CHAPITRE XLIII

J'aime prendre des bains. J'aime sentir mon corps totalement englouti dans l'eau. Le voir disparaître sous une couche épaisse de mousse. Notre nouvel ami aura d'ailleurs besoin de racheter du savon je crois. J'ai peut-être un peu abusé sur la quantité. J'attrape une sorte de boule de mousse dans ma main pour la regarder attentivement en soupirant. Il fallait que ça tombe sur moi. Je souffle sur la mousse qui vole aussitôt de ma main en se séparant en plusieurs petits bouts. Je suis fatiguée. Je pose ma tête sur le bord de la baignoire derrière moi en fermant mes yeux. Est-ce qu'un jour je pourrai avoir une vie normale ? J'avais une fille merveilleuse, un appartement, un travail, une famille. Mais je n'étais pas entièrement satisfaite de ce que j'avais parce que je ne pensais qu'à la seule chose qu'il me manquait. Cinq.
C'est plutôt ironique qu'aujourd'hui il soit la seule chose qu'il me reste. Ma famille est là quelque part mais je ne sais pas comment les retrouver. Mon appartement et mon travail ont tous les deux disparus avec l'apocalypse. Et Grace...Grace...
Je sens les larmes me monter aux yeux. Grace...

- Huit ?

Je sursaute en voyant Cinq apparaître dans la pièce juste à côté de moi. Bon sang !

- Cinq !
- J'ai frappé plusieurs fois. Et je t'ai appelée.
- Je...désolée je t'ai pas entendu j'étais perdue dans mes pensées.

La nuque toujours posée sur le rebord de la baignoire, je me mets à fixer le plafond en silence. Ce qui semble ne pas convenir à Cinq.

- Apparemment les autres ne sont pas très loin. Ils ont juste atterri un peu plus tôt que prévu.
- D'accord.

Ça je le savais déjà. S'ils n'étaient pas déjà là, je ne les aurais pas vu mourir dans dix jours à plusieurs reprises.

- J'allais chercher Diego. Il est dans une unité psychiatrique.
- Le contraire m'aurait étonné.

J'ai envie de le revoir, j'ai envie de pouvoir le serrer dans mes bras. Mais...plus je pense à lui, plus je le revois sauter de cette voiture renversée, et hurler cette même phrase encore et encore dans ma direction.

- Tu es sûre que ça va ?
- J'aime pas qu'on me pose cette question.
- Dans ce cas tu devrais essayer de ne pas ressembler à quelqu'un qui ne va pas bien.

Je me tourne vers lui avec agacement, pour lui montrer que son ton sarcastique ne m'amuse absolument pas.

- Est-ce que tu vas enfin me dire ce qu'il t'est arrivé ?
- Bon sang et est-ce que tu vas enfin arrêter d'insister là-de...

Mais au moment où je prononce cette phrase, un verre posé sur le lavabo se met à voler à travers la pièce pour aller s'écraser contre un mur et exploser en mille morceaux. Le bruit me fait de nouveau sursauter, mais cette fois je me redresse en voyant et en entendant les fenêtres explosées à cause des tirs ennemis. Les mêmes fenêtres. A chaque fois. Les mêmes armes. Les mêmes ennemis. Les même victimes...qui hurlent.
Je ferme les yeux en me bouchant les oreilles. Je veux que ça s'arrête !

- Hey Huit !

Les bruits se taisent lorsque la voix de Cinq me sort de ce cauchemar. Pendant un instant j'ai cru être retournée là-bas. Je pose mon regard sur Cinq qui est accroupi à côté de la baignoire, la main posée sur mon épaule. Je suis en sécurité. Je suis encore dans ce bain rempli de mousse, dans cette salle de bain minuscule, dans cet appartement étrange...à dix jours de la guerre nucléaire qui me terrifie tant. Je ne veux plus revivre ça.

- On doit empêcher ça Cinq. On doit absolument...il faut qu'on...
- D'accord. Je comprends et je ferai tout mon possible pour que ça n'arrive pas. Mais il faut que tu me parles. Il faut que tu me dises ce qu'il t'est arrivé.

Je détourne le regard un instant en hésitant. Je n'ai pas envie d'en parler. Mais je ne veux pas non plus continuer de le garder pour moi. J'en ai marre de me sentir comme ça.

- Je suis restée coincée dans une boucle temporelle.
- Quoi ?!

Il se relève aussitôt pour s'éloigner légèrement et se mettre à faire les cent pas, comme il le fait à chaque fois qu'il est nerveux, ou qu'il ne comprend pas quelque chose.

- Mais c'est impossible. Je pensais que mathématiquement les chances de tomber dans une boucle étaient de...
- 0,000001%. Je sais. Mais c'est arrivé.

Il continue de marcher un moment, avant de se tourner de nouveau vers moi avec inquiétude.

- Combien de temps t'es restée là-bas ?
- Environs...24 heures.
- 24...ça représente combien de répétitions ?
- 538.
- Tu as...vécu l'apocalypse 538 fois ?!

J'aimerais dire qu'au bout d'un moment on ne compte plus. Mais moi je ne pouvais pas faire autrement. J'avais besoin de savoir. Même si ça devait me rendre folle.

- Et le traumatisme temporel ? Tu y as pensé ?

Le traumatisme temporel est l'état dans lequel se trouve la victime d'une boucle temporelle une fois qu'elle en est sortie.

- Oui j'y ai pensé.

Je savais qu'il s'emballerait rapidement.

- Parce qu'il y a plusieurs facteurs qui...qui entrent en compte. Tu ressens des symptômes ? Flashs récurrents, stress intense, malnutrition, trouble de la concentration, nausées, absences...
- Je connais les symptômes Cinq ce n'est pas la première fois que je sors d'une boucle en vie.

Il s'arrête net. Se retourne vers moi, et s'approche de nouveau lentement.

- Tu as déjà vécu une boucle ?

Cette fois je me contente d'hocher la tête. Je suis fatiguée de parler.

- Quand ?

Il ne lâchera pas l'affaire. C'est trop tard, j'ai créé un monstre. Ce sera la première fois en presque sept ans que j'en parle...

- Quand je travaillais à La Commission. C'était pendant ma dernière année. K et moi devions nous rendre en Italie, le 24 octobre 1579. Mais le temps de réaliser que notre mallette était défectueuse, il était déjà trop tard. On a été séparés. K a atterri sur une île déserte au large de la France en 1979 où ils n'ont pas eu beaucoup de mal à le retrouver. Et moi...je suis allée beaucoup plus loin que ce qui était prévu. Quand je me suis réveillée j'étais bien en Italie, le 24 octobre. Mais...j'avais 1500 ans d'avance.
- Le 24 octobre de l'an 79 ?

Cinq fronce les sourcils un instant, avant d'ouvrir de grands yeux choqués en comprenant ce que ça signifie.

- Tu as vécu l'éruption du Vésuve.
- La destruction de Pompéi.

Un jour je suis tombée sur un documentaire à la télé qui parlait de ce jour maudit. Je suis restée figée devant ma télé toute la journée. Incapable de bouger face aux images de terreur. Face aux simples souvenirs que sont devenues les ruines. Des vestiges du passé. Mon passé. Je n'ai tellement pas vu l'heure, que j'ai cru mourir de honte quand l'école m'a appelée pour venir récupérer Grace qui avait attendu que je vienne la chercher pendant une heure entière.
Je ramène mes jambes contre moi pour les entourer de mes bras et les serrer fort. Comme pour me réconforter moi-même.

- Je vais nous épargner les détails si tu veux bien. Aujourd'hui n'importe qui peut les connaître.

Il faut alors à Cinq quelques secondes pour oser s'approcher de nouveau et s'agenouiller à côté de la baignoire en posant ses bras sur le rebord.

- Combien de temps ?

Je m'attendais à ce qu'il pose cette question. Il est bien trop curieux pour ne pas le faire, même s'il voit bien que je n'aime pas en parler.

- Deux mois.

Il ne dit rien. Il cherche ses mots. Ou il s'empêche d'en dire de mauvais. Il craint mes réactions, je le vois bien.

- Je suis désolé. Je savais pas.
- Très peu de personnes le savent. Et si on exclut K et La Directrice, ce sont tous des membres du conseil de La Commission.

Je me décide enfin à recroiser son regard en essayant de sourire du mieux que je peux.

- C'était il y a des années. Je n'ai jamais arrêté d'y penser j'ai juste...je suis passée à autre chose. Je n'ai pas eu droit au traumatisme temporel pour Pompéi, c'est pour ça que je suis certaine que tout ira bien cette fois encore. Ce n'était que 24 heures. Je n'ai juste...pas envie de revivre ça.

Cinq me sourit légèrement, avant de se téléporter un instant jusqu'au placard au-dessus du lavabo pour y trouver une grande serviette et un gant. Il pose la serviette près de la baignoire, et apparaît assis sur le rebord de cette dernière en me faisant signe d'approcher. J'avance donc légèrement vers lui, lui permettant de lever mon menton avec son index pour commencer à passer le gant humide sur ma joue avec délicatesse.

- Je te promets que je ferai tout pour que t'ai pas à le revivre. Mais je veux que toi aussi tu me fasses une promesse. Si tu sens que tu commences à perdre la tête, même si pour l'instant tu crois aller bien, tu devras me le dire. D'accord ?

Je souris doucement lorsqu'il commence à frotter mon front avec le gant, pour ensuite l'éloigner de mon visage et me regarder droit dans les yeux, en me suppliant presque. Je suis obligée de le faire.

- Je te le promets.

Un sourire apparaît enfin sur ses lèvres. Il nettoie rapidement mon nez, avant de se pencher vers moi et de m'embrasser avec tendresse. Je n'hésite cette fois pas un seul instant à répondre à ce baiser. Quand j'étais dans la boucle, je lui en ai voulu. Je le tenais pour responsable de ce qu'il m'arrivait. Mais ensuite...j'ai espéré le voir apparaître. Tellement de fois, que quand c'est enfin arrivé j'ai eu du mal à y croire. Mais maintenant je sais que je suis en sécurité avec lui. Et je ne veux plus qu'on soit séparés. Il doit pourtant mettre fin à ce baiser et s'éloigner de moi en me souriant toujours.

- Il faut que j'y aille. Diego ne sortira pas tout seul de cet asile.
- Pourquoi il est là-bas au fait ?

Pour seule réponse, Cinq sort de la poche de sa veste un article de journal, sur lequel des photos de Diego sont visibles. Il est différent du Diego de 2019, mais identique à celui que j'ai vu tant de fois dans la nouvelle fin du monde. Il a de la barbe. Et ses cheveux sont beaucoup plus longs. Ça lui va bien il a des airs de Antonio Banderas comme ça. Mais ce que je lis me sidère. Ou plutôt...m'exaspère au plus haut point.

- Il a essayé de tuer Lee Harvey Oswald ?! Non mais il est complètement cinglé !

Il croit vraiment qu'il réussira à sauver le président Kennedy d'un assassinat qui a déjà eu lieu, en tuant le principal suspect ? Je savais qu'il souffrait du complexe du héros, mais alors là on bat tous les records !

- Si c'est le cas, poursuit Cinq en rangeant l'article, on devrait peut-être le laisser là-bas.
- Cinq...
- Je ne serai pas long.
- Cinq !

Mais il disparaît avant que je puisse ajouter quoique ce soit. Et merde ! Il n'a même pas cherché à savoir si je voulais ou pas y aller avec lui. C'est pas possible. Je pousse un long soupir en attrapant la serviette qu'il avait posé près de moi un peu plus tôt. Je sors rapidement de la baignoire, et m'approche de la fenêtre pour essayer de l'ouvrir. Comme elle est coincée, je dois forcer un peu pour enfin réussir à faire entrer l'air dans la pièce. J'inspire un bon coup en souriant les yeux fermés. J'enfile ensuite très vite mon uniforme, puisque je suis définitivement coincée avec lui maintenant, et sors de la salle de bain pour croiser notre nouvel ami dans le salon, qui sursaute en poussant un petit cri lorsqu'il me voit arriver.

- Vous...vous êtes seule ? L'autre est...
- Parti. Une affaire urgente.

Je m'approche d'un tableau sur lequel des photos d'assez mauvaises qualités sont affichées. Des photos de mes frères et de mes sœurs. Je les reconnaitrais entre milles. Ils sont tous là quelque part. Et on va tous les retrouver. Même si...je ne sais pas comment je réagirai en revoyant Vanya. Celle que j'ai connu dans la boucle était différente, elle ne m'a pas une seule fois adressé la parole. Comme si elle était en pleine trance. Je m'en veux toujours de la façon dont je me suis comportée...

- Excusez-moi ? m'interpelle alors le propriétaire des lieux avec un peu de peur dans la voix.
- Oui quoi ?

Je me tourne vers lui, pour le voir se mettre à s'agiter avec panique.

- Oui alors je...je voulais vous poser une question...c'est...par rapport à votre...votre apparence. Vous avez pris celles d'humains pour passer inaperçus oui je comprends mais...pourquoi des enfants ?
- On n'a pas volé ces corps, ce sont les nôtres.
- Mais alors...quel âge...
- J'ai 34 ans.
- 34...oh...je vois...

Il semble déçu de ne pas entendre un nombre plus élevé. J'en suis presque désolée. Il a l'air d'attendre depuis tellement longtemps la venue des petits hommes verts, et tout ce qu'il obtient ce sont des Hargreeves un peu étranges qui ne correspondent pas vraiment à l'idée qu'il se faisait des extra-terrestres. Quoique...il n'a pas encore rencontré tous les Hargreeves.

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Voilà voilà ! Une saison un peu plus dédiée à Cinq et Huit ! J'aime les moments qu'ils partagent et j'espère que vous aussi !

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