Chapitre 14

Archibald Hopper observa Emma Swan qui faisait les cent pas dans son bureau. Il s'était demandé pourquoi elle l'avait appelé pour une séance supplémentaire. Habituellement, c'était lui qui suggérait cela, essentiellement parce que certains des souvenirs de la jeune femme étaient si atroces, si douloureux, qu'il craignait que la présence de Regina ne soit suffisante à garder l'orpheline en vie. C'était la raison pour laquelle il lui avait expliqué qu'elle pouvait téléphoner et venir n'importe quand, même au milieu de la nuit, même lorsqu'il était en vacances, ce qui était le cas depuis trois semaines.

Lorsqu'il avait entendu le son de sa voix, il avait décidé de la voir immédiatement. Non seulement elle usait de cette prérogative pour la première fois, mais il s'inquiétait énormément pour la serveuse, qu'il appréciait de plus en plus. Il trouvait singulier que les deux patientes pour lesquelles il avait développé des sentiments bien au-delà du professionnel aient pu se rencontrer, aient pu choisir de s'aimer, même si, pour le moment, leur amour restait platonique. Il trouvait curieux, également, qu'elles aient toutes les deux un passé si sombre, bien que ce soit certainement à cause de celui-ci que leur relation était si profonde. Très intime également. Bien plus intime que si elles avaient fait l'amour. De toutes manières, elles n'étaient, pour l'instant, ni l'une, ni l'autre, prêtes à cela.

Elles réapprenaient à vivre. Ou plutôt, Regina apprenait la vie à Emma, tandis qu'elle-même réapprenait à vivre. Il était admiratif de la manière dont la veuve s'y prenait. D'un autre côté, la négociante avait été une meneuse d'hommes et une formatrice exceptionnelle du temps où elle était dans l'armée. Sa connaissance du genre humain était parfois intuitive, mais terriblement efficace. Faire vivre à Emma une enfance à laquelle elle n'avait jamais eu droit était un coup de maître. Y ajouter ses enfants, qui, eux aussi, avaient bien besoin d'une nouvelle enfance, était un coup de génie.

La barmaid continuait de faire vivement les cent pas. Sa colère était palpable. Il ne savait pas quelle était la raison de son ire, mais il était heureux de la voir manifester des émotions. La jeune femme avait tellement l'habitude d'étouffer celles-ci, qu'il désespérait de les voir apparaître, car, jusqu'à présent, seule Regina avait eu ce privilège. Et encore. Si rarement. Il hésitait. Devait-il laisser l'orpheline s'enfermer dans ces silences qui étaient sa seule véritable protection ? Ou devait-il l'inciter à parler ? Généralement, inciter la serveuse à parler était le meilleur moyen de la faire taire. Mais là, c'était la première fois qu'elle extériorisait ses sentiments. Il était vital qu'elle en parlât parce qu'elle avait muselé en elle toutes ses capacités de communiquer avec autrui et qu'il était indispensable qu'elle récupérât celles-ci.

Il sourit intérieurement. Lorsque l'orpheline marchait ainsi, si intensément, elle laissait transparaître toute la vitalité qu'elle possédait, une vitalité qu'elle avait rigoureusement réprimée. Sa manière d'être lui rappelait Regina. Lorsque la barmaid se serait réapproprié toutes les composantes de sa personnalité, elle aurait très certainement un aspect impétueux. Oui, c'était une excellente idée de la faire sortir de ses gonds. Il laissa passer un long moment, avant de dire calmement :

— « Vous êtes en colère.

— Non.

— Emma, ce sentiment que vous ressentez et qui vous pousse à faire les cent pas, cela s'appelle de la colère.

— Je ne suis pas en colère. Je ne suis pas comme Neal. Neal... Neal était toujours en colère. Et quand il était encore plus en colère que d'habitude, il... Il me faisait mal. »

« Il me faisait mal. » Archie détestait lorsque la jeune femme blonde employait cette expression. Elle avait, en effet, énormément de difficultés à réaliser que son ex-mari ne lui avait fait que du « mal ». Bien que le thérapeute tentât constamment de lui montrer combien c'était absurde, elle trouvait normales une partie des tortures qu'elle avait subies, à la fois parce qu'enfant elle n'avait connu que des familles maltraitantes qui lui avaient fait croire que c'était comme cela que se passaient les choses, à la fois parce qu'elle considérait qu'elle méritait ces sévices : si ses parents l'avaient abandonnée, c'était sûrement parce qu'elle était quelqu'un d'horrible et que, de ce fait, elle méritait de souffrir.

Lorsqu'Emma disait qu' « il lui faisait mal », elle évoquait donc une souffrance qui lui semblait au-delà du raisonnable, au-delà de ce qu'elle considérait comme une souffrance normale, une souffrance que n'importe qui d'autre aurait qualifiée d'inhumaine. Concrètement, cela signifiait que Neal l'avait violée par l'anus pendant des heures, qu'il l'avait volontairement fait saigner afin de prendre son pied à plusieurs reprises consécutives, sans doute après avoir absorbé quelques petites pilules bleues, ce dernier point étant l'opinion personnelle du psychologue. Ce type avait vraiment tout fait pour détruire la sexualité de l'orpheline. Regina allait réellement devoir faire preuve d'une extrême douceur et d'une immense patience. Mais le thérapeute ne s'inquiétait pas pour cela. La militaire avait beau avoir refusé d'intégrer les tireurs d'élite, elle n'en avait pas moins les qualités requises, dont le calme et la persévérance étaient les principales. Non. Ce qui l'inquiétait était qu'Emma s'assimilait à Neal. L'analyste avait toujours pensé que la jeune femme blonde s'était refermée sur elle-même pour se protéger de Neal. Il découvrait à l'instant qu'elle l'avait également fait parce qu'elle craignait d'être comme lui.

— « Emma. Vous n'êtes pas comme Neal. Vous ne l'avez jamais été et vous ne le serez jamais. Pourquoi ? Parce qu'il manque à Monsieur Cassidy une capacité essentielle, une capacité qui caractérise les véritables êtres humains. Il s'agit de l'empathie. L'aptitude de se mettre à la place d'autrui et d'imaginer ce qu'il peut ressentir. Votre ancien conjoint n'a aucune empathie. Et vous, vous en débordez. Vous avez parfaitement le droit, Emma, d'être en colère. Même de vous mettre dans des colères folles. La colère est un sentiment très humain, qui peut devenir une formidable alliée. Quant à ce qui anime Neal, ce n'est pas de la colère, mais de la haine. Une haine contre lui-même, qu'il retourne contre les autres, et vous en particulier.

— Non. Vous ne comprenez pas.

— Alors, expliquez-moi.

— Quand on est en colère, on n'a pas envie de tout casser, ou de tuer tout le monde.

— Être en colère, Emma, c'est précisément avoir envie de tout casser et de tuer tout le monde. Cela ne signifie pas que l'on va le faire. Encore que tout casser, cela peut parfois faire le plus grand bien. Vous pouvez également vous acheter un punching-ball et vous défouler dessus. Personnellement, si j'avais vécu ne serait-ce qu'un dixième de ce que vous avez vécu, je serai ivre de colère. Alors oui, Emma, vous avez le droit d'être en colère. Cela ne prouve nullement que vous soyez comme Neal. Dites-moi plutôt pourquoi vous êtes en colère, ou plutôt, contre qui êtes-vous en colère ? Est-ce Regina ?

— Comment ?!!! Non. Non.

— On a parfaitement le droit d'être en colère contre quelqu'un que l'on aime, vous savez.

— Je ne suis pas en colère contre Regina. Je suis en colère contre vous.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?

— Pourquoi êtes-vous en colère contre moi ?

— Je... »

Elle se tut, se repliant sur elle-même en croisant les mains sur son torse. Archie eut soudainement l'impression d'être revenu aux premières séances de l'orpheline, celles où il avait cru qu'il n'arriverait jamais à rompre son silence. Mais cette fois, il n'allait pas la laisser s'enfermer en elle-même. Car si la jeune femme continuait de bloquer ses émotions, ce n'était pas seulement sa colère qu'elle tairait, mais également l'amour qu'elle ressentait pour Regina, et cela n'eût été juste pour aucune des deux.

— « Pourquoi êtes-vous en colère après moi, Emma ? Si je vous ai fait du mal, si je vous ai blessée, il est normal que vous soyez fâchée. Mais si vous ne m'expliquez pas pourquoi, je recommencerai, parce que j'ignorerai comment l'éviter.

— Pourquoi lui avez-vous parlé de moi ?

— À Regina. Vous vous êtes enfin décidé à lui parler de Neal. C'est bien.

— C'est bien ?!!!

— Que vous ayez parlé de Neal à Regina ? Oui, c'est très bien. Parce que cela signifie beaucoup de choses. Cela signifie d'abord que vous faîtes de plus en plus confiance en Regina. Cela signifie ensuite que vous commencez à comprendre que vous aurez besoin d'aide pour vous protéger du réel danger que représente Monsieur Cassidy. Cela signifie enfin, et c'est pour moi le plus important, que vous réalisez que votre ancien tortionnaire n'a fait que tenter de vous détruire, ce qu'il n'a, — heureusement —, pas réussi à faire. Preuve que vous êtes bien plus forte que lui. Quant à moi, je n'ai pas parlé de vous à Regina, je lui ai simplement fait part de la menace que pourrait être votre ancien conjoint.

— C'est toujours mon mari.

— Il ne l'est plus. Vous l'avez quitté. Que quelques papiers ne confirment pas cette séparation n'indique pas que celle-ci n'est pas une pleine et entière réalité. Si vous n'aviez pas si peur, vous contacteriez un avocat et votre divorce serait acté. Mais la législation du divorce aux États-Unis n'est pas le sujet de notre discussion. Je vais donc vous le redire encore une fois, Emma : vous n'êtes pas Neal. Alors, expliquez-moi pourquoi vous êtes en colère après moi.

— Vous m'avez trahie. J'avais confiance en vous et vous m'avez trahie.

— Si je vous ai trahie alors que vous aviez confiance en moi, c'est une excellente raison d'être en colère. Mais je pense que vous avez encore un peu confiance en moi, — sans doute, d'ailleurs, devrai-je un jour remercier Regina pour cela —, je pense que vous avez encore confiance en moi parce que si ce n'était pas le cas, vous ne seriez pas dans ce bureau à m'engueuler. Ou à tenter de le faire. »

Elle ne répondit rien. Il laissa le silence s'étirer quelques instants avant de le rompre doucement.

« Emma... Parlez-moi des autres raisons de votre colère.

— J'ai peur. Je suis en colère parce que j'ai peur. Est-ce que vous le lui avez dit ?

— Non. Mais Regina n'est pas une imbécile : elle n'a pas besoin de moi pour savoir que vous avez peur. Emma, il y a trois raisons pour lesquelles je ne pourrais pas parler de vous avec votre dulcinée. La première est déontologique : les règles de ma profession impliquent que je ne peux parler à personne de mes patients, si ce n'est à un autre de mes confrères. La deuxième est que je vous aime beaucoup. Lorsque nous aurons fini avec le travail que nous effectuons ici, j'espère qu'un jour vous me ferez l'honneur d'être votre ami. La troisième est que j'aime également beaucoup Regina. Tout comme vous, elle a été ma patiente, mais ces derniers temps, petit à petit, à force de nous croiser dans les rues de Storybrooke, j'avais l'impression que nous pourrions peut-être devenir de véritables amis. Et croyez-moi, j'en suis très fier parce qu'avoir la confiance de Regina n'est pas donné à tout le monde. Une fois elle m'a parlé de vous. Pas grand-chose. Juste qu'elle avait une cliente extrêmement timide, très belle, profondément gentille et profondément sensible, une cliente qui aimait les mêmes livres qu'elle et qu'elle aurait aimé mieux connaître. Un soir, elle m'a téléphoné en me disant qu'elle vous avait donné mes coordonnées, qu'elle espérait que vous m'appelleriez, et que, dans ces conditions, il était préférable que nous cessions de nous voir. Elle ne m'a joint ensuite qu'une unique fois, pour savoir si passer ses soirées seule avec vous après nos séances n'était pas néfaste au travail que vous et moi effectuons. Mais cela, vous le savez. En fait, depuis que vous me consultez, je n'ai pas vu Regina une seule fois, si ce n'est au hasard dans la rue et, lorsque c'est le cas, nous nous contentons de nous saluer de loin. J'ai même cessé d'aller faire mes courses chez elle. Cela me manque, croyez-moi, parce qu'elle a un point de vue toujours très particulier sur les choses. C'est cependant la meilleure chose à faire pour vous, accessoirement pour moi, mais surtout pour vous.

— Elle a fait cela pour moi ?

— Elle a fait cela pour vous. »

La jeune femme blonde se tut à nouveau. Pour la première fois depuis le début de la séance, elle s'immobilisa totalement, pour finalement s'asseoir sur le fauteuil qu'elle avait l'habitude de prendre.

— « Pourquoi pour vous ?

— Elle m'a juste annoncé qu'elle estimait préférable de ne pas nous voir. Sans plus d'explication. J'ai pensé que c'était uniquement pour vous. Plus tard, j'ai réalisé que son choix me concernait également. Elle craignait, je pense, de m'influencer dans le travail que j'allais effectuer avec vous. Elle ne voulait pas qu'il ait d'interactions entre la relation professionnelle que j'allais établir avec vous et la relation personnelle qu'elle entretient avec vous. C'est pourquoi elle a mis de côté l'amitié que nous avions la possibilité de construire. Parce que je comprendrais. Et surtout parce que vous êtes très importante pour elle. Storybrooke est une petite ville, vous savez. Tout le monde finit par connaître tout le monde. Lorsque je vous dis que vous pouvez compter sur Regina, je ne le dis pas parce que je la connais, je le dis parce que tout le monde, ici, sait que Regina est quelqu'un de remarquable.

— Vous pensez vraiment que quelqu'un comme moi peut la fréquenter ?

— Oui. Bien que je ne sache pas exactement ce que vous entendez par « quelqu'un comme vous ». Le fait d'avoir un passé difficile ? Douloureux ? Le fait d'être orpheline ? Je suis sûr que vous savez que Regina n'a pas une histoire facile, qu'il y a de nombreux points communs entre son passé et le vôtre. Je pense que cela vous aide à mieux vous comprendre, mais la seule chose qui soit vraiment importante est que vous rendez Regina heureuse et qu'elle vous rend également heureuse, même si vous avez parfois du mal à l'accepter.

— Vous pensez que je la rends heureuse.

— Oui. »

Elle plongea dans l'une de ses réflexions intérieures dont elle avait le secret et dont il savait qu'il ne fallait pas l'en tirer. Il fallut un long moment avant que la jeune femme ne murmure :

— « Elle ne m'a pas dit que vous étiez amis.

— Nous ne le sommes pas. J'avais simplement l'impression que nous pourrions le devenir. Plus tard, lorsque je ne serai plus votre thérapeute, Regina et moi construirons, je l'espère, une amitié. Et je peux vous affirmer que nous ne parlerons pas de ce que vous m'avez confié, parce que si j'avais la malencontreuse idée de le faire, elle me ferait disparaître de sa vie sans aucune hésitation. Peu importe. Le fait est que pour l'instant, elle et moi ne sommes pas amis. Mais si vous voulez tout savoir, j'aimerais vraiment un jour pouvoir être ami avec vous deux. »

Il la laissa réfléchir, puis lui demanda :

« Êtes-vous toujours fâchée après moi ?

— Non. Je l'ai été lorsque j'ai compris que vous aviez parlé à Regina. Cependant, comme vous l'avez deviné, elle m'a fait comprendre que c'était inutile. Sauf que je suis à nouveau très en colère.

— Vous étiez donc en colère lorsque Regina vous a appris que je lui avais parlé de Neal ? Contre elle ? Contre moi ? Ou contre vous deux.

— Contre vous deux. Vous, parce que vous lui aviez parlé. Et elle, parce qu'elle ne m'en avait rien dit.

— C'est moi qui le lui aie demandé. Elle en était d'ailleurs fort contrariée parce qu'elle refusait de vous mentir. Mais je pensais que c'était le mieux pour vous, aussi a-t-elle accepté, à condition de pouvoir évoquer notre conversation si vous lui parliez de Neal. J'en déduis que vous avez enfin pu aborder le sujet de votre ex-mari.

— Non. Pas vraiment. Je lui ai dit, juste après votre départ en vacances, que vous vouliez que je lui parle de quelque chose et elle a deviné qu'il s'agissait de Neal. C'est là qu'elle m'a dit pour votre coup de téléphone. Elle m'a expliqué pourquoi vous deviez le faire. Du coup, je n'étais plus en colère, alors je ne comprends pas pourquoi tout à coup ma colère après vous est revenue. Zut, c'était il y a plus de trois semaines.

— Je suis la seule personne contre qui vous pouvez vous permettre d'être en colère.

— Vraiment ?

— Pour le moment, en tous cas. Avez-vous discuté avec Regina du danger que représente Monsieur Cassidy ?

— Non. Mais elle m'a proposé d'apprendre à me battre. »

Il y eut un véritable sourire sur le beau visage de la jeune femme, qui sembla redevenir enfant. Archie comprit instantanément que c'était effectivement la petite fille en Emma qui appréciait l'offre, sans doute parce que la petite orpheline aurait bien aimé savoir se défendre. Ce n'était pas, cependant, la petite fille qu'avait été la serveuse, c'était une autre petite fille, celle que la barmaid aurait pu être, celle que Regina lui faisait découvrir.

— « Cela vous plaît alors ?

— Oui, confirma-t-elle en même temps que s'élargissait son sourire. Elle m'a appris plein de mouvements, et aux enfants également. Nous avons décidé de le faire un peu tous les jours. Autant que possible. Avec ou sans les enfants, en fonction de nos emplois du temps. Sauf les jours où vous et moi nous verrons.

— Comment s'est passé votre premier entraînement ?

— Au début, il n'y avait que Regina, les enfants sont venus plus tard. J'avais un peu peur, vous savez. Non seulement de ne pas y arriver, mais aussi...

— D'être seule avec elle, qu'elle doive vous toucher d'une manière différente, qu'elle doive vous frapper.

— Oui. Mais elle ne m'a pas touchée. Enfin si mais, elle m'expliquait toujours les mouvements avant, me les montrait et si elle devait me toucher, elle me prévenait, genre « je vais t'aider à positionner ton pied ». Vous connaissez beaucoup de gens qui disent cela ?

— Et bien, je connais Regina.

— Vous êtes bête ! »

Archie décida qu'il aimait vraiment beaucoup cette petite fille en Emma. Il faudrait vraiment qu'il remercie la veuve. Maintenant, son job consistait à connecter entre elles les diverses parcelles de la personnalité de l'orpheline.

— « Donc, même lorsqu'elle a dû vous toucher, lorsque dans un combat elle vous a frappée, vous n'avez pas eu peur.

— Elle ne m'a jamais frappée. Elle me montrait des mouvements pour que je la frappe avant qu'elle ne puisse me toucher. De toutes manières, je n'ai jamais peur avec Regina. Je me sens en sécurité avec elle. Je ne m'étais jamais sentie en sécurité avant. Jamais. Et j'aime lorsqu'elle me prend dans ses bras. Elle ne tente jamais de me forcer. Elle pose toujours délicatement ses mains contre moi et elle me laisse décider de la pression. Quand j'ai peur, ce n'est pas d'elle, c'est parce que Neal revient dans ma tête.

— Vous aimez être dans les bras de Regina ?

— Oui... »

Elle se tut longtemps avant d'ajouter dans un murmure :

« C'est quelque chose que je n'ai jamais vécu, vous savez. Être dans les bras de quelqu'un. Aimer être dans les bras de quelqu'un. Avoir envie d'être dans les bras de quelqu'un. Même avec Lily, je n'aimais pas me tenir dans ses bras. Je n'avais pas envie d'y être parce que je ne m'y sentais pas à l'aise. Comme si... Comme si on allait m'enfermer. Et avec Neal... »

La jeune femme blonde se perdit à nouveau dans ses pensées. L'analyste, cependant, ne la laissa pas s'égarer :

— « Avec Neal ?

— Neal me faisait toujours mal. Ses gestes tendres se résumaient à me mettre une main au cul, à me jeter sur un lit pour m'arracher mes vêtements et à me pénétrer d'un coup brutal, sans préliminaire. Est-ce cela que vous voulez entendre ? »

Elle se leva avec rage, se mit à arpenter la pièce à grands pas, exprimant enfin l'une des véritables raisons qui l'avait fait venir si urgemment :

« Vous voulez entendre qu'il m'a dépucelée la nuit de nos noces avec une telle violence que j'ai cru en mourir ? Qu'il a continué de m'empaler brutalement pendant plus d'une heure, qu'il a recommencé après, qu'il m'a attachée avec des menottes tandis que je tentais de lui échapper et qu'à son réveil, il a continué encore et encore ? Qu'il m'a menacée avec son révolver, qu'il m'a tabassée plus d'une fois ? Qu'il a voulu ensuite que je me douche devant lui afin d'admirer mes blessures parce qu'elles montraient qu'il était un vrai mec ? Qu'il a écrasé violemment mes seins contre le mur carrelé de la cabine et m'a prise par le cul si bestialement que ce qu'il m'avait fait subir quelques temps auparavant m'est apparu d'une douceur infinie ? Savez-vous ce qu'il a fait pendant que je me recroquevillais pour lui échapper ? Il m'a tendu sa serviette mouillée de sperme en me disant que je serai heureuse de me sécher avec quelque chose qui portait son odeur !!! Neal était fier de me faire saigner et de me faire pleurer car cela prouvait qu'il m'aimait et que je l'aimais. Neal considérait que mon rôle d'épouse était de le faire jouir, et que sa jouissance était la seule jouissance que je pouvais ressentir. Je ne sais même pas ce que jouir veut dire. Quant à la tendresse, elle consistait pour Neal à me serrer tellement fort la nuit que j'avais l'impression qu'il allait m'étouffer, au point que je préférais parfois qu'il me baise parce qu'au moins après, il s'endormait immédiatement sans m'étouffer et que je n'avais pas à sentir son corps contre le mien ? C'est cela que vous souhaitiez entendre ? »

Elle se rassit brusquement, en proie à une amertume teintée de colère. Il était aussi bouleversé qu'elle, peut-être même plus, atterré et attristé qu'elle ait pu vivre de telles souffrances. Elle lui avait raconté plusieurs fois les sévices que le policier lui infligeait. Chaque fois, il pensait avoir atteint le summum de l'horreur. Chaque fois, il découvrait qu'il s'était trompé. Qu'il existait pire encore. Le plus terrible, selon lui, était que la jeune femme ne semblait pas toujours réaliser les atrocités qu'elle avait subies, les minimisant trop souvent. Il comprit, qu'à nouveau, elle ne voyait vraiment pas l'importance de qu'elle venait de lui raconter, et ce, bien qu'elle exprimait, sans doute pour la première fois, la colère qu'elle ressentait vis-à-vis de ce qu'elle avait subi.

Il la regarda attentivement, sans chercher à cacher la peine et la tristesse qu'il ressentait :

— « Non, Emma. Personne n'a envie d'entendre de telles choses. Il est néanmoins nécessaire que vous le disiez afin que nous puissions en parler et que vous réalisiez que ceci fait parti de votre passé, et non de votre présent. Cet homme a détruit ce qui aurait dû être un souvenir peut-être un peu désagréable, mais certainement pas un mauvais souvenir. Si vous souhaitez avoir un jour une sexualité épanouie avec Regina, vous allez devoir évoquer cette nuit avec elle, afin qu'elle vous aide à l'effacer et à en construire une qui sera un souvenir merveilleux. »

Elle remonta ses jambes sur le fauteuil, pour s'y blottir, apeurée peut-être par ce qu'il lui demandait. Il lui expliqua, le plus doucement possible :

« Je ne vous dis pas de lui en parler tout de suite, Emma. Il vous faudra sans doute du temps pour être capable de le faire. Mais c'est votre partenaire. Si vous vouliez qu'elle se repose entièrement sur vous, vous devez de la même manière vous reposer entièrement sur elle, ce qui signifie lui faire totalement confiance. Regina ne tente jamais de vous forcer, vous l'avez répété à plusieurs reprises. Ne pensez-vous pas qu'elle imagine parfaitement ce que vous avez vécu et qu'elle a besoin d'indices plus précis pour vous aider à vous construire de nouveaux souvenirs ? Où en êtes-vous dans vos rapports physiques avec elle ? Je ne parle pas du sexe. »

Elle mit longtemps à lui répondre, au point qu'il se demanda un instant s'il n'avait pas été trop vite en lui suggérant si rapidement de parler de sa nuit de noce à sa compagne. Il cherchait comment corriger son erreur lorsqu'elle murmura :

— « Regina est la seule. La seule personne dont j'accepte qu'elle me touche physiquement. Je ne sais pas pourquoi. C'est également la seule personne que je touche physiquement. Sauf lorsque je n'ai pas le choix, comme serrer la main de quelqu'un que l'on me présente, ou aider une personne âgée dans la rue. Je ne parle pas des enfants, bien sûr, je parle des adultes. Même vous, en qui j'ai plutôt confiance, ou mon voisin que je commence à apprécier, qui êtes les seules autres personnes que je fréquente un tant soit peu, je ne supporte pas que vous vous approchiez de moi, parce que je ne suis pas vraiment certaine de ce que vous allez me faire.

— Je ne vous ferai jamais de mal, Emma.

— Je sais. Je veux juste dire que je ne la contrôle pas. Cette peur que vous me frappiez, ou me violiez, alors que je sais parfaitement que vous n'en ferez rien. Savez-vous pourquoi je suis si heureuse que Neal ne m'ait jamais embrassée ? Avec sa bouche, je veux dire. Parce que lorsque Regina m'embrasse, aucun souvenir de Neal ne peut se glisser entre elle et moi.

— Y a-t-il d'autres moments où Neal n'interfère pas dans votre relation avec Regina ?

— Oui. Des tas d'autres. Elle est... Je ne sais pas. Comme si elle savait exactement quels gestes faire pour que je me sente bien.

— Ce que j'aimerais savoir, c'est à quels moments Neal s'incruste dans vos pensées, vous poussant, j'imagine, à vous éloigner d'elle.

— Pourquoi ?

— Pour que nous trouvions une solution afin qu'il ne fasse plus cela.

— Je... Je ne sais pas exactement. Parfois, il me semble qu'il est toujours là, comme s'il était collé à moi.

— Ce n'est que dans votre tête, Emma. Regina a-t-elle conscience de cette peur ?

— Oui. Enfin, je crois que oui, parce que c'est comme si elle le sentait. Elle desserre immédiatement ses bras, parfois même elle s'éloigne, mais...

— Mais vous vous sentez en sécurité dans ses bras.

— Oui.

— Dites-le lui, Emma. Dites-le lui ou faites-le lui comprendre. Dans tous les cas, ne la laissez pas s'éloigner de vous au moment où vous avez le plus besoin d'elle. Car vous voyez Emma, le seul moyen pour vous de vous débarrasser de ce Neal qui envahit votre esprit, c'est de l'effacer en vous créant de nouveaux souvenirs. »

Elle s'enfonça encore une fois dans le silence. Le thérapeute baissa doucement la lumière, juste un chouia. Il avait conscience qu'Emma se confiait mieux dans l'obscurité, aussi avait-il acheté ce commutateur, qu'il pouvait garder au creux de sa main et utiliser lorsqu'il le jugeait bon. Il vit la jeune femme blonde se détendre imperceptiblement.

« Retenez une seule chose : vous êtes heureuse dans les bras de Regina. Vous ne l'étiez pas avec Neal, aussi n'a-t-il pas sa place lorsque vous êtes avec elle. Appuyez-vous sur le fait que vous éprouvez du désir pour elle alors que vous n'en avez jamais éprouvé pour Neal, ni même pour Lily, si je vous écoute bien.

— Vous croyez vraiment qu'aimer être dans les bras de quelqu'un, c'est du désir ?

— Pas toujours. Ce n'est que le début. »

Il la laissa assimiler ce qu'il venait de lui dire, avant d'enchaîner :

« Qu'avez-vous ressenti pendant les cours de... Self-défense ?

— J'ignore si c'est du self-défense. Elle n'a pas précisé et je ne lui ai pas demandé. Elle a juste dit qu'elle m'apprendrait à me défendre, bien elle m'apprenne surtout à donner des coups. Elle pense que je suis une guerrière.

— Et vous ne l'êtes pas ?

— Je ne crois pas, non.

— Pourtant, vous avez échappé à Neal. Un policier expérimenté, violent, incapable de compassion. Je pense que seule une guerrière aurait pu le faire.

— Mouais.

— Vous n'avez pas répondu à ma question : qu'avez-vous ressenti pendant ces cours ? »

Elle soupira bruyamment, comme une enfant exaspérée. Le psychologue baissa encore la lumière, d'un cran toujours aussi minuscule.

« Ne me dites pas que c'est compliqué, Emma. Fermez les yeux. Visualisez ces entraînements, revivez-les, instant par instant, et essayez de mettre des mots sur ce que vous ressentez. »

Il fut étonné de la voir obéir, en profita pour baisser drastiquement la lumière. La pénombre les envahit. Il fallut un moment pour que l'obscurité nouvelle fût rompue par les paroles de la jeune femme blonde.

— « Au début, je me sens carrément bête. Je n'arrive à faire correctement aucun des mouvements qu'elle m'indique. Tout mon corps semblait crispé, bloqué, statufié. Jusqu'à ce qu'elle me touche la première fois. Il y a cette chaleur, comme à chaque fois qu'elle me touche, qui remonte à l'intérieur de moi, cette chaleur qui efface toutes les parties douloureuses dans mon corps. Elle a positionné plusieurs de mes membres. Lorsqu'elle a eu terminé, il y eut un truc bizarre, une sorte de « tchic » à l'intérieur de moi. J'ai senti des tas d'étoiles, pas des étoiles comme celles que je ressens lorsque je suis dans ses bras. Les étoiles que je ressens lorsque je suis dans ses bras, elles sont douces, légères, virevoltantes. Mais ces étoiles-là, elles ressemblaient à des étoiles filantes. Elles ont envahi mon corps d'un éclair lumineux. Celui-ci est devenu plus grand, plus je-ne-sais-pas-trop-quoi, et l'enchaînement qu'elle me montrait est devenu tout simple.

— Vous parlez de votre premier cours ?

— Oui.

— Vous avez conservé les étoiles ?

— Oui... C'est même comme cela que je sais que j'ai bien positionné mon corps. Lorsque j'ai parlé des étoiles à Regina, vous savez, j'avais un peu peur qu'elle se moque de moi, mais elle n'a jamais les réactions que j'attends. Elle m'a demandé la permission, puis elle m'a prise dans ses bras, tout doucement, et elle m'a embrassée encore plus doucement. Des fois, j'ai même l'impression que sa phrase préférée durant nos cours, c'est : « Est-ce que tu sens les étoiles ? » et cela me fait toujours sourire. »

Ses yeux pétillèrent un instant, puis elle reprit :

« Bref. Les enfants sont arrivés et c'est devenu un peu comme un jeu. Ensuite, nous avons mangé tous ensemble. Je suis rentrée parce que je travaillais tôt le lendemain. De toutes manières, le dimanche soir, je préfère qu'ils restent en famille. Sans moi, je veux dire.

— Sont-ils d'accord avec cela ?

— Ils disent toujours que « non » mais je pense que c'est mieux ainsi.

— Lorsque vous dites « ils », vous parlez de Regina ou des enfants ?

— Des enfants. Regina leur demande toujours de respecter ma décision. C'est... Elle respecte toujours ce que je désire et c'est un peu perturbant parfois.

— Pourquoi ?

— Je n'ai pas l'habitude, je crois.

— Les cours ont continué ?

— Oui, oui.

— Et c'était toujours aussi bien ?

— Oh oui ! »

Malgré la pénombre, il put la voir sourire, détendue comme il l'avait rarement vue. C'était, paradoxalement, parce qu'elle avait enfin évoqué cette atroce nuit de noce, sur laquelle il n'avait cessé de s'interroger une fois connue la teneur de son mariage. Elle ne s'était jamais, jusqu'à présent, exprimée sur les souffrances qu'elle avait ressenties. Elle avait parlé des faits. Avec une certaine froideur, comme s'ils étaient arrivés à quelqu'un d'autre qu'elle. Étrangement, dire sa douleur était justement ce qui lui avait permis de mettre des mots sur les sensations physiques que Regina lui offrait. De les accepter avec bonheur. Il la laissa savourer ce moment, avant de la ramener à une autre réalité, tout en se sentant désolé de devoir rompre cet instant :

— « Qu'est-ce qui vous a mis en colère, alors ?

— J'ai fait un cauchemar, répondit-elle sans hésiter, ce qui le surprit un peu, mais manifestement, partager sa plus grande souffrance, et sans doute sa plus grande honte, libérait sa parole. Je fais toujours des cauchemars, vous le savez, n'est-ce pas ?

— Oui. Vous m'en avez souvent parlé. Vous revoyez votre vie avec Neal, particulièrement les viols et les moments où il vous battait.

— Il y eut une nuit où je n'en ai pas fait du tout. Depuis ce moment, j'en fais beaucoup moins. Parfois, je n'en ai même aucun. »

Elle s'arrêta soudainement de parler, comme si elle était encore surprise par ce fait. Il décida de la relancer immédiatement, car il avait conscience que la jeune femme n'avait pas abordé tout ce qui la tracassait vraiment.

— « Ce sont les nuits où vous dormiez avec Regina.

— Comment le savez-vous ?

— À cause de ce que vous m'avez dit : vous vous sentez en sécurité dans ses bras.

— Oh ! Vous pensez que c'est pour cela ?

— C'est en tous cas possible. Quand cela-t-il eu lieu ?

— Juste avant que vous ne partiez en vacances. Après notre dernière séance. C'est le lendemain qu'elle m'a proposé d'apprendre à me battre.

— Vous aviez remarqué que vous perdiez peu à peu l'habitude vous réveiller toutes les deux heures. Est-ce toujours le cas ?

— Oui.

— C'est bien. Et ce cauchemar ? Je suppose qu'il était différent des autres.

— Oui.

— Qu'est-ce qui le différenciait des autres ?

— Je tuais Neal. »

« Hourrah ! » pensa Archie de manière fort peu professionnelle. « Elle commence enfin à comprendre toutes les atrocités qu'on lui a infligées. »

« C'est mon cauchemar le plus atroce. Celui qui revient le plus souvent. Celui où je revis, encore et encore, toute ma nuit de noce. Mais cette nuit, alors qu'il allait me prendre dans la douche, j'utilisais les mouvements que Regina m'a appris et je tuais Neal. J'étais tellement en colère après lui que je ne pouvais plus m'arrêter. Je lui avais fracassé la tête contre le carrelage et je regardais les éclaboussures rouges sur les carreaux blancs. Je n'avais absolument aucun remord. J'ai levé les yeux vers la glace. Je m'y suis vue couverte de sang, son sang à lui, et c'est ce qui m'a réveillée.

— Ce n'est qu'un cauchemar, Emma. Assassiner quelqu'un en songe ne signifie nullement que vous le ferez dans la réalité. En revanche, je trouve très positif que vous envisagiez de vous défendre contre Neal et que vous soyez capable de le faire. Même si c'est dans un rêve.

— Et si cela se passait en vrai ?

— Il faudrait déjà que Monsieur Cassidy vous retrouve et ce n'est pas le cas.

— Pour l'instant.

— Admettons. D'ici là, vous aurez certainement appris à maîtriser cette colère. Vous serez alors capable de vous défendre ET de vous arrêter à temps.

— Et si je n'en étais pas capable ? De m'arrêter à temps.

— Regina est une excellente formatrice. Vous avez confiance en elle. Continuez. Vous est-il arrivé de perdre pied dans le réel ? De ne plus maîtriser cette colère ?

— Oui. »

Il ressentit toute la honte qu'elle éprouvait. Il sut, instinctivement, qu'après toutes ces tergiversations elle abordait le point qui la tracassait le plus, celui qui l'avait finalement décidé à lui téléphoner et il fut immédiatement persuadé que cela avait un rapport direct avec sa relation avec l'ancienne militaire.

— « Racontez-moi.

— C'était pendant l'entraînement. Comme vous paraissez l'avoir deviné. Celui d'hier. Regina m'a dévoilé une sorte de mannequin. Elle m'a demandé d'imaginer qu'il s'agissait de Neal et d'effectuer les enchaînements qu'elle m'avait montrés. Et plus je répétais les combinaisons qu'elle m'avait apprises, plus ma colère montait. Avec ma colère, mes mouvements sont devenus infiniment plus efficaces. Je ne sais pas ce qui s'est passé. À un moment, j'ai pété un câble et j'ai fracassé le mannequin. Je ne pouvais plus m'arrêter jusqu'à ce que j'éclate en sanglots. Ensuite, Regina m'a prise dans ses bras. Elle m'a bercée longtemps en m'expliquant que ce n'était pas grave. Mais c'est grave, n'est-ce pas ?

— Non. C'est un peu à cela que servent les mannequins. À passer ses nerfs. J'imagine que c'est ensuite que votre cauchemar a eu lieu. Une scène identique mais avec Neal à la place du mannequin. Pourquoi ne pas être restée dormir avec Regina ?

— C'est ce qu'elle souhaitait mais je n'ai pas voulu. Elle m'a cependant fait promettre de vous appeler si je ne me sentais pas bien.

— C'était un très bon conseil. Je suis très content que vous l'ayez suivi. Pourquoi avez-vous refusé de dormir avec Regina ?

— J'avais peur que tout remonte, peur que ce soit à elle que je fasse du mal au lieu de Neal.

— Cela n'arrivera pas, Emma. Et si par malchance Regina se prenait un coup parce que vous êtes en plein cauchemar, elle ne vous en voudrait pas. Elle est parfaitement capable de faire la différence entre votre cauchemar et ce que vous vivez quotidiennement avec elle. Croyez-vous être la seule personne dont les traumatismes ressortent au cours de cauchemars ? Essayons d'inverser les rôles un instant. Regina est en plein cauchemar. Au cours de celui-ci, elle vous donne un coup alors que vous tentez de la réveiller. Lui en voudriez-vous ?

— Non. Bien sûr que non.

— Alors pourquoi voulez-vous qu'elle vous en veuille ?

— Je crois que je suis trop abîmée pour elle.

— Vous n'êtes pas la seule à être abîmée. C'est sans doute pour cela que vous vous comprenez mutuellement si bien. Vos blessures, contrairement à ce que vous imaginez, vous permettent d'avoir une perception des choses unique. C'est cette perception, entre autres, qui fait de vous quelqu'un d'infiniment intéressant. En guérissant, vos blessures vous enrichissent Emma. Soyez-en persuadée.

— Si vous le dites. »

Le thérapeute décida de ne pas relever, préférant revenir sur le thème le moins douloureux de la séance :

— « Il semblerait en tous cas que ces cours d'auto-défense réveillent votre colère. »

Elle le regarda dans les yeux, quelque peu paniquée :

— « Alors il faut que j'arrête ?

— Surtout pas, la rassura-t-il. Ces cours vous font beaucoup de bien. Ils vous permettent de vous réapproprier votre corps et c'est fondamental pour vous.

— Vous croyez ?

— Emma. J'ai appris aujourd'hui ce qui est certainement l'un de vos plus gros traumatismes physique : votre nuit de noces. Jusqu'à présent, vous n'avez pas été capable d'en parler. Vous avez également été capable de parler des émotions physiques que vous vivez avec Regina. Croyez-moi lorsque je vous dis que ces cours sont fondamentaux pour vous. Le fait, de plus, qu'ils se passent avec Regina, est une autre manière pour votre couple de vous découvrir physiquement. Ce qui, sur le long terme, sera un véritable bienfait. Essayez de trouver une dernière raison pour laquelle ils sont essentiels.

— Ma colère.

— Excellent. Il y a beaucoup de colère en vous, Emma, une colère que vous refoulez depuis des années, une colère qui ne cherche qu'à s'exprimer. C'est pourquoi je pense qu'apprendre à vous battre, à vous défendre, vous permettra de la faire jaillir, d'apprendre à la canaliser et de l'évacuer. Comme vous venez de le faire avec moi. C'est aussi le but de ce cabinet : vous donner un lieu où vous pourrez vous décharger de votre colère.

— Et de ma peur ?

— Et de votre peur. Bien qu'il me semble que Regina ait décidé de prendre celle-ci en main. Si vous êtes d'accord, laissons la militaire vous apprendre à gérer votre peur et votre colère pendant qu'ensemble, nous tenterons d'en trouver les causes et, si possible, de vous en débarrasser. Cette idée vous convient-elle ? »

Elle préféra acquiescer d'un mouvement de tête, comme si le silence de la pièce devenue sombre la rassurait, comme si le rompre aurait pu détruire sa résolution. Il finit par lui dire, tout doucement, tel un murmure :

« Bien. Vous souvenez-vous de ce dont nous avions convenu avant que je ne parte en vacances ? »

La jeune femme blonde mit un instant avant de lui répondre :

— « Oui.

— Seriez-vous prête à le faire ?

— Pourquoi tenez-vous tellement à ce que je vous raconte la manière dont je me suis enfuie de chez Neal ?

— Je sais que c'est très douloureux pour vous, Emma, d'évoquer ces souvenirs. Mais si vous n'en parlez pas, comme je vous l'ai déjà dit, vous ne pourrez jamais transformer la perception que vous en avez. Ils continueront de planer au-dessus de vous et d'empoisonner votre vie actuelle. Nous devons faire en sorte que ce que vous avez vécu avec votre ex-conjoint appartienne à votre passé et n'interfère pas avec votre présent.

— Ce ne sera jamais possible, vous savez. Un jour, Neal me retrouvera et il me ramènera avec lui. Pour toujours.

— Si Monsieur Cassidy vous retrouve, nous ferons en sorte qu'il ne puisse jamais vous ramener avec lui. Afin que, si vous le désirez, vous puissiez, pour toujours, rester à Storybrooke. Pourquoi pensez-vous que Regina vous apprend à vous battre ? Je souhaite, quant à moi, que vous compreniez que vous êtes bien plus forte que ce petit flic de pacotille. Aussi ai-je besoin, pour cela, que vous acceptiez de me raconter votre fuite. Êtes-vous d'accord ?

— Oui, souffla-t-elle doucement.

— Souhaitez-vous que j'éteigne entièrement la lumière ?

— Oui », souffla-t-elle encore une fois, avec cette fois un réel soulagement.

Le thérapeute éteignit définitivement la lumière, non sans avoir auparavant, déposé une boite de mouchoirs en papier tout doux à portée de mains de sa patiente. Une fois l'obscurité installée, il attendit.

Lorsqu'ils avaient commencé à travailler ensemble, quelques mois auparavant, Emma lui avait expliqué qu'elle avait utilisé la troisième personne pour raconter son passé à Regina, comme si elle parlait d'une autre personne qu'elle-même. Que le fait qu'il fasse sombre lui avait permis de se confier. Certes, elle n'avait pas tout dit à la négociante, mais c'était la première fois qu'elle parlait véritablement de son histoire à quelqu'un. Ils avaient convenu, avec Archie, qu'elle pouvait continuer d'utiliser la troisième personne si elle le souhaitait, à condition qu'elle dise absolument tout, y compris ce qu'elle avait caché à Regina.

Le thérapeute savait que, pour l'instant, c'était le seul moyen pour Emma d'aborder son passé. Il n'ignorait pas, cependant, qu'il faudrait un jour que celle-ci puisse constamment employer un « je », comme elle l'avait fait en évoquant sa nuit de noce, chose que sa colère avait rendu possible. Ce fut pourquoi il ressentit une immense joie lorsque l'orpheline murmura :

— « Je n'étais pas sûre d'y arriver.

— À vous enfuir ?

— Oui.

— Quand avez-vous pris cette décision ?

— Je pourrais vous dire lorsque nous sommes rentrés dans sa maison, le lendemain de notre mariage, lorsqu'il m'a frappée et violée pour la première fois. Lorsqu'il m'a annoncé qu'il avait envoyé en mon nom une lettre de démission à mon travail et qu'il avait de la même manière résilié mon bail d'appartement. Lorsqu'il m'a enchaînée au lit. Mais en réalité, c'est venu beaucoup, beaucoup plus tard. Je m'étais mariée à ce type. Je ne me souvenais même pas lui avoir dit « oui », néanmoins je l'avais fait. Il avait été si doux les mois précédant notre union. Si gentil à chaque fois que je le rencontrai par hasard. Et j'étais si triste.

— Parce que votre ami Marco était mort ?

— Oui.

— Qu'avez-vous pensé lorsque Monsieur Cassidy vous a violée pour la première fois ?

— Que je l'avais mérité. De toutes manières, à chaque fois que je protestais, il me tabassait. Puis, il m'offrait des fleurs, répétait plusieurs fois qu'il m'aimait, m'expliquait gentiment que c'était le rôle d'une femme, que je ne connaissais rien au mariage et qu'il devait tout m'apprendre à ce propos parce que j'étais trop jeune et trop bête.

— Quel âge aviez-vous ?

— Dix-neuf ans. Je venais de les avoir. Nous nous sommes mariés exactement douze mois après le décès de Marco, qui avait eu lieu quelques jours après ma majorité.

— Dix-neuf ans. C'est terriblement jeune pour se marier.

— Regina m'a dit la même chose.

— Je n'en suis guère surpris. Certaines personnes ont crié au scandale, lorsque celle-ci s'est installée avec Daniel sans être mariée. Mais tous deux estimaient nécessaire de « vérifier s'ils étaient compatibles au quotidien », je cite, avant d'envisager de s'unir pour la vie. Et mon point de vue est qu'ils faisaient preuve d'une grande sagesse en agissant de la sorte. Mais revenons, si vous le voulez bien, à ce qui s'est passé avec Neal après ce simulacre de nuit de noce.

— Vous tentez de me manipuler un peu là ?

— Un peu. Je voudrais surtout que vous appreniez à voir les choses autrement. Ensuite ?

— Ensuite, il m'a enchaînée pendant quasiment une année entière, peut-être plus...

— Vous m'avez parlé d'une famille à Milwaukee où le père vous attachait au radiateur. Il aimait également vous frapper avec une badine de cuir. Quel âge aviez-vous ? Huit ans ? Neuf ans ?

— Sept ans. Je suis restée chez eux pendant presque deux ans.

— Ce que vous avez vécu dans votre enfance vous a-t-il permis de mieux supporter ce que votre ex-conjoint vous faisait subir ? De trouver que ce qui se passait dans votre mariage était normal ?

— Je... »

Elle s'arrêta, comme si la surprise l'étouffait.

« Je n'avais jamais fait le lien. Mais oui. Je crois même que c'est pour cela que j'ai pensé que cela était normal.

— Cela ne l'était pas, Emma, vous en avez conscience ?

— Oui, oui...

— Recommençons. Avez-vous conscience, Emma, qu'il n'est pas normal d'attacher quelqu'un, qu'il n'est pas normal de le tabasser, et ce, quelle qu'en soit la raison ?

— Oui.

— Mais ?

— L'assistante sociale, — c'était une nouvelle —, qui a compris que l'on m'attachait ainsi, elle a été renvoyée juste après m'avoir sortie de là-bas. Il parait que c'était à cause de moi. Parce qu'elle m'avait ramenée à l'orphelinat et qu'elle avait privé celui-ci d'un lieu d'accueil. La famille suivante, en tous cas, ne me frappait pas. Elle ne m'attachait pas non plus. De ce côté-là, c'était pas mal. Si ce n'est qu'ils oubliaient très souvent de me nourrir.

— Je ne sais pas ce que je serai devenu si j'avais vécu une enfance aussi inhabituelle que la vôtre, Emma. Il y a une chose cependant dont je suis certain : c'est que celle-ci vous a rendue plus forte et c'est cette force qui vous a permis de survivre à l'enfer que Monsieur Cassidy vous faisait vivre quotidiennement. Quand avez-vous commencé à vouloir vous enfuir ?

— Au début, je pensais vraiment que je ne partirai jamais. Que toute ma vie, je serai au service de Neal. Mais je pensais de plus en plus à Marco. J'avais beau savoir qu'il était mort, je pensais constamment à lui. À ce qu'il me disait.

— Que vous disait-il ?

— Que ce que je connaissais de la vie n'avait rien à voir avec la vraie vie.

— Il avait raison, vous savez.

— Oui. Maintenant que je connais Regina et que je la vois avec ses enfants, je réalise qu'il avait raison.

— Pas lorsque vous étiez avec Neal ?

— Non. Pas vraiment. En tous cas, pas au début. J'étais... Je ne sais comment vous expliquer. Assommée. Hagarde. Incapable de... Penser, réfléchir. Il me faisait mal. Constamment. Il partait en me laissant attachée à un pied du lit, dans une maison glaciale, après m'avoir dit qu'il m'aimait comme il n'avait jamais aimé personne. Je tentais de me soigner et d'être un peu propre, parce que si je ne le faisais pas, les viols et les coups duraient encore plus longtemps. Il me faisait... de plus en plus mal... »

Elle se tut un long moment, durant lequel Archie visualisait avec peine les violences qu'elle avait subies. Elle reprit dans un souffle, d'une voix devenue monocorde :

« Alors j'ai vraiment essayé de faire exactement, exactement, tout ce qu'il désirait. Je voulais être la femme parfaite uniquement parce que je souhaitais avoir... Juste, un peu moins mal. Une fois, deux ans peut-être après notre mariage, il avait cessé de m'attacher constamment. Ce jour-là, il avait oublié de prendre la télécommande de la télévision. J'ai rapidement fait le ménage et tout ce qu'il exigeait que j'effectue durant son absence. Ensuite, j'ai pu regarder ce que je voulais. Il y avait une chaîne... Passionnante. Il n'y passait que des documentaires. L'un d'eux portait sur le viol conjugal. J'ai éteint la télé après. Parce que cela avait tout changé. Neal disait que c'était mon devoir, que je devais assouvir tous ses besoins. Que c'était cela l'amour. Mais ce documentaire disait tout autre chose. Lorsqu'il est revenu le soir, je lui ai dit « non » pour la première fois. Il m'a répondu que j'en avais envie parce que lui, en avait envie. Vous savez... Avant j'avais mal, mais j'ai l'habitude d'avoir mal, alors... Mais là, j'ai vraiment eu mal. Comme si en plus de me blesser, il me détruisait. Un jour, je me suis rendue compte que je n'avais plus de larmes. Que je faisais exactement ce qu'il voulait. Qu'il continuait pourtant de me battre et de me violer. Alors, j'ai commencé à penser qu'il fallait que je trouve un moyen de m'enfuir de là. Et cela débutait par « faire en sorte qu'il ne m'enchaîne plus jamais », car, même s'il avait cessé de le faire quotidiennement, cela lui arrivait encore.

— Quelle était la deuxième étape ?

— L'obliger à me faire sortir de la maison.

— Comment avez-vous fait ?

— Comme il refusait que je sorte, c'était lui qui s'occupait des courses. Au début, il ne me demandait rien. Je ratais donc parfois des plats. Je lui expliquais qu'il n'avait pas acheté ce qu'il fallait. Il me tabassait toujours, mais vous savez, ce qui est drôle lorsque l'on se fait tabasser tous les jours, c'est que cela n'a plus aucune importance. Alors je faisais exprès de rater des plats et il a fini par me demander ce qu'il devait acheter. Comme il n'y connaissait rien, ce fut assez facile de me débrouiller pour qu'il ne ramène pas ce qui était nécessaire. Je lui écrivais des listes de courses de plus en plus longues, avec des produits ou des objets qu'il était incapable de trouver, tout simplement parce qu'il ne savait pas ce dont il s'agissait. Il m'a beaucoup tabassée mais je l'ai eu à l'usure. Au bout d'un certain temps, il a fini par m'emmener faire les courses. À partir de là, je lui ai vraiment préparé de délicieux repas. Et s'il ne m'emmenait pas faire les courses, s'il m'attachait, c'était de nouveau nettement moins bon. Plus je prenais l'air débile, plus j'obtenais de liberté. Sa plus grosse erreur : me permettre d'aller à la bibliothèque. J'en ai vraiment bavé la première fois. Mais comme il n'a jamais regardé les bouquins que je prenais, il n'a jamais réalisé tout ce que j'ai pu apprendre grâce aux livres.

— Donnez-moi un exemple.

— Les téléphones portables. J'ai tout appris sur leur fonctionnement.

— C'est très malin.

— Je ne sais pas. J'ai mis plus d'une année à préparer ma fuite.

— Durant laquelle vous avez trouvé le moyen de lui dérober ses clefs et d'acheter un téléphone portable prépayé ?

— Oui. Enfin, les clefs, c'était un coup de chance : il avait oublié de les ranger et j'ai pu les lui voler. Mais à partir du moment où je les avais, tout devenait possible.

— Vous avez été très persévérante. Réussir à élaborer votre plan, réussir à le tromper, réussir à garder bien cachés tous ces objets dont vous aviez besoin pour vous enfuir, tout en étant régulièrement violée et tabassée, tout cela indique une très grande force de caractère, Emma.

— Vous le pensez vraiment ?

— Oui, Emma, je le pense vraiment. »

Il devina qu'elle devait pleurer. Il la laissa retrouver son calme avant de la relancer sur un sujet plus neutre.

« Vous aimez lire ?

— Oui. Avec mes familles d'accueil, j'avais rarement l'occasion de le faire. Uniquement à l'école. J'empruntais tout ce que je pouvais et je lisais à chaque fois que j'en avais l'occasion. Vous allez trouver cela étrange, mais le fait que Neal m'emmène une fois par mois à la bibliothèque était un immense bonheur pour moi. Personne n'avait jamais fait cela pour moi. D'autant que, je ne sais pas pourquoi, mais la bibliothécaire me laissait prendre le double des livres autorisés. Je n'ai pas appris que sur les téléphones portables, j'ai appris la grammaire, la littérature, la science. Tout ce que je n'avais pas pu apprendre à l'école parce que j'en changeais constamment ou qu'elles étaient vraiment trop minables. Neal faisait constamment des fautes lorsqu'il parlait. Je crois que maintenant je ne supporte plus que l'on en fasse. Regina aime beaucoup lire également et c'est la première fois que je peux parler avec quelqu'un des livres que j'ai lus.

— Neal ne lisait pas ?

— Jamais. Il trouvait que c'était un truc de gonzesse.

— Un truc de gonzesse qui vous a permis de lui échapper. Je pense que la lecture vous a rendu bien plus forte que lui. Tout comme je pense que vous êtes bien plus intelligente que lui. »

Il la sentit dubitative, mais, encore une fois, il décida de ne pas insister. Il préférait que l'idée fasse doucement son chemin car il avait pleinement conscience qu'insister ramenait Emma à ses années d'emprisonnement. Il fallait glisser l'idée, la laisser pénétrer peu à peu, y revenir plus tard. Il reprit à mi-voix.

« Vous avez donc réussi à acheter un téléphone portable sans qu'il s'en doute. Mais vous avez attendu quelques mois avant de vous enfuir. Pourquoi ?

— Il était très radin, je vous l'ai dit, n'est-ce pas ?

— Oui.

— L'hiver, dans sa maison, il faisait terriblement froid. Comme il ne voulait pas trop se geler, il prenait toujours beaucoup plus de gardes durant cette période : ainsi, il restait au chaud à son travail au lieu d'être frigorifié dans sa grande bâtisse. Il travaillait le week-end pour les primes. Par ailleurs, il prenait toujours son tour lors de la Saint Valentin. Il disait que c'était une fête commerciale et que cela ne valait pas la peine de la souhaiter. J'avais calculé que la Saint-Valentin tombait un lundi. Il allait donc être absent durant trois jours : le samedi soir, le dimanche et le lundi. Il ne serait de retour que le mardi dans la journée. J'avais prévu de m'évader le samedi soir. Cela me donnait deux jours entiers pour disparaître. J'avais tout calculé. J'avais emprunté à la bibliothèque un livre sur la ville, qui contenait un plan détachable. Je ne l'ai pas volé, vous savez. Je l'ai renvoyé, plus tard, longtemps plus tard, mais je l'ai renvoyé. J'ai également appris dans ce livre qu'il y avait plus de deux cents départs de bus par jour.

— Vous avez donc décidé d'utiliser les bus. C'est très malin. Beaucoup moins de surveillance, beaucoup plus de monde.

— Je ne sais pas. J'ai fait des choses vraiment minables pour m'échapper...

— Faire des choses minables ne signifie pas que l'on est quelqu'un de minable. Particulièrement s'il s'agit de tromper un adversaire. Ce que vous considérez comme minable peut être considéré comme « rusé ».

— Des choses avilissantes. Je me suis volontairement salie.

— Emma. Il vous violait et vous tabassait. Si quelqu'un vous a salie, pour reprendre votre expression, c'est lui. Pas vous. Je n'aime pas, d'ailleurs, cette expression « salie ». Si quelqu'un est « sale », c'est lui. C'est lui qui s'est sali, avili. À cause de ce qu'il vous faisait. Il n'a pas réussi à vous salir, Emma. Tout comme il n'a pas réussi à vous détruire. Malgré toutes ses tentatives, il a échoué. Il a même lamentablement échoué. »

Il se tut un instant, afin de laisser l'idée s'imprégner, puis reprit :

« Emma. Vous auriez pu le tuer. Vous auriez pu prendre un couteau et le massacrer. Vous ne l'avez pas fait. Vous avez été bien meilleure que lui. Vous avez utilisé les armes que vous aviez à portée de vous. C'est ce qui fait de vous une guerrière. En vérité, vous avez utilisé les seule armes que vous pouviez utiliser : vous. Et lui. Vous avez utilisé votre intelligence, votre persévérance, vos connaissances. Vous avez utilisé sa bêtise et sa paranoïa. Vous n'avez pas à culpabiliser pour cela. Surtout après ce qu'il vous a fait vivre.

— Je ne sais pas.

— Moi, je sais. Racontez-moi cette dernière journée avec lui. Racontez-moi comment vous vous êtes enfuie. C'est le meilleur moyen de savoir si j'ai raison ou si j'ai tort. »

Elle hésita. Il pensa un instant qu'elle pleurait encore une fois et s'en sentit profondément désolé. Il détestait ces moments où il devait ramener un patient dans un passé douloureux afin que celui-ci puisse le percevoir autrement, afin que celui-ci puisse se reconstruire. Il s'apprêtait à l'interpeler lorsqu'elle commença à parler d'une voix atone :

— « Il neigeait. Lorsque je me suis réveillée et que j'ai regardé par la fenêtre du salon, une fragile couche blanche recouvrait les jardins de Boston... »

La voix d'Emma devint un murmure délicat dans lequel se plongea le thérapeute. Les mots, ciselés, se transformaient en images, parfois crues, tel un film qu'il aurait regardé, si ce n'était qu'il s'agissait d'une réalité passée.

« Le ciel de février, encore gris la veille, prenait une nuance bleu glacier. Il gelait au dehors. C'était le samedi 12 février, très tôt le matin. Avant de tirer la chasse, la jeune femme blonde scruta la cuvette des toilettes, à la recherche de la moindre goutte de sang. En vain. Ses reins pourtant la torturaient, propageant une douleur sourde dans tout son corps. Celle-ci, en autres choses, l'avait tenue éveillée pendant des heures, tandis que son mari alcoolisé ronflait à ses côtés. Après avoir fermé la porte, elle boitilla en direction de la cuisine, tout en se disant que ce soir, son calvaire s'achèverait. Elle devait se montrer d'une extrême prudence, suivre son plan à la lettre, afin de ne pas éveiller les soupçons de son conjoint. Après quatre années d'enfer, elle savait désormais comment s'y prendre.

Il devait travailler en début de soirée et se réveillerait vers midi. La maison étant glaciale, elle enfila un sweat-shirt rouge par-dessus sa nuisette. Elle entrouvrit également la porte du placard sous l'évier car elle savait qu'elle devrait ôter le vêtement chaud dès qu'elle entendrait son mari approcher. Il exigeait qu'elle porte un déshabillé pour le petit déjeuner, alors qu'il était toujours entièrement habillé. Elle détestait ces chemises de nuit affriolantes qu'il lui achetait comme s'il s'agissait de la huitième merveille du monde : elle n'y voyait qu'un moyen de faire d'elle un objet sexuel. Un objet. Pas une personne.

Elle prépara divers plats qu'elle prit un malin plaisir à rater. Elle les mit tous à congeler. Vers onze heures, elle alluma la cafetière, disposa le lait et le sucre sur la table, ainsi que le beurre. Elle prépara ensuite les couverts du policier. Elle glissa deux tranches de pain dans le grille-pain, posa le tout sur la table. Elle l'entendit ouvrir le coffre où il rangeait, dès son retour à la maison, ses clefs, son révolver et son téléphone portable, afin d'en ôter ceux-ci. Elle l'entendit charger d'abord son arme de service, puis son arme de secours. Au fil du temps, elle avait appris à différencier les deux. Elle l'entendit clipper son téléphone. Elle n'eut que le temps de cacher son pull dans le placard lorsque Neal apparut dans la cuisine. Il s'installa à table pendant qu'Emma lui apportait sa tasse de café. Il passa une main pesante sur les fesses de la jeune femme, qui serra les dents en sentant la bile remonter le long de son estomac.

— « J'ai dormi comme un loir, dit-il. À quelle heure on s'est couchés hier soir ?

— Vers 22h30 ?

— Désolé pour hier soir. Je ne voulais pas agir comme ça. »

Comme si s'excuser pouvait effacer ce qu'il lui faisait quotidiennement. Mais elle ne laissa rien paraître de ses pensées et murmura :

— « Ne t'inquiète pas, mon amour. Ton petit déjeuner sera prêt dans quelques instants. »

Devant la cuisinière, elle retourna avec la spatule le bacon. Lorsque celui-ci fut croustillant, elle en déposa une grande partie dans l'assiette de l'homme, un peu dans la sienne. Le policier piquait une crise dès qu'elle paraissait manger trop, affirmant qu'elle était bien assez grosse comme cela. Elle vida la graisse dans l'évier, abaissa le levier du grille-pain et cassa les œufs dans la poêle encore chaude. Dès qu'ils furent cuits, elle en déposa deux dans l'écuelle de son mari, un seul dans la sienne. Le grille-pain éjecta les tartines, qu'elle plaça ensuite dans un plat. Elle s'installa en face de lui. Elle lui beurra ses tranches, sans oublier d'ajouter de la confiture de fraises. Elle les posa devant lui, puis lui découpa des mouillettes tandis qu'il crevait ses œufs avec sa fourchette. Le jaune se répandit partout dans son assiette qu'il épongea avec les lichettes qu'elle avait placées près de lui.

— « Qu'est-ce que tu as prévu de beau aujourd'hui ?

— La lessive, dès que tu seras parti, car je sais que le bruit te dérange.

— N'oublie pas de changer les draps, les laver, après nos folies de la semaine », répliqua-t-il avec un sourire salace.

Emma tenta de masquer sa répulsion. Puis elle prit une série de petites inspirations, feignant d'étouffer un sanglot, en soulevant à peine les épaules.

— « Tu pleures chérie, demanda-t-il. Mais pourquoi, bon sang ?

— Ce n'est rien, mon amour. Tu vas être absent trois jours. Jamais tu ne pars aussi longtemps.

— Tout ira bien. Tu n'as pas à t'inquiéter. Ça te rassurerait si c'était moi qui t'appelais toutes les deux heures ?

— Oui. Je préfèrerai que ce soit toi qui m'appelles. Cela me rassurerait vraiment. Je suis désolée, mon amour. Je pleure comme une madeleine alors que je sais que c'est injuste pour toi. »

Il s'approcha d'elle, perturbé par les larmes de la jeune femme alors qu'elle ne pleurait que rarement, uniquement lorsqu'il la frappait trop fort ou lorsqu'il lui faisait l'amour, incapable de se rendre compte qu'elle lui jouait la comédie, que ses « mon amour » qu'il lui avait appris à dire à coups de ceinture et de viols ne signifiaient rien.

Ce type était un véritable idiot. Regina avait raison. Encore maintenant, Emma ne comprenait pas comment elle avait pu tomber dans ses griffes. Lorsque qu'il la toucha, elle frissonna de dégoût. Mais elle devait s'en tenir à son plan. La première étape, qui consistait à faire en sorte que ce soit lui qui lui téléphone, était réussie. Il fallait maintenant passer à la suivante. Elle savait que de toutes celles qu'elle avait prévues, celle-ci serait la pire. Elle n'en avait cure puisque c'était la plus importante de toutes. Elle se redressa pour l'embrasser, le serra dans ses bras. Comme il se collait de plus en plus à elle, elle sentit qu'elle aiguisait son désir. Elle avait tout calculé car elle savait combien sa vulnérabilité l'excitait.

— « On a du temps avant que je parte au boulot, lui dit-il.

— Je dois d'abord nettoyer la cuisine, puis l'ensemble de la maison.

— Tu peux le faire après, chérie. Tant que tu n'utilises pas l'aspirateur pendant que je suis là. Tu sais combien ce vieux truc m'énerve. Pour l'instant, je vais te consoler. »

Elle pensa qu'il allait surtout lui faire mal. Cela ne rata pas. Quelques instants plus tard, il s'agitait au-dessus d'elle pendant qu'elle poussait les soupirs et les petits cris qu'il souhaitait entendre. Des cris de souffrance qu'il prenait pour des cris de jouissance. Se tournant sur le ventre, elle l'incita à continuer, lui offrant, malgré la douleur atroce que cela lui occasionnerait, son anus, car elle souhaitait qu'il sombrât dans un sommeil des plus lourds. Il la prit avec une violence qui lui arracha un hurlement qu'elle ne put contrôler. « T'aimes ça, pas vrai ? » lui dit-il alors qu'il se retirait d'un coup pour mieux se renfoncer profondément tandis qu'elle sentait des larmes de souffrance lui monter aux yeux. Il écarta ses fesses pour la pénétrer plus sauvagement encore, glapissant comme un animal en rut. Il parut ne jamais pouvoir s'arrêter jusqu'à cet instant où il rugit sa jouissance, éjaculant abondamment. L'odeur acre de sa semence manqua la faire vomir. Il s'écroula sur elle, son sexe rabougri glissant sans effort hors de son anus ensanglanté. Il s'endormit immédiatement. Ronflant bruyamment. Comme elle l'avait prévu.

Elle se dégagea rapidement. Elle fouilla le pantalon qu'il avait jeté à terre dans sa précipitation à la violer, dans lequel elle trouva le téléphone du jeune homme. Elle le prit sans hésitation. Tout à son plaisir, comme elle l'avait espéré, il avait oublié de ranger celui-ci dans le coffre où il avait l'habitude de le cadenasser lors de ses retours, avant même de lui dire « bonsoir » et de la souiller dans la foulée. Elle se précipita en silence dans la cuisine. Elle chercha son prénom dans le répertoire, en changea le numéro qui s'y trouvait pour le remplacer par celui du portable prépayé qu'elle avait acheté. Elle vérifia qu'elle n'avait commis aucune erreur dans les chiffres, testa que c'était bien le cas en se passant un coup de fil, effaça les traces de ses manipulations sur le téléphone du policer puis, toujours en silence, revint dans la chambre afin de le replacer dans les affaires de Neal. Elle savait bien que celui-ci connaissant son numéro par cœur, il le lui avait dit, mais elle savait également qu'il préférait utiliser la touche rapide d'appel lorsqu'il l'appelait au milieu d'une enquête. Aussi n'avait-elle pas à s'inquiéter, pour l'instant, qu'il découvrît le pot aux roses.

Elle se rendit ensuite dans la salle de bain où elle se livra à son rituel anti-grossesse, tentant également de soigner comme elle pouvait les saignements de son anus si douloureux qu'elle douta pouvoir aller aux toilettes dans les jours qui suivraient sans une immense souffrance indicible. Elle repassa dans la chambre pour essuyer les gouttes de sang qui avaient coulé de son corps blessé.

Une fois le sol nettoyé, terrifiée à l'idée que son plan puisse encore échouer, elle se plongea dans un récurage forcené de la cuisine. Elle prit une nouvelle douche. Elle s'étourdit, tout l'après-midi, de tâches ménagères, autant pour tromper son angoisse que pour oublier le supplice que le moindre mouvement générait dans son fondement. Elle commença par repasser les chemises de Neal, qu'elle avait lavées la veille, passa la brosse anti-peluche sur son costume. Elle se lava encore une fois, se soigna, puis s'attaqua à la salle à manger.

Lorsque le jeune homme se réveilla, elle astiquait les vitres du salon. Il s'affala sur le canapé, alluma la télévision pendant qu'elle passait le balai, puis la serpillère sur le sol. Il lui rappela de ne pas oublier la poussière et de penser à changer les draps du lit. Il afficha un sourire béat en lui disant cela, comme s'il était fier de ses prouesses sexuelles. Elle crut un instant qu'elle allait vomir, dut se rendre dans la salle de bain pour éviter cela. Elle en profita pour se soigner discrètement. Le sang qui continuait de s'écouler lentement de son anus l'inquiétait quelque peu. Elle n'avait pas le temps, cependant, de s'en préoccuper. Elle briqua ensuite la salle de bains jusqu'à ce que le carrelage étincelle, sans oublier de nettoyer les plinthes au vinaigre.

Vers dix-sept heures, elle s'attaqua aux lasagnes. Une fois celle-ci prêtes, elle les enfourna dans le four chaud. Elle termina de couper en dés tous les ingrédients nécessaires à la salade, qu'elle mit dans un petit plat avant de s'attaquer à la vinaigrette. Elle put à nouveau se laver. Se soigner encore une fois. Elle revêtit une tenue sexy et, à dix-huit heures, prévint Neal que le repas était prêt.

Il lui demanda de le resservir. Elle se leva et s'exécuta. À dix-neuf heures, il partit de la maison. Lorsqu'elle l'entendit fermer la porte à clef, elle eut l'impression de respirer pour la première fois depuis qu'elle s'était levée.


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