Chapitre 3 : La cécité nocturne
Cette fois-ci, une seule personne vient me trouver et lorsqu'il lève le visage, je vois qu'il s'agit de mon oncle. Il me toise des pieds à la tête et grogne de mécontentement.
- Suis-moi.
Les membres de ma famille semblent tous économiser leurs mots, rentrant dans un rôle qui diverge de leur personnalité d'origine. J'emboîte le pas d'oncle Norbert jusqu'à la porte d'entrée et le voit sortir. Ses grandes jambes le rend trop rapide pour moi, aussi je dois me dépêcher d'enfiler mes chaussures. Posant la bougie au sol, je réalise que je n'ai même pas de chaussettes, mais je glisse tout de même mes pieds dans la première paire de baskets que j'aperçois.
Mes pieds nagent un peu dedans et je grimace de dégoût. Génial, elles appartiennent à mon frère. Je ne perds pas de temps à les changer, je n'entends déjà plus les pas traînant de mon oncle.
Je saisis mon manteau, une sorte d'imperméable très fin, parfait pour les soirs frais de la fin de l'été. Je trottine sur le gravier et dérape maintes fois à cause de mes grandes chaussures.
Le vent frais d'été qui balaie la nuit souffle ma bougie, me plongeant dans une douce obscurité. Rapidement, la lune, qui se trouve bas dans le ciel, éclaire le sol foulé par nos pas précipités. Norbert file cependant toujours bien vite jusqu'à atteindre le bout de la bourgade et s'enfonce entre les arbres. Avant de le suivre, je glisse la bougie dans ma poche pour ne pas avoir à la jeter quelque part.
Si au départ, mon oncle semble suivre le sentier souvent emprunté par les habitants et par les animaux forestiers, il s'en écarte brusquement. Il marche aux travers des ronces fraîches et de la flore basse, notamment les jeunes pousses d'arbres qui tentent de survivre à l'été.
Je ne comprends pas comment il fait pour avoir un aussi bon pas, alors que je peine à éviter tous les obstacles. Peut-être est-ce parce qu'il a de grandes jambes qui lui permettent de passer par-dessus, plutôt que les contourner.
Le feuillage dense des arbres cache le peu de lumière que laissait percer la lune jusque là, et je me retrouve dans une obscurité presque totale. Mon oncle a une grande facilité à voir dans le noir, contrairement à moi. Je ne suis pas non plus héméralope, mais presque. Je distingue les objets flous seulement à un mètre autour de moi et dois me repérer aux sons émis par les pas de mon oncle pour ne pas me faire distancer.
- On va marcher longtemps ? demandé-je au bout d'un moment.
Nulle réponse, mais je m'y attendais. Seulement, ce que je ne peux pas prévoir, c'est le flot soudain de bruissement, qui semble se rapprocher de ma position.
« Ne pas avoir peur, ne pas avoir de réaction ». Je récite ce mantra, car je me doute déjà de ce qui m'attend. Je peux déjà imaginer mon grand frère tapi dans les ombres, guettant mon passage. Je sais qu'il va tout faire pour me surprendre, c'est sûr, pourtant j'appréhende.
- Riri, je sais que c'est toi, déclaré-je avec force.
Mes mots font s'envoler quelques oiseaux nocturnes et je suis presque fière de moi, car je ne parais pas aussi apeurée que je le suis en réalité. Je tente de calmer mon cœur battant, en songeant à quelque chose d'apaisant. Je pense alors à Patate-Douce, qui est peut-être là, quelque part au milieu de cette forêt. Si ça se trouve, elle chasse de petits rongeurs, ou dort dans des fourrés. J'ignore tout de ses activités, comment le savoir ? Mon questionnement se stoppe soudainement, comme un brouillard dense, froid et glacé s'élève doucement dans l'air. L'ambiance morbide ne me fait ni chaud ni froid, je suis parvenue à tempérer le soupçon d'effroi que j'attendais.
Là, un objet gelé et fin, ressemblant à une main de squelette, glisse sur la peau de ma nuque, s'agrippant dans mes cheveux. Je retiens un cri, mais mon expression parle pour moi. Je me retourne et tout à coup, bascule sur le sol, les fesses les premières. Je ressens une douleur sur mon talon d'Achille en plus que sur mon coccyx, quelqu'un vient de me faire un croche-pied !
Je m'accroupis, tentant de voir mon adversaire, ou mes adversaires. Incapable de voir plus loin que le bout de mon bras, je soupire et me redresse, les bras tendus. Je ressemble à une fillette qui joue à Colin-Maillard, puisque je dois être la seule à ne rien pouvoir voir. Du coup, plutôt que forcer mes yeux à mieux voir, je ferme au contraire mes paupières, pour centrer mes sens sur l'ouïe, où je suis bien plus avantagée. A gauche, un craquement de brindille. Devant moi, j'entends un souffle rauque, couplé d'un rire qui se veut discret. Une quatrième personne semble tournoyer autour de moi, comme un prédateur autour de sa proie, que j'ai pu voir dans certains documentaires sur les loups.
Je ressemble au loup solitaire, chassé par sa meute, qui tente de comprendre péniblement les nouvelles règles. J'entends le rieur et l'essoufflé s'approcher avec lenteur. Celui qui me tourne autour arrive dans mon dos, il semble avoir rejoint l'autre personne, je suis encerclée par deux duos.
Profitant de ma chance, d'avoir une issue à ma gauche comme à ma droite, je pars en courant à toute allure. La seule chose que j'évite, ce sont les arbres. Les pierres qui heurtent mes pierres ne me ralentissent pas, tout comme les ronces qui s'accrochent à mes chevilles. Je ne sais pas quel est l'objectif de cette épreuve, mais je dois garder la tête froide. Et surtout, je dois continuer de distancer le groupe d'individus que j'entends se rapprocher dans mon dos.
Sauf que j'oublie, dans ma précipitation, que cette période est marquée d'une importance capitale qui va de paire avec un grand précepte. Il n'y a aucune règle, ni pitié. Et ils veulent me voir en baver. Deux minutes après mon sprint, je pense pouvoir réussir à les semer. C'est sans compter la tragédie qui me touche : soudain, mon pied se prend dans un collet gigantesque, visiblement placé là juste pour mon passage. Je me demande de combien de pièges la forêt est truffée, quand mes suiveurs parviennent à me rattraper. Un rire cruel retentit, moqueur.
- C'était bien toi, alors, Riri ? fais-je de manière condescendante, en essayant de retirer mon pied de ce fichu piège.
- Je ne connais pas de Riri, ricane-t-il. Moi, c'est Christopher.
Sur ces mots, il m'assène une puissante gifle, qui me fait perdre un instant le sens de l'orientation. Je peux sentir le sang battre vivement à mes tempes et ma joue chauffer douloureusement. Pourtant, je suis certaine qu'il est capable de faire bien plus mal.
Je ne lui fais pas le plaisir de porter ma main à ma joue, ni de laisser mes larmes couler. La douleur me picote méchamment, embuant mon œil gauche de liquide lacrymal. La douleur n'a d'égal à ma déception, pourtant je n'arrive pas à me sentir effrayée. Pas auprès d'eux. Au contraire, à cet instant précis, je ressens une lucidité extrême, comme si je venais de me réveiller et que tout avait changé. En y réfléchissant, c'est justement ce qui est arrivé.
Je ne perds pas de temps à m'attarder sur ma brève douleur, empoignant immédiatement la corde serrée autour de ma cheville. J'espère réussir la desserrer, pour ainsi pouvoir glisser mon pied hors de sa prison. Seulement, dès cet exploit réussit, je sens de puissantes mains me saisir les épaules, me clouant au sol. Quelqu'un marche sur ma cheville, mais je me défends immédiatement, donnant un coup de pied sur la sienne, pour me dégager les jambes.
Il y a une chose que je sais, vis à vis des agressions, c'est de toujours réussir à garder ses jambes en pleine possession de leur moyen. S'il est pénible de fuir avec un bras en moins, c'est mission impossible lorsqu'il s'agit d'une jambe. Il faut toujours pouvoir être prêt à courir, quelques soient les circonstances, mais encore plus dans ce genre de cas.
Je tourne la tête et enfonce mes ongles dans la main posée sur mon épaule gauche. J'entends un cri rauque, signé d'oncle Norbert et je me remets debout, prête à continuer la course à l'aveugle. Seulement, je n'ai pas fait deux pas qu'un cailloux, probablement plus gros que mon poing, vient s'abattre sur mon omoplate, me faisant tomber à la renverse.
Quand je me retourne, je les vois qui s'approchent suffisamment de moi pour que je puisse distinguer leurs visages. Chris, mon frère. Norbert, mon oncle. Et deux de mes voisins, Isa et Xiore.
Je suis surprise, en voyant ce dernier. Il est précisément le dernier membre de la communauté à avoir passé le test de maturité. Il est tout juste parvenu à le réussir, mes parents disent que c'est un raté, et un froussard.
Seulement, dans ses yeux froids et plein de haine, je ne vois aucunement de la peur en lui. Au contraire, tandis qu'il m'agrippe la jambe et qu'il me traîne sur le sol inégal des bois, j'ai lu dans son regard un soupçon de folie, du sadisme à l'état pur. Je ne sais pas ce qu'il va faire de moi, au moment où mon dos cogne contre les branchages et la caillasse qui jonchent le sol, mais je sais que cela ne va pas me plaire. Pas du tout.
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