Chapitre 15

Dès que le pas lourd du policier retentit sur les marches du seuil, elle se précipita vers le vieux cagibi où il l'avait enfermée à maintes reprises et dont elle avait eu le temps d'explorer tous les recoins. Elle en fit sauter une planche d'où elle sortit un vieux sac à dos, qui avait dû appartenir à Neal dans sa jeunesse. En plus de celui-ci, elle avait caché là, en prévision de sa fuite, quelques vieux vêtements de Neal. Trois jeans, trois sweat-shirts, des tee-shirts, des sous-vêtements. Que des habits de mec. Plusieurs paires de chaussettes, une brosse à dents, du dentifrice. Un bonnet. Et un couteau. Elle y avait également caché un vieux coussin ainsi que de vieilles ceintures.

Il y avait encore un blouson de ski noir, que Neal avait un jour jeté au début de leur mariage et qu'elle avait récupéré dans la poubelle alors qu'il répondait au téléphone. Il était parfaitement neuf, aussi n'avait-elle pas compris pourquoi un tel radin s'en était débarrassé. Le vêtement, de plus, lui rappelait une doudoune que Marco avait prévu de donner. C'était ce souvenir qui l'avait poussée, malgré le risque d'être surprise, à fouiller dans la poubelle afin d'y prendre hâtivement l'anorak pour le cacher sous l'évier. L'ébéniste la lui avait montrée afin d'avoir son opinion. Elle ne l'avait pas retrouvée dans ses affaires, avait simplement pensé que son patron tant aimé avait eu le temps, avant son décès, de l'offrir à la personne à qui il la destinait. Elle était simplement heureuse qu'il ait eu le temps de faire ce cadeau.

Elle sortit d'une des poches ce qui était son plus grand secret. Une carte d'identité au nom d'« Emma Swan ». Le document avait été une surprise indicible. Un mois peut-être après l'enterrement de Marco, elle avait reçu une convocation à la mairie. On lui avait expliqué qu'à la suite de son adoption par Monsieur Marco Swan, son nom de famille avait changé : elle ne s'appelait plus « Emma Nolan » mais « Emma Swan ». Elle était ici pour que lui soient remis ses nouveaux papiers officiels. Arrivée chez elle, elle n'avait pu que pleurer longuement. Marco ne lui ayant jamais parlé de cette démarche, elle ignorait totalement qu'il l'avait adoptée. Mais cela expliquait pourquoi quelques temps avant sa mort une assistante sociale assez farfelue du nom de Tink était venue passer une journée à l'ébénisterie. À l'époque, elle n'avait pas encore dix-huit ans : les services sociaux étaient donc les seuls habilités à valider son adoption. Elle comprenait mieux maintenant certaines questions de la femme, certaines attitudes de son patron. Elle n'avait jamais parlé à quiconque de ce fait, et s'était finalement mariée sous le nom de Nolan, nom qui lui avait été attribué à l'orphelinat. Avec le décès si douloureux de Marco, « Emma Swan » n'avait jamais eu la chance d'exister. Peut-être était-il temps de la faire enfin naître. Et même si Marco n'était plus là, penser qu'il avait été son père sans qu'elle s'en doutât lui procurait une joie sourde.

Elle regarda longuement une enveloppe qui était accolée à ses véritables papiers d'identité. Elle venait du notaire de l'ébéniste. La jeune femme blonde, lorsqu'elle l'avait reçue, avait été incapable de l'ouvrir. Elle la rangea soigneusement. Elle espérait trouver un jour, peut-être, le courage d'en lire le contenu.

Lorsque Neal l'avait violentée la première fois, lorsqu'il l'avait abandonnée pleine de sang et de contusions, la laissant toute une journée menottée aux barreaux du lit conjugal, une journée qui avait finalement duré deux terribles années, elle avait compris que ce mariage ne serait pas aussi heureux qu'elle l'avait espéré. Un mystérieux instinct l'avait alors poussée à sortir les documents de sa trousse de toilette, unique objet personnel qu'il lui avait laissé car, avait-il dit, c'était un truc de gonzesse. Le même instinct l'avait conduite, quelques mois auparavant, à cacher les documents dans son mince trousseau. Elle les avait sortis de leur cachette, s'était tortillée dans tous les sens, se blessant même les poignets, pour glisser, entre le mur et le cadre du lit, l'enveloppe les protégeant.

Ils y étaient restés jusqu'à ce que le détective décidât qu'elle pouvait, pendant qu'il était à son travail, être libre de ses mouvements. Elle avait enfin pu chercher un refuge plus sûr, et ce cagibi, où il ne pénétrait jamais bien qu'il aimât tant l'y enfermer pour la punir, lui avait paru un excellent endroit. Elle avait soigneusement décloué deux lames du vieux parquet, sous lesquelles elle avait rangé les documents, avant de repositionner les planches. Au fil du temps, elle avait peu à peu décloué l'ensemble du sol, y dissimulant petit à petit les objets nécessaires à sa fuite.

Secouant la tête pour chasser sa mélancolie, elle ôta hâtivement les fringues abjectes que le policier la forçait à porter, pour passer immédiatement le pantalon. Elle fut heureuse de constater qu'il était un peu trop grand pour elle, permettant à ses fesses et à son anus douloureux de ne pas être serrés. Elle se sentit revivre. Plus jamais elle ne porterait de robes ou de jupes. Elle prit ensuite le coussin qu'elle sangla autour de sa taille. Elle devait trouver un moyen de l'attacher sans que cela soit visible.

Il lui fallut maints essais. Elle testa même les bretelles de Neal, jusqu'à ce qu'elle réalise que le plus simple était d'utiliser simultanément une ceinture et des écharpes. Elle pouvait dorénavant ressembler à une jeune femme enceinte, mais pas trop. Assez fière d'elle, elle réalisa soudainement qu'il ne fallait pas qu'elle rate l'un des appels du policier. Elle se rendit dans la cuisine, sortit de sous l'évier le téléphone prépayé, ainsi que les clefs. Elle attrapa un sac poubelle, sans pour autant lâcher le portable et le trousseau, avant d'aller dans la salle de bain.

Une fois arrivée, elle ôta le pantalon et le cousin. À présent qu'elle était nue, elle se contempla dans le miroir. Ses doigts effleurèrent les ecchymoses sous sa poitrine et sur ses poignets. Elles étaient fraîches, datant du matin, lorsqu'elle l'avait laissé la violer. Au fil du temps, il était devenu moins prudent, comme s'il était fier des marques qu'il lui infligeait. De longs cernes noirs entouraient ses yeux, qui paraissaient enfoncés dans leurs orbites. Il lui sembla n'avoir jamais été aussi livide. Une rage mêlée de tristesse l'envahit. Elle prit des ciseaux et se mit à couper sa longue chevelure. Vingt centimètres de mèches blondes furent jetés dans le sac poubelle. Elle tailla ses cheveux encore plus courts, de manière à obtenir une silhouette masculine. Il ne faudrait pas y regarder de trop près, mais cela ferait parfaitement l'affaire lorsqu'on la verrait de loin.

Elle s'observa encore une fois dans la glace. Sans qu'elle comprit comment, de longues larmes se mirent à couler sur son visage. Elle se laissa tomber sur le sol, tentant de retrouver un semblant de calme. Il lui vint à l'esprit qu'elle pourrait écrire un mot à Neal, afin qu'il sache pourquoi elle ne reviendrait jamais. Mais c'était absurde. Qu'aurait-elle pu lui dire ? Qu'elle le trouvait gentil, plutôt beau, et qu'elle était prête à l'aimer ? Prête à faire que ce mariage soit heureux et qu'il avait tout gâché en la battant jusqu'à ce qu'elle en vomisse, qu'il avait tout détruit en la violant jusqu'à la faire saigner, en buvant comme un trou afin de pouvoir, encore et encore, la tabasser pour mieux la prendre de force ? Qu'elle l'avait cru lorsqu'il lui avait promis qu'il ne lèverait plus la main sur elle pour recommencer dès le lendemain ?

Mais dès le début elle l'avait trompé : elle ne s'était pas mariée parce qu'elle l'aimait et c'était sans doute ce qui expliquait la rage de l'homme. Ô il lui avait plu, c'était indéniable. Mais ce qu'elle avait surtout voulu, c'était oublier la mort de Marco. Elle avait pensé, — stupidement devait-elle reconnaître —, que ce mariage le lui permettrait. C'était pour cela qu'elle était prête à aimer ce policier qui lui paraissait si gentil et qui, parfois, pendant quelques minutes, avait réussi à lui faire oublier la mort d'un ébéniste entre deux âges qui lui avait tant donné.

Elle se leva péniblement. Elle devait cesser de traîner car le policier ne tarderait pas à l'appeler. Or, elle avait prévu de partir juste après son coup de fil. Elle passa de l'eau glacée sur son visage, attrapa sa brosse à dents, du dentifrice. Elle fouilla dans les réserves afin de récupérer diverses affaires de toilette neuves. Ce serait toujours cela qu'elle n'aurait pas à acheter. Elle prit également tous les médicaments dont elle avait besoin pour guérir ses blessures, emportant sans hésiter la totalité des réserves.

Elle se soigna, encore une fois. Comme elle put le constater sur la serviette hygiénique qu'elle avait mise après avoir constaté les saignements de son anus, ceux-ci n'avaient toujours pas cessé. Elle décida de ne pas s'en préoccuper. Ce n'était la première fois, bien qu'elle espérât que ce fût la dernière. Elle devrait néanmoins trouver un moyen de ranger dans ses poches des serviettes hygiéniques supplémentaires, ce qu'elle n'avait pas prévu. Elle soupira, afin de se reprendre. Elle ne devait pas perdre de temps. Elle enfila chaussettes, jean, bottes, attacha soigneusement le coussin, revêtit sous-pull, chemise et pull. Elle s'observa dans la glace. Elle souhaita bien du courage à celui qui tenterait de la reconnaître.

Elle attrapa rapidement le téléphone. D'ici une bonne heure, Neal allait l'appeler. Il lui fallait maintenant s'entraîner à changer rapidement de tenue, le tout en faisant comme s'il n'y avait pas de miroir dans laquelle se regarder pour ajuster son faux-ventre. Elle enleva rapidement les vêtements qu'elle portait sur le torse, ôta rapidement le coussin, le remit. Le fait que le jean soit légèrement trop large pour elle facilita grandement les choses. Elle recommença plusieurs fois l'opération jusqu'à ce qu'elle fut capable d'effectuer sa transformation en moins de dix minutes. Elle se remit alors devant la glace, se mit à marcher les pieds légèrement en canard, comme le ferait une femme enceinte, fière de ne pas paraître ridicule.

Elle s'appliqua ensuite à ranger le blouson et le coussin dans le sac à dos afin qu'elle n'eût que quelques gestes à faire pour les sortir. Elle avait auparavant glissé dans la poche intérieure de la doudoune deux tubes de la crème cicatrisante qu'elle utilisait pour son anus blessé : cela lui éviterait d'avoir à fouiller dans ses affaires lorsqu'elle se trouverait en public. Elle y ajouta autant de serviettes hygiéniques qu'elle put y glisser.

Après avoir vérifié que la salle de bain était bien propre et qu'aucun de ses cheveux n'y traînait, elle attrapa la poubelle avec sa chevelure coupée. Il ne fallait surtout pas qu'elle l'oubliât. Ce point crucial était l'un de ceux qu'elle avait au début négligé lorsqu'elle avait mis au point son plan pour disparaître. Elle se rendit ensuite dans la cuisine afin de préparer divers sandwiches, qu'elle prévoyait d'emporter afin d'économiser au maximum. Elle les rangea soigneusement dans les poches latérales du sac à dos. Elle sortit d'une d'entre elles ce qui était son trésor le plus précieux : une sorte de bourse faite à la main, contenant l'argent qu'elle avait réussi à dérober au fil des années. Cent dollars. Beaucoup de petites pièces, mais elle les échangerait dès que possible.

La sonnerie abrupte du portable la fit violemment sursauter. Elle mit le porte-monnaie dans sa poche de pantalon, pour qu'on ne puisse la lui voler, et décrocha. Le jeune homme l'agressa immédiatement :
— « Pourquoi as-tu pris autant de temps avant de répondre ?
— Je dormais, Neal. Tu m'as réveillée. »

Emma remercia intérieurement les répétitions rigoureuses auxquelles elle s'était soumise pour connaître par cœur chaque des étapes, chacune des répliques qu'elle avait préparées pour ne jamais être prise en défaut par son violeur.

— « Oh ! Écoute, chérie. Il y a eu un vol lors d'un apéritif dinatoire à la mairie, alors je ne pourrais pas te téléphoner comme convenu.
— Sois prudent, mon amour.
— Ne t'inquiète pas. Retourne dormir. J'essaierai de t'appeler tôt demain. »

Il raccrocha brusquement. Emma crut que son cœur allait exploser de joie. Un coup de chance. Il allait avoir le maire sur le dos toute la nuit, si ce n'était plus. Elle savait qu'il ne pouvait rien refuser au premier édile de la ville. Elle en avait suffisamment payé le prix car il rentrait toujours dans une rage immense, une rage dont elle faisait systématiquement les frais.

Elle ferma précautionneusement le sac à dos, ainsi que celui de la poubelle. Elle glissa le tout dans un immense sacotin noir. Il s'agissait de ceux que la ville distribuait et qui devaient servir pour les éboueurs. Elle avait calculé qu'il s'agissait du seul moyen pour que Neal n'eût aucune idée de ce qu'elle emportait au cas où celui-ci accéderait à des images d'elle quittant la maison. Elle se dirigea vers son placard, sortit le très long manteau de laine qui couvrait ses jambes : nul ne saurait ainsi si elle portait une jupe ou un pantalon. Elle laissa les lumières du salon allumées afin que le policier ne comprît sa disparition qu'une fois entré à l'intérieur. Lorsqu'il l'appellerait à tue-tête lors de son retour du travail, elle ne serait plus là.

Elle se remémora les diverses ruelles qu'elle devait prendre pour atteindre le terminal central des bus. Boston possédait plusieurs terminaux, mais elle avait choisi celui qui desservait le plus de destinations. Contrairement à la logique, elle ne prévoyait pas de se rendre à New-York. S'il y avait une chose qu'elle avait apprise sur les grandes villes, c'était qu'elles contenaient trop de caméras, ce qu'elle considérait comme une véritable insulte à la notion de « vie privée ». Elle voulait au contraire se diriger vers de petites villes, où il y avait beaucoup moins de caméras. Certes, les gens y étaient plus curieux, plus promptes à repérer un étranger, mais ils se méfiaient généralement des policiers qui n'étaient pas du coin, aussi était-elle raisonnablement certaine que même si quelqu'un se souvenait d'elle, il y avait peu de chances que l'information soit transmise à Neal, si jamais il décidait de jouer les enquêteurs de la grande ville.

Elle sortit de la maison sous l'identité d'Emma Nolan. En passant devant la poubelle des voisins, qu'elle ne connaissait évidemment pas, elle prit un malin plaisir à jeter le téléphone que Neal lui avait offert afin de toujours pouvoir la joindre. Elle savait qu'il contenait un GPS intégré et l'idée qu'il put être emporté au fin fond d'une décharge la fit sourire. Elle imagina Neal fouillant dans les ordures alors qu'il ne supportait pas le moindre grain de poussière.

Elle n'avait pas prévu, à la base, de jeter le portable. Il devait rester dans la cuisine afin que le policier crût qu'elle était toujours à la maison, au cas où il lui prendrait l'idée de vérifier où elle se trouvait. Il lui avait déjà fait le coup. Elle était en train de passer l'aspirateur et ne l'avait pas entendu sonner. Lorsqu'il était rentré, il l'avait battue violemment pour n'avoir pas répondu, si violemment qu'il lui avait déboité l'épaule. Il lui avait ensuite expliqué qu'il savait toujours où elle se trouvait. Qu'il avait vérifié. Qu'il lui avait suffi pour cela de passer un coup de fil à l'opérateur, de prétexter une enquête, de donner le numéro d'Emma qu'il connaissait par cœur et de lui demander ensuite d'activer le GPS du portable. Mais sachant qu'il était avec le maire, il n'y avait aucune chance pour que le détective accédât à son téléphone : l'édile avait une sainte horreur des portables. Elle évita les caméras qu'elle avait repérées au fil des années, se dirigeant le plus rapidement possible vers le centre. Cette nouvelle liberté l'étourdissait et la terrifiait simultanément, mais elle savait qu'elle ne devait rien laisser paraître.

Rapidement, elle aperçut un fast-food. Elle fut surprise du nombre de gens à l'intérieur et décida d'y pénétrer, s'arrêtant juste un instant dans un recoin pour ôter le sac à dos du sacotin, sac à dos qu'elle prit soin de porter à la main. Elle comprit qu'un anniversaire y était fêté. Elle eut une pensée saugrenue en se disant que c'était un drôle d'endroit pour une telle célébration. Elle s'engouffra dans les toilettes en même temps qu'un groupe de jeunes filles. Elle pénétra dans l'une des cabines et commença sa transformation. Elle perdit cinq minutes à attendre que les demoiselles fussent sorties. Elle ressemblait dorénavant à une jeune femme enceinte, habillée assez sportivement, portant à l'épaule un sac à dos qui paraissait fort léger maintenant qu'elle en avait ôté le coussin et le blouson. Elle ajouta un bonnet et de fausses lunettes de vue, qui lui transformaient relativement le visage. Lorsqu'elle se regarda dans la glace, elle eut du mal à se reconnaître.

En partant du simulacre de restaurant, elle aperçut, dans une ruelle sombre, l'un de ces containers réservés au recyclage. Après avoir bien vérifié qu'il n'y avait aucune caméra, elle se débarrassa prestement du manteau, ravie que son sac soit encore allégé. Bien qu'elle marchât le plus rapidement possible, il lui fallut presque deux heures pour arriver au terminal, une heure de plus que ce qu'elle avait prévu.

Il était vingt-et-trois heures. Elle constata rapidement que cela n'avait guère n'importance. La gare était pleine de monde et de multiples cars démarraient constamment. Elle chercha ceux de la compagnie Megabus, réputée pour ses faibles tarifs. Il lui fallait maintenant trouver quelqu'un avec qui voyager. Elle savait que Neal ne s'attendrait pas à ce qu'elle soit accompagnée. Elle mit peu de temps, finalement, à repérer une vieille dame tranquillement assise sur le banc d'un arrêt. Elle se dirigea vers elle, rassurée. Les personnes âgées avaient toujours été gentilles avec elle. C'était donc les seuls êtres humains vis-à-vis desquels elle ne se sentait pas en danger.

Elle s'assit à ses côtés, se demandant avec un pincement de cœur ce que cela faisait d'avoir une grand-mère. Elle observa sa voisine, qui lui fit immédiatement penser à Miss Marple. Celle-ci était fine, avec des yeux bleus pétillants d'intelligence et de vie, ainsi que des cheveux gris froufroutant.
— « Bonsoir », dit-elle poliment, sans pouvoir cependant cacher sa timidité naturelle.

La vieille dame l'observa attentivement avant de lui sourire.
— « Bonsoir, lui répondit-elle. Allez-vous également à Ansonia ? Le car doit partir dans vingt-cinq minutes. »

Ansonia était une cité du Connecticut, au sud de Boston, et cette destination lui convenait tout autant qu'une autre.
— « Oui, souffla-t-elle. Savez-vous à quelle heure nous arriverons ?
— Si vous souhaitez arriver vite, il faut prendre celui qui démarre dans dix minutes. Celui-ci arrive demain matin : il passe par les petites routes.
— J'aime bien les petites routes. Je me rends de plus chez des amis. Je me vois donc mal débarquer au milieu de la nuit. »

C'était l'histoire qu'elle avait inventée pour justifier qu'elle voyageât. Elle avait dû faire un effort pour la confier, car elle n'avait guère l'habitude de parler, mais elle savait qu'elle paraîtrait moins suspecte ainsi. Elle se laissa bercer par les bavardages de la femme, acquiesçant lorsqu'il le fallait, oubliant même la douleur de son anus que la position assise réveillait. Qu'elle soit enceinte avait rapidement amadoué la vieille dame. Tout chez cette dernière indiquait qu'elle n'avait que peu d'argent, mais qu'elle avait eu une bonne éducation. Quelque chose dans son maintien.

La jeune femme blonde aida la charmante aristocrate aux cheveux gris à monter dans le car, comme elle supposait que le ferait une petite-fille attentionnée. Elle s'assit à ses côtés. Il y avait beaucoup de couples, ce qui l'étonna quelque peu. Mais la vieille lady lui expliqua que le bus longeait quelques endroits sympathiques où beaucoup aimaient fêter la Saint-Valentin. Le fait que cette dernière soit très bavarde ne dérangeait pas Emma. Étonnamment, cela la rassurait. Cela donnait de surcroît l'impression qu'elles se connaissaient depuis longtemps, ce qui convenait parfaitement à la jeune femme blonde. Elle réussit même à dormir un peu. Elle n'oublia pas également d'aller plusieurs fois aux toilettes, comme le ferait une femme véritablement enceinte, en profitant à chaque fois pour se soigner et changer la serviette hygiénique, puisque le sang continuait de s'écouler de son anus, mais moins qu'avant lui sembla-t-il, ce qui la rassura. Elle n'oublia non plus d'aider sa voisine lorsque celle-ci souhaitait s'y rendre.

Elle aurait aimé se confier à cette si sympathique dame aux cheveux gris. Lui dire qu'elle s'enfuyait parce que son mari la battait, qu'elle ne pouvait prévenir la police car celui-ci en faisait partie. Mais elle ne dit rien. Tout avait cessé d'exister depuis qu'elle était dans ce bus. Elle ne pouvait demander de l'aide à personne. Elle était seule, ne possédant rien d'autre que les affaires qu'elle transportait. À mesure que les villes défilaient, elle sentait l'air froid sur la vitre. La neige continuait de tomber.

Elles arrivèrent vers huit heures du matin. Là encore, Emma aida la vieille femme, tout en lui portant ses bagages. Elles partirent vers la périphérie d'Ansonia, discutant comme si elles étaient de la même famille. La jeune femme blonde vérifia discrètement que le chauffeur de bus les avait bien vues s'éloigner ensemble.

Elle accompagna finalement la vieille dame jusqu'à chez elle. Le trajet en car, plus long que prévu à cause de la neige, les avait rapprochées. Reprenant l'histoire des amis chez qui elle devait passer quelques jours, elle affirma préférer attendre qu'ils soient réveillés pour arriver chez eux. Elle porta la valise de Granny, — car c'était ainsi qu'elle appelait en son fort intérieur sa compagne de voyage —, l'aida à allumer les différents radiateurs de la bâtisse. Elle accepta un chocolat chaud. Elle eût préféré un café, mais les femmes enceintes n'en boivent pas, n'est-ce pas ?

Elle confia alors qu'elle avait réalisé avoir oublié certains médicaments prescrits par son gynécologue. Elle était consciente que l'on était dimanche mais aurait bien aimé savoir si la femme connaissait une pharmacie ouverte. Cette dernière lui indiqua ce qu'elle qualifia « d'officine à l'ancienne » et qui était tenue par un vieux monsieur. Emma se sentit rassurée lorsqu'elle comprit que la dame aux cheveux gris ne connaissait pas l'apothicaire. Elle avait détesté devoir mentir à cette femme qu'elle sentait habitée par l'honneur et l'honnêteté. Savoir que cette dernière ne découvrirait pas le pot aux roses la rasséréna quelque peu. Certains regards profonds que l'aristocrate lui avait lancés l'avaient emmenée à penser que la vieille lady savait qu'Emma mentait mais qu'elle ne lui en tenait pas rigueur.

Elle partit tranquillement, après avoir longuement remercié sa « grand-mère » d'une nuit. Pendant quelques heures, cette dernière lui avait donné l'impression d'être une jeune femme normale, sans aucun souci, sans aucune peur, sans aucune souffrance. Elle s'assit dans un coin à l'abri des regards pour examiner attentivement le plan de la ville que la vieille lady lui avait offert.

Curieusement Ansonia, célèbre parce qu'un Français y avait inventé le premier vélo étatsunien, était également une ville de l'eau, dont la principale source était la rivière Naugatuck dont les débordements, depuis la grande inondation de 1955, étaient toujours aussi craints. L'orpheline examina attentivement le plan pour trouver son chemin vers la pharmacie.

Elle se dirigea ensuite vers un canal isolé, au bord duquel elle s'assit un moment. Après avoir vérifié qu'elle était bien seule, elle en profita pour ôter son coussin de femme enceinte. Il était temps pour elle de devenir un charmant garçon manqué, se souvenant avec un sourire mélancolique que Marco lui avait un jour dit « qu'un garçon manqué était une fille réussie ». Elle essuya une larme qui s'était échappée de ses paupières. Elle n'avait pas le temps de s'apitoyer sur elle-même.

Elle se lava à même le chenal. Avoir vécu toutes ces années dans une maison glaciale se révélait finalement utile. Elle changea, après s'être soignée, ses sous-vêtements. Il faudrait qu'elle trouve un moyen de les laver, mais ce n'était pas sa priorité pour l'instant. Elle fut heureuse, en revanche, de constater que les saignements de son anus paraissaient diminuer, à défaut de s'arrêter entièrement. Elle se leva, fit disparaître coussin, ceintures et tissus devenus inutiles dans un container à ordures qu'elle avait repéré un peu plus loin. Elle y jeta également le grand sacotin, la fausse paire de lunettes, la serviette hygiénique ensanglantée, ainsi ses cheveux coupés, choisissant de garder le sac poubelle pour y ranger ses affaires sales. Elle reprit sa route, après avoir vérifié une dernière fois le chemin qu'elle devait prendre, évitant toujours les grands axes.

Elle espéra que ce pharmacien n'était pas l'un de ces extrémistes religieux, ou plutôt phallocrate et sexiste, qui refuserait sous des prétextes fallacieux de lui vendre une pilule du lendemain. Elle savait le médicament assez violent mais l'idée d'être réellement enceinte lui était si insupportable qu'elle eût préféré se suicider plutôt que d'être enceinte d'un violeur. Et si elle mourrait, la seule certitude qu'elle avait était que celui-ci l'aurait définitivement détruite.

Elle s'apprêtait à partir en direction de la pharmacie recommandée lorsqu'elle sentit son téléphone vibrer. Elle l'attrapa rapidement, terrifiée à l'idée que Neal suspectât quelque chose. Mais ce n'était qu'un texto. Le policier lui signifiait que son enquête l'occupait totalement et qu'il ne pourrait la joindre comme prévu. Elle soupira de soulagement. Sachant que l'enquêteur était convaincu qu'elle ne savait répondre à un message écrit, — il la prenait vraiment pour une idiote mais il fallait reconnaître qu'elle avait tout fait pour —, elle n'avait pas à concevoir de réponse. Elle s'apprêtait à ranger l'appareil lorsqu'elle en reçut un second. C'était le maire de la ville. Il s'excusait d'avoir dû confisquer le portable de son conjoint mais il était nécessaire que le détective soit concentré sur son enquête.

Emma ne put s'empêcher d'éclater de rire, réalisant alors qu'elle n'avait plus ri depuis des années. Elle adressa en pensée un profond remerciement au vieux monsieur qui les avait mariés. Alors qu'il était réputé pour être un véritable tyran avec ses subordonnés, il avait été étrangement paternel avec elle, lui adressant même des condoléances pour la mort de Marco tout en lui souhaitant que son mariage lui fasse oublier ce deuil. Elle n'avait su d'où l'édile avait obtenu ses informations, sans doute une magouille de Neal. Elle sourit encore à l'idée de la fureur de celui-ci en voyant son portable confisqué, sachant qu'il n'avait rien pu dire tant il désirait être dans les bonnes grâces du maire. Heureusement qu'elle s'était enfuie, car elle savait parfaitement ce qui se serait passé si cela n'avait pas été le cas : il aurait sans aucun doute passé ses deux jours de repos à la violer et à la battre sans discontinuer.

Elle prit soudainement conscience qu'elle n'avait plus besoin du téléphone prépayé et qu'elle pouvait s'en débarrasser immédiatement. Le policier ne pourrait récupérer son appareil-espion qu'à la fin de son service, en l'occurrence le mardi dans la journée. Peut-être plus tard, car le chef de la ville pourrait parfaitement exiger que la police restât à son service jusqu'à ce que l'enquête soit terminée. Elle retourna vers le canal. Elle s'assit sur le sol pour démonter l'appareil. Vérifiant encore une fois qu'elle était bien seule et que nul ne l'observait, elle jeta la puce d'un côté, marcha quelques instants pour balancer la batterie d'un autre, marcha encore pour larguer la coque.

Reprenant lentement son chemin, elle ne sut exactement ce qu'elle ressentait à l'idée que Neal ne pourrait plus la retrouver par l'intermédiaire de cet objet. Une sorte de soulagement peut-être. Très vite cependant, l'angoisse la reprit. Elle n'ignorait pas que son mari était un très bon détective. Après tout, il avait bien appréhendé le meurtrier de Marco, un toxico qui était mort en prison avant même que n'ait lieu le procès. Le policier était de surcroît persévérant puisqu'il lui avait fallu presqu'une année pour trouver l'assassin, preuve qu'il n'avait jamais vraiment abandonné son enquête. C'était pour cela également qu'elle avait pensé qu'il l'aimait. Sur ce point, elle ne s'était pas trompée. Il l'aimait profondément. Fort mal, certes, mais profondément. C'était pourquoi elle savait que son mari n'abandonnerait jamais, qu'il ne cesserait jamais de la chercher jusqu'à ce qu'il la retrouvât. Aussi devait-elle profiter de cette liberté, même si le fait d'être constamment en fuite l'obligerait à n'en profiter que très peu.

Elle fut surprise d'être si vite arrivée.

« Officine » était le mot juste. Située à plus d'une heure de marche de la maison de la vieille lady, la bâtisse calée dans un recoin était toute de vert sombre vêtue. Elle frappa à la porte de derrière, comme le lui avait recommandé la vieille dame. Un pas traînant se fit entendre, jusqu'au déverrouillage de l'entrée, qui resta entrouverte.
— « Quoi ? »

Emma resta sidérée. Le vieux monsieur était le portrait craché de Marco, l'air aimable en moins. Elle ne put empêcher une larme de couler le long de sa mâchoire. Elle se reprit instantanément.
— « Excusez-moi. Vous ressemblez à l'un de mes amis qui vient de mourir et...
— Que voulez-vous ? »

Il parut moins acerbe, juste un instant, juste assez pour que la jeune femme puisse retrouver un semblant de courage.
— « Je... Je voudrais acheter une pilule du lendemain. »

L'homme l'examina un long moment, au cours duquel elle sentit une larme rebelle lui échapper. Elle l'essuya d'un geste rageur. Ce n'était vraiment pas le moment.
— « Entrez, » lui dit-il.

Des odeurs de plantes diverses embaumaient l'endroit. Elle le suivit jusqu'à un bureau où il lui ordonna d'un geste de s'asseoir. Il sortit de la pièce et revint avec une boîte qu'il lui tendit :
— « Deux cents dollars, annonça-t-il sèchement.
— Deux cents ? répéta-t-elle abasourdie.
— Et bien, c'est un peu l'équivalent d'une opération chirurgicale, alors, à moins que vous n'ayez porté plainte pour viol, c'est assez cher et plus encore du fait que vous n'ayez pas de prescription. La loi permettant son achat sans ordonnance a permis aux laboratoires d'en augmenter le prix. Le plaisir de se faire de l'argent avec le malheur des autres, sans nul doute.
— Je n'ai pas assez d'argent. Merci cependant », répondit-elle, sentant une nouvelle fois les larmes monter.

Elle s'apprêtait à se lever lorsqu'il lui dit, toujours aussi froidement :
— « Restez assise ! »

L'ordre la fit paniquer mais il ajouta aussitôt :
« Je n'ai nulle intention de vous faire de mal. J'ai juste besoin de réfléchir un instant. »

Il tira une chaise de derrière une table, s'assit à quelques mètres d'elle et l'observa longuement. Elle aurait pu se sentir mal à l'aise, mais elle ne cessait de penser à Marco, auquel cet homme si peu aimable mais surprenant lui faisait penser.
« J'ai une proposition à vous faire, reprit-il finalement. Belle, mon assistante, a attrapé la grippe. Elle ne pourra pas venir travailler durant une semaine, peut-être plus. Vous pourriez prendre sa place. Je vous donnerai cette boîte en guise de salaire. »

L'offre lui sauvait la vie. Mais elle se devait d'être honnête :
— « C'est gentil, mais je ne connais rien à la pharmacologie, encore moins aux plantes. Je sais travailler le bois, dessiner des plans, graver, ainsi que tout ce qui concerne le ménage et la nourriture.
— Ce n'est pas grave. Je vous apprendrai. »

Cette phrase fit écho à ce que Marco lui avait dit le jour où il l'avait embauchée comme apprentie. Ils scellèrent leur contrat d'une poignée de mains ferme.
« Pour l'instant, vous allez prendre cette pilule et vous reposer. C'est assez violent et vous en aurez besoin. Vous commencerez demain, uniquement si vous allez mieux. Maintenant, suivez-moi. »

Il la conduisit vers une sorte de petit studio, lui expliquant que certaines préparations nécessitaient d'être surveillées toute la nuit et qu'elle pourrait donc être hébergée ici le temps de son contrat. Il lui montra la kitchenette, ainsi qu'un coin « salle de bain-toilettes » contenant une machine à laver le linge qu'il lui conseilla d'utiliser si jamais elle en avait besoin. Il lui ordonna de se coucher dès qu'elle aurait pris la pilule, en lui recommandant de bien respecter la posologie.

Elle sentit qu'on la réveillait en la secouant doucement. Tout son corps était douloureux et elle ne put s'empêcher de gémir de douleur. Elle eut un mouvement de panique, se calma en reconnaissant le vieil homme.
— « Marco, murmura-t-elle avec soulagement.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous étiez blessée et que l'une de vos blessures saignait encore ? »

Elle ne comprit pas ce dont l'ébéniste lui parlait, ni pourquoi il la vouvoyait, et se contenta de répéter : « Tu m'as tant manqué, Marco ». Elle se rendormit aussitôt, sans pouvoir lutter contre le sommeil.

Lorsqu'elle s'éveilla pour de bon, elle ne reconnut pas son environnement. Ce n'était pas à cause de la lumière sombre : elle avait suffisamment passé de temps dans l'obscurité pour y voir sans difficulté. C'était réellement un lieu qu'elle ne connaissait pas. Elle tenta de se lever, mais une main douce l'incita à rester allongée.
— « Restez couchée. »

Une silhouette, qu'elle n'avait pas aperçue, apparut devant elle, s'assit sur une chaise déjà positionnée face au lit mais relativement loin de celui-ci. Elle identifia le vieux monsieur qui ressemblait tant à Marco. Il avait l'air étrangement fatigué. Elle comprit qu'elle se trouvait dans le petit studio qu'il lui avait fait visiter.

« Vous auriez dû me dire que vous étiez blessée », dit-il d'un ton quelque peu acerbe.

Elle comprit soudainement qu'il s'était inquiété pour elle.
— « Je... Je suis désolée », murmura-t-elle.

Il lui fallut un moment pour comprendre ce qui n'allait pas : elle n'avait plus mal. Elle l'avait tellement l'habitude d'avoir mal, qu'il lui paraissait étrange, et même terrifiant, de ne plus souffrir.
« Que m'avez-vous fait ?
— Je vous ai soignée. Je ne tenais guère à me retrouver avec un cadavre sur les bras. »

Elle s'assit d'un coup brusque, sentant la tête lui tourner.
« Rallongez-vous ! »

Elle lui obéit, se sentant bien trop faible pour engager un combat qu'elle savait perdu d'avance.
— « Que me voulez-vous ? »

Il parut attristé par sa méfiance. Il s'enfonça profondément dans sa chaise, comme s'il voulait s'éloigner d'elle.
— « Que vous surveilliez mes préparations pendant que mon assistante se remet d'une mauvaise grippe. N'est-ce pas là notre contrat ?
— Que voulez-vous pour m'avoir soignée ? Qu'attendez-vous de moi ? Vous voulez coucher avec moi ? »

Il resta longtemps sans voix.
— « J'aime faire l'amour avec des femmes qui me désirent comme je les désire. Je n'aurai jamais aucun plaisir à « coucher » avec quelqu'un, encore moins avec quelqu'un qui se sent « obligé » de le faire.
— Pourquoi ? Pourquoi m'avoir soignée », précisa-t-elle lorsqu'elle réalisa qu'il n'avait pas compris.

Il soupira longuement. Il se leva lentement, se déplaça vers le fond de la pièce. Elle vit l'éclair d'un briquet allumé, sentit peu après une douce odeur de marijuana embaumer la pièce. Il resta dans l'ombre avant de dire doucement :
— « Étant donné que je vous ai soignée, et que l'on peut considérer que je ne vous ai pas demandé votre avis pour tant d'intimité, ce qui manifestement vous blesse profondément, je suppose que je peux partager avec vous quelque chose d'intimement douloureux. Ce serait juste effectivement. Si j'ai accepté de troquer avec vous cette pilule du lendemain, c'est parce qu'un jour, j'ai refusé d'en donner une à une jeune fille, très jeune comme vous, et que le soir même, cette jeune fille se jetait dans la rivière Naugatuck. J'étais con. Et stupide. Maintenant, j'essaie d'être moins con et moins stupide. »

Et sans qu'elle sache d'où lui venait cette certitude, elle sut que l'apothicaire parlait de sa propre fille. Il sortit de la pièce. Elle fut confuse soudainement d'avoir pensé que ce vieil homme tristement amer avait tenté d'abuser d'elle pendant qu'elle était inconsciente. Était-ce ainsi qu'elle verrait dorénavant les autres ? Comme des violeurs en puissance, comme des agresseurs quelque soit la situation ? Sans doute. Elle ferma les yeux d'épuisement, pensant qu'il ne reviendrait pas, aussi fut-elle surprise d'entendre son pas traînant. Il portait un plateau qu'il posa sur le sol, à côté du lit.
— « Ne bougez pas. Vous avez besoin de reprendre des forces.
— Je suis désolée, vous savez. De m'être méfiée de vous.
— Ce n'est rien. Je comprends. »

Il s'éloigna à nouveau, semblant préférer rester au fond de la pièce. Elle lui en fut reconnaissante. Elle n'était pas certaine de pouvoir supporter une quelconque présence à ses côtés, ce qu'il parut avoir compris. Une terrible honte l'envahit. Bien sûr qu'il comprenait. Il avait certainement vu l'ensemble de ses blessures, qui, d'ailleurs, et elle ne comprenait toujours pas pourquoi, avaient cessé de lui faire mal. Elle sentit encore une fois l'odeur de marijuana embaumer le petit studio.
— « Que m'est-il arrivé ? demanda-t-elle finalement.
— Vous avez eu une hémorragie.
— J'étais enceinte ? »

Elle grimaça de dégoût à cette idée.
— « Non. Votre hémorragie était due à vos blessures. J'étais médecin avant. Avant ce que je vous ai raconté. Chirurgien. Maintenant, je ne pratique que des avortements pour des personnes qui n'en ont pas les moyens. J'ai une petite salle d'opération en bas. J'ai... »

Il hésita un long moment avant de continuer :
« J'ai dû vous recoudre. C'était le seul moyen d'arrêter ces hémorragies. Je veux que vous sachiez que c'est le médecin en moi qui a agi. Uniquement le médecin. Même si l'homme que je suis était atterré par vos blessures, profondément triste que quelqu'un ait pu vous faire cela, et ce, pendant des années, si j'en crois mon expérience des blessures. Vous devez non seulement savoir que nul ne devrait vivre ce que vous avez subi, mais également que la personne qui vous a imposé cela n'a rien d'humain. J'imagine que c'est difficile pour vous mais... N'ayez pas honte. Particulièrement devant moi. Je... »

Il hésita encore et elle l'entendit absorber plusieurs bouffées du joint dont elle ne voyait que la lueur.
« Je suppose que vous préfèrerez vous soigner seule à partir de maintenant. Sur la table de nuit, vous trouverez deux pots. Utilisez le bleu pour le haut et le blanc pour le bas. Il y a une boite de ligateurs jetables à côté. Pour le bas. Reposez-vous. Je vous ai mis plusieurs coussins. Pour l'instant, les calmants font encore leur effet, mais vous avez plusieurs côtes fêlées, aussi est-il possible que vous préfériez dormir en n'étant pas totalement allongée. Durant la journée, mettez ces pommades toutes les trois heures sur une peau rincée. Elles favoriseront la cicatrisation. Elles sont efficaces, croyez-moi, car je les ai élaborées moi-même. Vous en aurez néanmoins pour plusieurs longues semaines. Je vous donnerai ce dont vous avez besoin. Cela fera partie de votre salaire. Et buvez cette soupe. Je l'ai mise dans un thermos pour qu'elle reste au chaud. Il y a un embout pour boire. »

Alors qu'il s'apprêtait à quitter la pièce, il ajouta d'un ton bourru :
— « Et n'ayez pas honte : c'est la personne qui vous a fait cela qui devrait avoir honte. »

Mais elle avait honte. Malgré ses larmes amères, qui étaient apparues dès le départ de l'apothicaire, elle but la soupe, comme il le lui avait recommandé. Elle était étonnamment nourrissante. Lorsqu'elle se sentit sombrer dans un profond sommeil, elle comprit qu'il avait dû y mettre un quelconque somnifère.

Durant les trois jours qui suivirent, il l'empêchera systématiquement de se lever. Lorsqu'elle lui reprocha le coup des narcotiques, il lui répondit que si elle préférait, il pourrait toujours lui faire une piqûre. Le quatrième jour, il accepta enfin son aide, à condition qu'elle se débarrassât définitivement de ses fringues de clodo, comme il les qualifia et qu'elle portât une chemise et un jean neufs qu'il lui tendit, ainsi que des godillots solides, vêtements plus adaptés, selon lui, au travail qu'ils devaient effectuer. Elle n'eut d'autre choix que d'accepter, quelque peu effrayé par son regard glacial. Mais elle fut étonnamment heureuse de porter quelque chose qui ne lui rappelait pas Neal, jetant sans aucun regret les oripeaux qui avaient appartenu au policier. Lorsqu'elle rejoignit le vieil homme dans son laboratoire, elle découvrit alors que celui-ci boitait, preuve qu'elle avait été bien perturbée les jours précédents.

Elle resta à son service durant trois semaines, trois semaines au cours desquelles ils ne reparlèrent plus jamais de leurs histoires personnelles, trois semaines au cours desquelles il lui enseigna les bases de l'herboristerie, dans la distance respectueuse d'un professeur à son élève. Tout comme elle avait aimé les odeurs de bois coupé, elle se surprit à apprécier tout également les odeurs de plantes, apprenant petit à petit à les distinguer. Elle avait parfois l'impression de revivre son apprentissage à l'ébénisterie. Cependant, même si physiquement le pharmacien ressemblait à Marco, le vieux monsieur n'était pas comme l'ébéniste. Plus froid, plus amer, plus triste. Mais étrangement gentil une fois qu'il vous accordait sa confiance.

— « Je vous garderai bien comme apprentie, lui dit-il un soir. Belle serait ravie d'une aide supplémentaire. Mais je suis bien conscient que vous ne pouvez passer votre temps à vous cacher dans mon arrière-boutique. Tenez, c'est pour vous. Cela vous permettra de partir sur de nouvelles bases. Laissez tous vos vieux trucs ici, vous n'en aurez pas besoin. Maintenant, disparaissez au plus vite : j'ai horreur des adieux. Mais des nouvelles de temps en temps, je n'ai rien contre. Et ne laissez pas ce salaud vous rattraper. Prenez le car vers le sud jusqu'à Nichols, ce n'est pas très loin de Trumbull, rendez-vous à la pharmacie des Trois Arbres. Demandez Gus et dites-lui que vous venez de la part de Gold. S'il a du travail à vous offrir, il le fera. Sinon, il vous trouvera quelque chose. Claquez la porte en partant pour que s'enclenche la sécurité. Il y a un bus dans une demi-heure à gauche au bout de la rue. »

Il posa un sac à dos tout neuf à ses pieds, manifestement plein, lui tendit en prime un ticket de bus en direction de Nichols, avant de sortir sans se retrouver.

Elle savait qu'il avait de la peine parce qu'elle en avait également. Elle trouva, malgré ses larmes, la force de lui laisser un mot sur lequel elle écrivit : « Je m'appelle Emma Swan. Mon nom de famille, je le tiens de Marco, un ébéniste qui m'a adoptée. Je n'ai pas eu le bonheur de profiter de notre famille parce qu'il est mort avant même que je sache ce qu'il avait fait pour moi. L'homme qui me poursuit s'appelle Neal Cassidy. C'est un policier. Il me connaît sous le nom d'Emma Nolan. Je ne pourrais jamais vous remercier pour m'avoir ainsi sauvée, si ce n'est en vous disant que sans cesse vous m'avez rappelé Marco, que j'aimais profondément. » Elle fut fière de signer pour la première de son nouveau nom.

De ses vieilles affaires, elle ne prit que ses papiers d'identité, la lettre du notaire, son porte-monnaie et le blouson noir qui lui rappelait tant Marco. Il y avait, dans le sac à dos offert par Gold, trois jeans tout neufs, de très bonne qualité, ainsi que des boxers, deux soutiens-gorges de sport noirs, trois sous-pulls à col roulé et trois pulls bien chauds, tous de couleurs sombres. Elle comprit au parfum féminin qui fleurait que ces vêtements avaient dû être achetés par cette Belle dont elle avait entendu parler à deux reprises, mais elle ne connaissait pas. S'y trouvaient également une gourde légère qu'elle pourrait accrocher à sa ceinture, une petite boîte pouvant servir d'assiette dans laquelle étaient rangés des couverts, ainsi que des aliments de longue conservation, viandes séchées, fruits secs, soupes en sachet. L'horloge sonnant lui fit cesser sa fouille. Elle referma soigneusement, s'habilla et partit. Elle fut surprise par le poids du sac, plus lourd qu'il n'y paraissait.

Comme la première fois, elle profita de la nuit pour disparaître. À Nichols, Gus, l'ami de Monsieur Gold, un vieux monsieur tout aussi bavard et charmant que l'herboriste était silencieux et sombre, l'hébergea toute une nuit. Au début, elle pensa qu'il était un peu étrange car il poussa un cri de surprise lorsqu'il lui ouvrit après qu'elle eût frappé. Il confia plus tard : « Vous ressemblez à la fille de Rumple. Elle est morte il y a une vingtaine d'années. » Elle découvrit ainsi le prénom de son hôte précédent. « Il n'a plus été le même après cela. Il s'est fâché avec son jumeau, a quitté son travail pour ouvrir une herboristerie. Marco, son frère, a demandé un changement de nom et s'est installé à Boston, autant dire le bout du monde. Ils ne se sont plus jamais parlé. » Elle comprit ainsi le secret de la ressemblance entre les deux hommes, réalisant ce que le mot « famille » pouvait signifier.

Ce ne fut qu'une fois réfugiée dans la chambre offerte qu'elle découvrit la totalité des cadeaux du pharmacien. Lorsqu'elle vida entièrement le sac, cherchant une sacoche pour y mettre ses sous-vêtements sales, elle trouva, en plus des vêtements neufs, un duvet ultra-chaud, compact et léger. En dessous de celui-ci était caché un portefeuille que l'on pouvait porter en bandoulière autour du cou afin que nul ne puisse le voler, et divers remèdes fort utiles pour quelqu'un s'apprêtant comme elle à fuir sur les routes. Trois cents dollars en coupures diverses étaient soigneusement pliés dans une enveloppe. Le sac contenait également un coffret avec tous les ustensiles du parfait petit apothicaire, ainsi que des recettes de pommades et crèmes à base de plantes ordinaires, que l'on trouvait aisément près des chemins. Un mot où l'herboriste lui demandait de les garder secrètes, ainsi qu'un cahier de cours qu'il avait pris soin de lui écrire. Elle pleura longuement, avec l'étrange sensation qu'elle perdait Marco pour la seconde fois.

Le lendemain, Gus l'orienta vers une ferme où l'on cherchait des saisonniers, affirmant qu'ils l'attendaient, une histoire de bêtes à surveiller durant la nuit. Elle écrivit sa première lettre à Gold, après avoir acheté un carnet de timbres, des enveloppes et une simple vue générale de la ville de Nichols. Il n'y eut que quatre mots : « Promis. Merci mon oncle ».

Elle y resta une quinzaine de jours. La patronne lui donna ensuite les coordonnées d'une autre ferme, à une journée de marche, où son aide pourrait être la bienvenue. Là encore, ce fut le dernier jour de son séjour qu'elle apprit le nom de ceux pour qui elle avait travaillé afin qu'elle puisse se recommander d'eux.

Durant les deux années qui suivirent, Emma s'attarda rarement plus d'une semaine ou deux dans un lieu, constamment sur la défensive, craignant à chaque fois de s'attacher comme elle s'était attachée à Monsieur Gold, constamment inquiète d'être retrouvée par son mari. Elle communiquait un minimum, gardant perpétuellement ses distances physiques, l'idée que quelqu'un puisse la toucher la rendant totalement hystérique. C'était pourquoi elle préférait autant que possible bivouaquer en dehors des lieux où elle travaillait. C'était d'autant plus nécessaire qu'elle s'éveillait toutes les deux heures, marquée par le rythme des coups de téléphone qu'elle devait régulièrement passer lorsqu'elle vivait avec le détective, en proie à des cauchemars récurrents où elle revivait les sévices les plus atroces qu'il lui avait fait subir.

Elle faisait de petites étapes, marchant au hasard des recommandations qu'on lui offrait, progressant de villages en villages, évitant systématiquement les grands axes, achetant de la nourriture dans les fermes qu'elle croisait, proposant son aide pour un repas, une douche chaude. Elle était néanmoins toujours attentive à ce qu'il y ait une ou plusieurs femmes dans les endroits qu'elle choisissait, restant près d'elles et préférant prendre les ordres auprès d'elles.

Elle n'oubliait pas son matériel d'herboristerie, campant régulièrement près de ruisseaux, afin de s'exercer et de renouveler ses remèdes. Elle prit par hasard conscience qu'elle pouvait s'en servir pour gagner un peu d'argent, après en avoir un jour offert à un ouvrier blessé. C'était lors de ces bivouacs qu'elle écrivait parfois à Monsieur Gold des cartes postales des lieux où elle séjournait, inscrivant juste : « Tout va bien » sans aucune signature. Elle ne l'appela plus jamais son oncle parce qu'elle savait que c'eût été trop douloureux pour tous les deux.

Au fil du temps, elle devint un peu moins inquiète : les paysans à qui elle proposait ses services étaient aussi méfiants et peu communicatifs qu'elle. Les échanges étaient toujours polis, mais n'allaient jamais au-delà. Elle faisait cependant toujours des cauchemars à répétition, ne pouvant se débarrasser de cette habitude que Neal lui avait imposée et qui la contraignait à s'éveiller toutes les deux heures. Elle avait à chaque fois l'impression qu'il était à l'affut, qu'il allait bientôt surgir pour la rattraper.

Elle descendit ainsi jusqu'en Floride. Il ne lui fallut qu'une journée pour découvrir qu'elle détestait le sud. Ce n'était pas seulement le soleil ou la chaleur qui l'indisposaient. C'était d'abord les regards puants des mecs sur son corps, leurs allusions, leurs tentatives constantes et lourdingues pour la draguer, comme si elle n'était qu'un objet qu'ils rêvaient de posséder. Ils lui faisaient penser à Neal. Ce fut ce mal-être qui la poussa à ne pas accepter le travail pour lequel elle était venue et à remonter immédiatement vers le nord. La neige, la pluie, le vent, l'hiver lui manquaient.

Elle décida de repartir en longeant la côte. Pour s'échapper plus vite, elle prit un bus pour la première fois depuis son arrivée à Nichols. Dès qu'elle fut sortie de la Floride, elle reprit ses habitudes de nomade. Ce fut ainsi qu'elle arriva dans le Maine, puis à Storybrooke. C'était la première fois, depuis sa fuite, qu'elle avait eu envie de se rendre dans un lieu sans qu'un but précis l'y menât. Elle avait mis plusieurs jours à l'atteindre, rassurée par cet isolement, marchant au gré des champs sans jamais croiser âme qui vive, sans jamais qu'une voiture ne passât sur la petite route qui y conduisait, petite route qu'elle avait suivie à cause de ce minuscule panneau indiquant « Storybrooke ».

Elle n'avait vu le panneau que parce qu'elle était à pied. Recouvert d'arabesques bleues, il était caché dans les feuillages d'une futaie composée de trois bouleaux. Qu'un lieu puisse s'appeler « Conteville » lui avait paru totalement délirant, absurde, fantaisiste, bizarre et profondément drôle, comme un parfum de vie. Bien qu'il fût goudronné, le chemin indiqué par la flèche ressemblait à un sentier. Elle s'y engagea sans hésiter, d'autant plus rassurée qu'il semblait peu visible lorsque l'on était en voiture. « Oui, pensa-t-elle, il fallait connaître pour l'apercevoir ». Elle n'éprouva pas, du coup, l'envie de se réfugier dans les champs, habitude qu'elle avait prise pour éviter d'être vue par les automobilistes.

Il lui fallut plus d'une semaine pour y parvenir. Elle dormit en trouvant refuge dans des cépées de bouleaux, comme si l'arbre avait décidé qu'il était préférable de pousser en bosquet. Elle se nourrissait des baies qu'elle ramassait, se lavant dans un ruisseau que semblait suivre la route. Elle finit par croiser un panneau indiquant : « Storybrooke, 2 miles ». Elle décida de s'arrêter pour la journée. Elle s'éloigna de la route pour la première fois, trouva un recoin agréable près de l'eau, afin d'y passer la journée et la nuit.

Elle lava soigneusement ses vêtements poussiéreux, qu'elle étendit sur les branchages. Elle prépara des remèdes, dormit un peu. Au matin, elle se lava entièrement, découvrant que ses cheveux avaient retrouvé leur longueur d'antan. Une fois séchée par le vent, elle s'habilla précautionneusement avec son « jean de présentation ». Elle avait en effet décidé de n'utiliser régulièrement que deux des jeans offerts par Monsieur Gold afin d'en avoir un qui ne serait pas abîmé par sa vie de bohème. Elle avait fait de même avec un sous-pull et une chemise qu'elle avait achetée au fil du temps. Elle les conservant dans une poche de nylon, les mettant uniquement lorsqu'elle devait rencontrer quelqu'un pour un travail.

Elle ôta enfin son alliance. Elle l'avait déjà enlevée, lorsqu'elle s'était rendue chez Monsieur Gold, sans pour autant s'en débarrasser. Elle l'avait remise en sortant de chez Gus, pensant que le bijou lui donnerait quelque protection contre les dragueurs impétueux. Cela avait plutôt bien marché. Comme elle n'était pas particulièrement souriante, les gens avaient souvent pensé qu'elle était veuve. Elle regarda attentivement l'alliance, avant de la jeter dans l'eau le plus loin possible. Elle n'en aurait plus besoin. Elle ne savait pas d'où lui venait cette certitude. Elle ne savait pas pourquoi elle pensait que Storybrooke serait l'endroit où sa vie commencerait pour de vrai.

Peut-être était-ce dû à ces années d'errance, ces longs moments de solitude entre deux fermes, toutes ces nuits passées à la belle étoile, sans avoir l'obligation de communiquer avec qui que ce soit. Même lorsqu'elle travaillait, elle n'avait guère besoin de parler. Soit elle gardait les bêtes dans l'obscurité d'une étable, soit elle faisait des repas, soit elle était dans les champs. Il arrivait même qu'elle préparât des remèdes, en étant seule dans une pièce prêtée par une agricultrice qui avait su par le bouche à oreille qu'Emma possédait ce don. Être seule lui avait permis de guérir un tout petit peu, bien qu'elle craignît toujours que Neal ne la retrouvât. Mais elle ne pouvait continuer de fuir de la sorte. Il fallait qu'elle tente de se reconstruire une vie et une ville aussi isolée que Storybrooke, même si elle n'y avait jamais mis les pieds, lui semblait, ne serait-ce qu'à cause du nom, un endroit aussi bien qu'un autre.

Lorsqu'elle arriva en haut d'une colline, elle découvrit une petite cité, aux maisons colorées. Celle-ci était coincée entre l'océan et une immense forêt, où elle rêva de se promener un jour. Elle avait l'habitude des campagnes, aussi les arbres l'intriguaient. Elle suivit la route principale, où quelques personnes marchaient ou discutaient gaiement, sans prêter attention à la voyageuse blonde. Il y régnait une forme de sérénité, un calme qu'elle n'avait jamais connu, ayant toujours vécu dans une grande ville. Peu de voitures, beaucoup de vélos. Une sorte de silence étrange dû aux bruits de la nature.

Se fiant à son intuition, elle décida de s'y installer, l'affichette « Recherchons serveuse » sur la porte d'un restaurant à l'ancienne appelé « Chez Granny » lui semblant de bon augure. « Chez Granny / Chez Grand-mère ». Cela lui fit penser à cette vieille femme qu'elle avait rencontrée au début de son périple pour échapper à Neal.

Elle avait décroché sans grande difficulté le job de « serveuse » tout en n'ayant pas caché qu'elle n'avait guère d'expérience dans ce domaine. Cela ne parut pas déranger la vieille dame un peu revêche qui tenait la brasserie. Celle-ci lui donna l'adresse d'une certaine Marie-Margaret, qui pourrait lui louer « un petit quelque chose pour pas cher » et à qui Granny promit de téléphoner pour recommander sa nouvelle employée.

Le « petit quelque chose » se révéla être une petite maison un peu isolée, mais guère loin de l'auberge. Elle plut immédiatement à la jeune femme blonde. Elle s'y sentait en sécurité et le fait qu'elle soit si petite lui convenait parfaitement. Après avoir dû briquer pendant des heures la bâtisse du policier, elle refusait que sa vie soit réduite aux tâches ménagères. La propriétaire, une petite brune trop bavarde, souhaitait juste que la demeure soit habitée et entretenue, l'argent ne l'intéressant pas vraiment. Elle montra, avec un enthousiasme quelque peu irritant pour l'orpheline qui, depuis des années, avait perdu l'habitude de communiquer intimement, les différentes pièces de l'habitation.

Une seule chambre, mais pleine d'espace, dont les fenêtres donnaient sur la forêt. Elle contenait un lit deux-places gigantesque, bien loin de celui, tout petit, où Neal l'enchaînait et où il ne cessait de la coller. Il y avait une penderie, agrémentée d'étagères. Une bibliothèque était adossée face au couchage.
— « Pour y mettre tous les livres que vous aimerez. Il y avait un auteur qui habitait ici auparavant », commenta la pipelette, sans remarquer que sa potentielle locataire ne l'écoutait pas.

Le séjour s'avérait relativement grand, avec un coin « salle à manger » qui s'opposait à un coin « salon », où se trouvait une autre bibliothèque. Une salle de bain, avec une baignoire, un lavabo et des tas de rangements divers dont la future barmaid se demanda ce qu'elle pourrait bien en faire. Elle resta également bouche bée devant le lave-linge avec séchage intégré tandis qu'elle comprenait que la notice et les coordonnées du réparateur étaient rangées dans le tiroir. Les toilettes étaient situées à côté, mais dans une pièce séparée. Là encore, elle ne put s'empêcha de constater la différence avec l'endroit où elle avait été prisonnière : le détective adorait la contraindre à se laver dans l'étroite douche pendant qu'il faisait ses besoins, afin de pouvoir la regarder dénudée, ce qui généralement se terminait par un autre viol. La cuisine, enfin, parfaitement équipée, avait même un lave-vaisselle, ce qui fit soupirer de bonheur Emma, qui se souvenait encore douloureusement de la manière dont Neal l'obligeait à tout récurer à la main et à l'eau glaciale.

La propriétaire acheva sa visite par une véranda, qui acheva de séduire la jeune femme blonde. Marie-Margaret affirma qu'Emma pourrait changer meubles et peintures si elle le désirait, qu'il suffirait juste de les mettre dans son garde-meuble. Elle proposait à l'orpheline d'avoir un véritable chez-soi, ce que jamais personne n'avait fait jusqu'à présent. Emma en fut touchée, pardonnant ses bavardages incessants à la petite brunette. Elle savait bien qu'elle n'avait pas les moyens d'un tel investissement mais elle en fut néanmoins toute émue. Cette ville était vraiment des plus étranges. Elle fut donc heureuse d'avoir gardé une bonne partie de l'argent de Monsieur Gold. Elle put ainsi payer la caution, s'acheter un peu de nourriture, et surtout, de nouveaux vêtements. Il ne lui resta plus rien après, mais maintenant qu'elle allait avoir un salaire régulier, elle pourrait mettre de l'argent de côté, juste au cas où il faudrait fuir. Elle prévoyait également d'ajouter de nouvelles sécurités, même si les fermetures de la maisonnette lui avaient semblé bien solides.

Elle était arrivée depuis trois jours à Storybrooke lorsqu'elle aperçut, un soir alors qu'elle rentrait du travail, une voiture qui lui parut bizarre. C'était la première fois depuis deux ans qu'elle restait aussi longtemps dans une vraie ville, même si celle-ci était plutôt petite. Habituellement, elle ne venait dans une ville que lorsqu'il lui manquait quelque chose qu'elle ne pouvait trouver dans les fermes où elle séjournait, repartant aussitôt ses achats effectués. Aussi son inquiétude était-elle à sa maximum.

L'automobile était garée, moteur éteint. Quelqu'un y fumait une cigarette, tout en assis au volant. Elle sut immédiatement qu'il s'agissait de Neal et qu'il l'avait enfin retrouvée. C'était une pensée absurde, elle le savait, même elle ne pouvait s'empêcher de l'avoir. Elle se cacha derrière une poubelle, s'accroupissant derrière le haut container de plastique. Au bout d'un moment, la lumière s'alluma dans le véhicule. Elle comprit que la personne à l'intérieur était au téléphone. Cela ne la rassura pas car, bien qu'elle ne pût voir son visage, elle fut dorénavant certaine qu'il s'agissait d'un homme. Celui-ci finit par sortir et se dirigea vers un magasin dont l'enseigne était encore allumée.

C'était une épicerie qu'Emma avait repérée mais où elle n'avait pas osé entrer. La première fois qu'elle avait fait ses courses, elle avait préféré se rendre dans une grande surface, où elle pourrait trouver en une seule fois tout ce dont elle avait besoin, notamment des vêtements peu chers. Elle avait ensuite découvert ce petit commerce, à mi-chemin entre le restaurant et chez elle. Elle n'avait pas osé entrer.

L'homme resta un bon moment. Lorsqu'il sortit, il était accompagné d'une femme. Tous deux restèrent à discuter sur le seuil. La lumière du magasin les éclairait et elle vit avec soulagement qu'il ne s'agissait pas de Neal. Elle se sentit immédiatement plus légère. Pourtant, au lieu de se lever et de continuer son chemin, elle s'attarda à les observer. Ou plutôt à contempler la femme.

Elle était très belle, de longs cheveux d'ébène glissant sur son visage jusqu'à ses épaules. Il y avait une sorte de sérénité un peu triste qui se dégageait d'elle, une grâce dans ses mouvements aériens, une gentillesse, qui apaisèrent immédiatement Emma. L'homme se dirigea finalement vers sa voiture. Il se retourna pour dire :
— « Merci en tous cas de m'avoir attendu. Ruby m'aurait tué si je ne lui avais pas ramené sa commande.
— De rien, Graham. Embrasse-la pour moi ».

Graham, le petit ami de Ruby, la serveuse avec qui Emma travaillait. Tandis qu'il s'éloignait en voiture, la jeune femme blonde regarda la négociante fermer son magasin. Elle entendait encore sa voix rauque, étrangement douce, résonner dans sa tête, telle une caresse sur sa peau. Au dernier moment, la commerçante se retourna, fixa longuement la poubelle, comme si elle avait senti la présence et les regards d'Emma. Au bout d'une longue minute, elle se décida à fermer le rideau de fer. Un immense cygne y était dessiné.

Lorsqu'elle rentra chez, elle écrivit une carte à Monsieur Gold : « Ai envie de rester ». Comme les précédentes, elle la glissa dans une enveloppe qu'elle adressa à la pharmacie d'Ansonia.

Le lendemain, Emma prit son courage à deux mains, osant enfin entrer dans l'épicerie. Ce fut ainsi qu'elle rencontra pour la première fois Regina Mills. »
Un long silence envahit le cabinet du psychologue. Celui-ci remonta très légèrement la lumière, afin de créer encore moins qu'une lueur.
— « Votre récit est remarquable, Emma. Et prouve bien que vous êtes une guerrière. »

Il vit les sourcils de l'orpheline se froncer, continua avant qu'elle n'objectât :
« Vous avez préparé votre opération longtemps en avance. Vous avez rusé en utilisant plusieurs déguisements. Vous avez su prendre de l'aide là où il fallait. Vous vous êtes déplacée comme si vous étiez en territoire ennemi. Vous avez su vous débrouiller seule dans la nature. Je ne sais pas ce que vous avez dit de votre fuite à Regina, ni ce qu'elle en a deviné, mais elle a totalement raison lorsqu'elle voit en vous une guerrière. Une guerrière blessée par un trop long combat, mais un combat qu'elle a complètement gagné.
— Je ne l'aurai jamais complètement gagné. »

Il nota qu'elle n'avait pas nié le terme de « guerrière ». Elle n'y croyait manifestement pas, mais elle trouvait dorénavant inutile de s'y opposer. Archie compta sur la militaire pour la convaincre réellement.

— « Parce que vous pensez qu'il va vous retrouver.
— Oui. Il m'a déjà retrouvée, il me retrouvera encore.
— J'en déduis que vous avez essayé de vous échapper auparavant ?
— Deux fois. Mais cela ne s'est pas bien passé : j'ai agi stupidement.
— Racontez-moi.
— La première fois, je l'ai assommé alors qu'il rentrait dans la maison. Je n'ai même pas dépassé le jardin. Il m'a attrapée par les cheveux et m'a traînée ainsi jusqu'à la chambre où il m'a attachée au radiateur. Il est allé fermer la porte d'entrée. Lorsqu'il est revenu, il m'a battue comme il ne m'avait encore jamais battue. Il m'a laissée en sang sur le sol, toujours attachée avec les menottes. Il est parti de la maison pendant plusieurs heures. Je crois que cela a duré plusieurs heures. En fait, je ne sais pas. Je pense que je me suis évanouie. Je ne sais pas. Plus tard, il s'est assis sur le lit. Il a bu jusqu'à ce qu'il s'endorme. Le lendemain, il m'a jetée dans la baignoire pour que je me rince. Il m'a encore battue, puis rattachée. Cela a duré plusieurs jours. Il s'est rapidement rendu compte que je ne pouvais plus lui faire à manger ou faire le ménage en restant attachée toute la journée, d'autant que ses coups avaient été si violents que je peinais à tenir debout. Que je sois blessée l'indifférait totalement. Il s'avérait, en fait, qu'il y avait pris goût à tout cela. Aux repas chauds lorsqu'il rentrait du travail. À la maison rangée. À moi propre et habillée sexy qu'il pouvait baiser dès son arrivée. C'est comme cela qu'il a décidé de m'acheter un téléphone, m'obligeant à l'appeler toutes les deux heures.
— Même lorsqu'il était de service de nuit ?
— Oui. »

Le thérapeute ne voulait pas ramener Emma dans son passé. Pas tout de suite en tous cas. Il revint donc au présent :
— « Je sais que lorsque vous êtes arrivée à Storybrooke, vous continuez de vous réveiller toutes les deux heures et qu'il était très rare que vous puissiez vous rendormir. Vous m'avez également dit que c'était actuellement moins le cas. Combien d'heures dormez-vous dans ces moments-là ?
— Quatre ou six heures. Rarement plus. Six heures le plus souvent. Surtout maintenant.
— Est-ce vos cauchemars qui vous réveillent au bout de six heures ?
— Pas nécessairement.
— Combien de nuit par semaine ?
— Où je me réveille toutes les deux heures ? Je ne sais pas. Une ou deux par semaine. Cela dépend.
— Et lorsque vous dormez avec Regina ?
— Jamais. Je sais que je fais des cauchemars, parce qu'elle me l'a raconté. D'ailleurs, je ne voulais plus dormir avec elle car ce n'est pas bon pour elle de mal dormir. Mais...
— Elle a refusé.
— Oui. En fait, je fais vraiment de moins en moins de cauchemars. Et comme je vous l'ai dit, ces derniers temps, lorsque je dors avec elle, je n'en fais presque plus. Voire, pas du tout.
— Depuis qu'elle a dit qu'elle vous apprendrait à vous défendre et qu'elle a commencé à le faire ?
— Oui.
— Et la deuxième fois ?
— Pardon ?
— Vous avez tenté de vous échapper deux fois ?
— C'était peut-être trois mois après. J'avais réussi à lui voler un billet de cinq dollars. Je l'avais précieusement gardé en me disant que cela me servirait peut-être. Un jour il était en retard : il avait voulu me baiser une dernière fois avant de partir à son travail et il avait oublié de claquer la porte. Je détestais cette porte. Il y avait installé une serrure qui se verrouillait automatiquement. C'est à cause de cela que je n'avais jamais pu m'enfuir. Et des barreaux aux fenêtres. J'ai utilisé le billet de cinq dollars pour acheter un ticket de bus et j'ai pu fuir jusqu'à New-York. Mais je n'avais pas pensé aux caméras de surveillance. C'est grâce à celles-ci qu'il m'a retrouvée. C'est ce qu'il m'a dit en tous cas. Je n'avais pas pris le téléphone, je ne l'avais pas appelé. Alors il s'est inquiété. Il est passé par la maison. Lorsqu'il a vu que je m'étais enfuie, il a utilisé son insigne pour accéder aux caméras. Il m'a expliqué tout cela alors qu'il m'avait menottée à l'arrière de sa voiture de fonction, comme si j'étais une criminelle. Il m'a frappée, violée, menacée avec son arme. Sa routine habituelle. C'est là que j'ai compris que si je voulais réellement m'enfuir, il me fallait un véritable plan. Que j'ai compris que cela allait demander du temps.
— Vous avez appris de vos erreurs. La troisième fois fut donc la bonne.
— Oui.
— Vous êtes consciente, n'est-ce pas, que le passé que vous me racontez est plus celui-ci d'Emma Nolan que celui-ci d'Emma Swan ? »

Elle resta médusée. Archie observa les couleurs disparaître du visage de la jeune femme blonde. Satisfait d'avoir provoqué cet électrochoc psychique, il sut qu'il était temps d'aborder les sujets qui fâchent. Pendant qu'elle se remettait du choc qu'il avait créé, craignant également ce qu'il s'apprêtait à provoquer, il envoya discrètement un texto à Regina, la sommant de venir immédiatement au cabinet malgré l'heure tardive et d'attendre son appel avant d'y entrer. Il n'avait aucun doute sur la venue rapide de la veuve : il était convaincu que celle-ci, inquiète pour Emma, ne se serait pas couchée tant qu'elle n'aurait pas eu des nouvelles de cette dernière. Il n'attendit pas de réponse, sachant que la militaire ne commettrait pas l'erreur de troubler la séance.

Il prit sa voix la plus douce, inquiet de la manière dont sa patiente risquait de réagir :
— « Vous n'aimiez pas Neal ?
— Bien sûr que je l'aimais : je me suis mariée avec lui.
— Ce n'est pas ce que vous avez dit. Vous avez dit que vous étiez prête à l'aimer. Qu'il était gentil avec vous et que, parfois, pendant quelques minutes, il vous permettait d'oublier la mort de Marco. Que vous étiez prête à aimer monsieur Cassidy parce que vous espériez qu'en vous mariant avec lui, vous pourriez faire votre deuil.
— C'est de ma faute, alors.
— Oh non, Emma. Ce n'est du tout ce que je veux vous dire. Je veux simplement vous faire remarquer que Neal a profité de votre peine, de celle provoquée par le décès de Marco. Également que vous ne vous souvenez pas avoir dit « oui » pour ce mariage.
— Regina m'a dit quelque chose d'identique. Qu'il avait abusé de ma confiance.
— Elle a raison. En tous cas, je partage son avis. »

Il la vit réfléchir à cette idée. Lorsqu'il sentit qu'elle acceptait quelque peu ce point de vue, il lui demanda ce qui l'avait tracassé durant tout le récit de sa patiente :
« Vous ne m'avez jamais dit de quoi était mort Marco. Il ne paraissait pas si vieux.
— Il a été assassiné.
— Assassiné ? Vous ne me l'aviez jamais dit. Qui s'est occupé de l'enquête ?
— Neal. C'est comme cela que je l'ai retrouvé. C'était son secteur.
— Vous l'avez retrouvé ? Ce n'était la première fois que vous rencontriez Neal ?
— Non. Il y avait eu un cambriolage. Marco avait été blessé. C'est lors de cette enquête que j'ai rencontré Neal pour la première fois.
— Vous l'avez revu ensuite ?
— Une fois. Je sais qu'il est passé au magasin, mais c'était uniquement pour le suivi de l'enquête.
— Comment le savez-vous ?
— Marco me l'a dit.
— Ensuite Marco a été tué. Était-ce un vol qui a mal tourné ?
— Il n'y avait rien à voler. Après le cambriolage, Marco ne laissait plus d'argent liquide à l'ébénisterie. C'était un meurtre gratuit. Et sauvage. On l'a violemment tabassé. Tabassé à mort.
— Neal a donc été chargé de l'enquête. C'est ensuite que vous l'avez vu régulièrement.
— Non. Je n'ai jamais vu Neal régulièrement. Je l'ai rencontré quelquefois. Par hasard.
— À Boston. Quel curieux hasard dans une si grande ville ! Vous habitiez près de chez Marco ?
— Pas du tout. Je devais traverser toute la ville pour aller travailler chez lui.
— Vous avez retrouvé un travail tout de suite après ?
— Bien sûr ! Comment vouliez-vous que je paie mon loyer ? J'ai pris le premier job que j'ai trouvé à côté de chez moi parce que j'étais tellement fatiguée et triste qu'il me semblait impossible d'avoir trop de trajet à faire.
— Vous étiez anesthésiée. Lorsque l'on perd quelqu'un aussi brutalement que vous avez perdu Marco, on est anesthésié. On marche dans le brouillard et le monde semble avoir perdu sa netteté.
— C'est vrai.
— Monsieur Cassidy, pourtant, ne cessait de vous rencontrer. C'était un homme très chanceux. »

Bien qu'elle ne fît aucun bruit, il sut immédiatement qu'elle pleurait. De longues larmes dont il devinait qu'elles étaient à la fois douloureuses et salvatrices. Il laissa passer un long moment puis dit le plus posément possible :
— « Je crains, Emma, que vous n'ayez jamais eu l'occasion de faire le deuil de Marco car vous ignoriez les véritables causes de sa mort. »

Cette fois, il entendit les sanglots profonds qui envahissaient la jeune femme blonde. Il envoya rapidement un texto à Regina, avant d'utiliser l'interrupteur pour lui ouvrir la porte.

Il ne s'était pas trompé. L'ancienne militaire débarqua à peine une minute plus tard. Au moment où elle passa le seuil, il murmura : « Elle vient de comprendre pour Marco ». Il lui glissa les clefs du cabinet dans la main en ajoutant : « Mettez-les dans la boite aux lettres. » Il ne chercha pas à cacher ses propres larmes. La négociante savait parfaitement combien il souffrait de ce que son métier l'obligeait parfois à faire. Mais la jeune orpheline ne pourrait avancer qu'après avoir réalisé qui était à l'origine de la mort de la seule personne qui avait eu l'air de l'aimer sincèrement. Aussi avait-il appelé la seule personne capable de la consoler. La seule personne également qui avait dû, dès le début, comprendre le mobile de l'assassinat de l'ébéniste, ainsi que l'identité de son meurtrier.

Il eut à peine le temps de voir la jeune femme brune prendre avec douceur et délicatesse l'orpheline dans son bras, lui chuchotant : « Je suis là, Emma. Je suis là », tout en lui caressant avec tendresse le dos. Il referma lentement la porte du cabinet. Il lui restait une dernière chose à faire. Il prit son téléphone, lança la numérotation téléphonique. Lorsque l'on décrocha, il se contenta de dire : « Je dois vous parler. Immédiatement. »

Lorsqu'il arriva, il prit avec soulagement le café chaud que lui tendit le shérif. Il lui fallut plus d'une heure pour expliquer ses soupçons à Graham. Il leur fallut une heure de plus pour mettre au point un plan de surveillance des quatre membres de la famille Swan-Mills, car, même si celle-ci n'existait pas encore réellement, il était manifeste qu'elle existerait un jour.

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