était certaine : les petits avaient une foi totale en leur mère, s'abandonnant entièrement contre elle sans aucun doute, avec un naturel que seuls les nourrissons peuvent éprouver.

Que les enfants, particulièrement Henri qui approchait de la dizaine d'années, puissent encore se sentir autant en sécurité avec leur génitrice, prouvait que la jeune femme aux cheveux d'ébène ne les avait jamais maltraités. L'orpheline avait suffisamment vu et vécu de sévices pour savoir en reconnaître les traces en toute certitude. La commerçante, de surcroît, avait du respect pour eux : elle les protégeait sans pour autant les étouffer. Après l'incident du lac, celle-ci avait trouvé un moyen pour que le jeune garçon puisse continuer de pêcher sans se retrouver en danger. L'orpheline était restée sidérée lorsqu'elle avait vu le gilet de sauvetage, tout comme elle avait été fort surprise que la veuve n'ait pas giflé son fils après l'avoir sorti de l'eau. Mais la militaire avait trouvé une solution pour concilier et ses peurs, et son désir de laisser son ainé s'épanouir.

Aussi Emma, bien qu'elle ne puisse prétendre bien la connaître, sentait d'instinct que Regina était honorable. Mais la blonde hésitait toujours. Était-il encore possible de faire confiance lorsque l'on était devenu adulte ? Pouvait-elle à nouveau accorder sa confiance ou ne serait-ce qu'une trahison de plus ? La jeune femme brune avait toujours répondu à ses questions sans aucune hésitation, n'avait pas cherché à rompre les barrières que l'orpheline lui imposait, ne la forçait pas à donner des réponses qu'elle n'avait pas envie d'offrir. Il lui semblait que, quelles que soient les confidences qu'elle lui ferait, cette dernière la soutiendrait sans la juger. Simplement parce que celle-ci le faisait déjà. Pas seulement en lui offrant un vélo, mais également en commandant des haricots, en lui glissant d'autres légumes, en la raccompagnant en voiture lorsqu'il pleuvait. En n'harcelant pas la serveuse lorsque celle-ci lui infligeait, comme actuellement, une distance ou une séparation. La veuve, au contraire, s'adaptait au rythme si lent de la barmaid.

Ce fut un choc, pour Emma, de comprendre que Regina la respectait. Qu'elle avait confiance en l'orpheline sans attrait. Comme lorsqu'elle avait vu dans ses yeux la chute d'Henri dans le lac : la veuve avait foncé sans même jeter un coup d'œil vers l'écran. N'aurait-elle pas dû vérifier ? Mais elle avait eu suffisamment confiance pour ne pas le faire.
Pourtant la blonde hésitait toujours. Son trouble la poussait et l'éloignait de la commerçante, tel le ressac. Il lui semblait que, si elle connaissait davantage l'ancienne militaire, elle se sentirait plus rassurée, moins en danger, moins vulnérable. Elle ne voulait pas seulement que celle-ci la comprenne, elle voulait que ce soit réciproque, ne serait-ce que parce qu'elle éprouvait l'étrange sensation que la commerçante appartenait à ce type de femme dont Emma pourrait, malgré elle, tomber amoureuse. Et sans doute l'était-elle même déjà.

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