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Le nouveau chef s'appelait Park Jimin et son restaurant avait ouvert il y a bien deux mois. Il avait tenu parole et se fournissait en partie à la maison Sugawara, Jeongguk et ses collègues préparaient les produits et autour de sept heures, l'homme venait les récupérer parmi d'autres, chinant à la même occasion les petites exceptions du jour. Il était encore trop inconnu et sang frais pour que les poissonniers des halles lui conservent les meilleures pièces, ou du moins celles qu'il préférait. Et tandis que les chefs habitués pouvaient se permettre de frôler les dix heures, dix heures trente, Park avait encore le sommeil dans les yeux lorsqu'il entrait au marché.
Par curiosité, Jeongguk avait fait des recherches autour de son restaurant. Et même si cela ne faisait que quelques semaines, il avait déjà plus de quatre étoiles sur Tripadvisor pour quelques avis. Peut-être que c'était la photo avec le chef Kimura autour d'un panel de sushi qui lui avait donné un coup de pouce ou bien l'article sur Line. Jeongguk avait même aperçu une collaboration avec un Webtoon populaire où les deux personnages passaient leur rendez-vous amoureux autour du bar en hinoki et en gingko, dans un dessin professionnel du chef et de sa moue concentrée.
Peut-être que Jeongguk regrettait un peu toutes ces recherches car la prochaine fois qu'il vit Park, il se remémorait la vidéo publiée sur Youtube sur une chaîne populaire qui présentait le restaurant et ses chefs. La passion qui brillait dans ses prunelles lorsqu'il parlait de son bijou, et ses vieilles racines coréennes qui le liaient plus à Jeongguk qu'il ne pouvait se douter. Son rire qui couinait quand l'éclat se perdait, ses petites manucures au pouce qu'il changeait toutes les semaines. Cette précision, force et délicatesse dans la découpe de ses mets qui révélait tout l'entraînement et la rigueur.
Alors il avait envie de l'approcher un peu, parce qu'il avait l'air sympathique sur les vidéos, et qu'il avait tant d'amis et de réseau dans tant de secteurs que la promotion du restaurant s'était faite d'une facilité déconcertante. Il y avait professionnalisme et gentillesse dans ses gestes et son regard, tous les matins, quand il parcourait le marché, il avait systématiquement un mot, un bonjour pour ceux qu'il croisait, qu'ils soient patrons, ou au guichet.
La fois où le panier qu'il tenait dans sa main potelée avait cogné le genoux abîmé de Jeongguk et qu'il s'était fondu en excuse. Son air inquiet avait traduit la surprise qu'un simple coup de panier de vélo arrache à l'homme, une aspiration entre les dents.
Alors Jeongguk s'était empressé d'expliquer :
"Ça va, ça va, ne vous en faites pas, j'ai le genou bousillé depuis des années et c'est la fin de la semaine, c'est pour ça."
"C'est l'articulation ?"
"Euh... Plus ou moins oui..."
"Essayez le gel aux plantes ! J'ai complètement oublié son nom mais l'emballage est tout jaune vous pouvez pas le rater, y'a quelque chose comme de l'arnica, de la reine-des-prés et de l'harpagophytum, c'est vraiment super pour les douleurs articulaires."
Et si Jeongguk s'était empressé de l'acheter, c'était bien entre lui et son cœur. Et si la fois où Jeongguk vit le chef entre deux couloirs, il avait attrapé le tube à moitié écrasé dans la poche de son pantalon pour le secouer d'un air victorieux, c'était bien entre lui et le large sourire de Park.
***
Un matin, le chef était venu si tard que le gros du travail des poissonniers s'achevait, et que Jeongguk partageait une tasse de thé avec Hanako du guichet de la maison Ito. Il avait surpris le jeune homme son panier à la main et un sourire éclatant.
"Jeon-san !"
"Bonjour chef, qu'est-ce que vous faites ici à cette heure là ?"
Il rit comme à chaque fois et secoua sa petite main devant lui.
"Non, non, je vais vous ennuyer avec mes histoires. Comment ça s'est passé ce matin ?"
"Bien."
La richesse de ses réponses rendait à l'évidence l'absence de sang commercial chez Jeongguk. Hanako brassait ses coupons et ses tickets et le jeune poissonnier était livré à lui-même, à son anxiété et ses gazouillements d'embarrassé.
"Comme un vendredi de marché.", ajouta-t-il après un silence.
Park hocha la tête et quand le silence devint palpable et le sourire de plus en plus raide, Jeongguk reprit :
"Et comment va votre restaurant ?"
"Bien ! On est en train de former une jeune alors c'est encore plus de boulot mais ça se passe bien. Je la ramènerai sûrement un matin pour qu'elle découvre un peu le marché."
"Elle voudrait être chef aussi ?"
Park était légèrement dans le passage des employés et Jeongguk tendit une main, frôla son coude et l'attira vers lui dans un mouvement sans toucher. Le chef lui sourit, inclina la tête et reprit.
"Probablement, j'ai un peu du mal à la cerner, c'est la fille d'un chef que je connais bien, il ne voulait pas la prendre sous son aile mais j'ai l'impression qu'elle est un peu hermétique à ce que j'essaye de lui enseigner..."
Hanako posa discrètement une tasse de thé devant le chef qui la remercia chaleureusement.
Cette semaine, c'était un smiley jaune et souriant sur l'ongle de son pouce. Jeongguk refléta son sourire. Le chef le remarqua et Jeongguk s'empressa d'ajouter :
"J'aime."
Il se demandait si le chef n'était pas fatigué à force de porter toujours ce sourire qui faisait gonfler ses joues et disparaître ses yeux.
"Merci Jeon-san."
"Peut-être que c'est une espionne venue vous voler toutes vos techniques secrètes. Une taupe.", tenta-t-il, le rouge aux joues, rebondissant sur la conversation dont le fil avait dû être récupéré par Park, l'espace d'une seconde.
"Oh, malheureusement il n'y a pas grand chose à voler, j'ai tout appris des autres."
"Ce n'est pas ce que disent vos commentaires sur Tripadvisor.", contredit le brun. "Ils parlent de nouveauté, et de revisite même dans l'Edomae, ils parlent de la patte de la jeunesse."
"C'est juste grâce à ma belle gueule, ils ont l'impression d'un bon bol d'air frais. Pas souvent qu'ils voient un bestiau pareil." enchaîna-t-il en agitant ses sourcils, une drôle d'imitation d'argot qui arracha à Hanako un petit rire. "Mais vous en savez des choses sur mes avis Tripadvisor, Jeon-san. Vous avez un raccourci à ma page ou vous allez me dire que c'est un hasard et que vous regardiez les avis tout juste hier ?"
Jeongguk sourit.
"Partons sur le hasard."
Le chef claqua sa langue contre le palais dans un faux mécontentement.
Ils discutèrent de tout et de rien pendant un moment et au troisième soupir de Hanako, ils décidèrent de s'arrêter là pour aujourd'hui.
Quand il assimila son reflet dans le miroir de son entrée, Jeongguk admit que le rouge de ses joues était coriace et le chef, une menace.
***
Layla's Café était tenu par la famille Honjo dans une rue adjacente au marché de Tsukiji. Il avait été le repère de nombreux poissonniers au début de la nuit, où Moromao toastait ces centaines de pains briochés, les recouvrait d'un beurre brillant et d'une bonne confiture qui collait parfois encore à la commissure des lèvres sous les halles de Tsukiji.
Par manque de moyens, ils n'avaient pas pu déménager près de Toyosu. Le café survivait alors des vestiges de Tsukiji et nourrissait tous les restaurateurs de rue et ses commerçants. Il était de ce qu'on avait laissé derrière, une partie de ce souvenir du vieux temps que partageait le commun de Toyosu.
Jeongguk y retournait quand il pouvait. Quand il ne traînait pas trop la patte après sa journée car, comme un enfant ou son parent, il avait réussi à faire une nuit complète. Parfois, si Haru était de bon poil, il lui faisait l'honneur de le déposer en voiture après des yeux doux et un court boitement.
Et Rena était encore là pour le service. Avec ses cheveux blonds au carré, complètement raidis par les décolorations qu'elle se faisait tous les mois penchée par-dessus son lavabo. Avant, elle préparait les cafés noirs qui chassaient le sommeil des poissonniers d'un coup de fouet. Mais le départ de ses clients favoris l'avait forcée à verser un peu de lait dans les tasses puis à investir dans une nouvelle machine, et augmenter la carte et ses prix.
Les petits cafés mi-modernes mi-vintage bourgeonnaient comme au printemps et Rena avait la pression de la concurrence. Elle avait convaincu le patron de donner un nouveau nom à la boutique et avait conclu que Layla's était assez moderne. Elle avait ensuite dévalisé la jardinerie du coin et chiné quelques nouveaux meubles et le café pouvait enfin rivaliser avec les autres.
Jeongguk n'avait jamais compris comment elle trouvait les moyens de payer son appartement de capitale, tous ses habits de marque, et la décoration du café dans lequel le patron refusait catégoriquement d'investir.
"Jeongguk !"
Secrètement, Jeongguk pensait qu'elle était fauchée.
"Coucou !"
Ou bien plein aux as et qu'elle occupait son temps de millionnaire en faisant la charité de serveuse.
Il y avait une vieille cliente au comptoir, le nez dans le journal et les lèvres dans un café mousseux. Parfois, elle s'étranglait autour d'une gorgée ou d'une ligne comme s'il se passait des choses dans son corps, que la vingtaine d'années des deux jeunes ne pouvait concevoir.
Rena avait ce sourire et ces yeux pétillants qui charmaient Jeongguk d'une facilité déconcertante. Elle le fit s'asseoir sur le tabouret à deux places de l'ancienne et Jeongguk appuya sa jambe sur celui d'à côté.
"Beurre de cacahuète et fraise ?"
"T'as pas plutôt du salé ? Il est midi passé."
"Y'a littéralement douze vendeurs de street-food dehors Jeongguk et un konbini à deux pas."
"J'imagine."
Rena leva les yeux au ciel et farfouilla dans son sac pour en sortir un onigiri. Elle le leva jusqu'à ses yeux, mais fixa le jeune homme un sourcil levé.
"Saumon. C'est mon dernier."
Jeongguk se fondit en un grand sourire.
"Merci !"
Il manqua de le prendre en pleine figure mais ses réflexes étaient bons. Elle passa un dernier coup de torchon sur le comptoir et posa un verre de sirop devant le garçon. D'un coup de menton, elle désigna sa jambe posée sur le tabouret.
"Tu as mal ?"
Le jeune homme haussa les épaules.
"Même pas, c'est un réflexe de reposer mon genou dès que je peux."
"Tu le protèges trop.", réprimanda-t-elle.
"Entendu Madame ma kinésithérapeute que je suis depuis des années et qui m'a dit que l'important était que je ne compense pas avec l'autre jambe."
Rena leva les yeux au ciel pour la troisième fois depuis que Jeongguk était entré. Elle se servit un verre de sirop, passa vérifier que la dame n'avait besoin de rien avant de rejoindre le jeune homme sur une chaise en face.
Elle prit une gorgée et grimaça.
"J'ai trop mis de sirop."
Jeongguk eut un rictus.
"L'intention était là, mais je toucherais pas à ce verre.", fit-il en désignant son propre verre.
"Petite nature. Tout se passe bien au marché ?"
La première chose qu'il lui vint à l'esprit fut le chef Park. Alors il se pinça les lèvres et l'esprit. Bien que dans l'absolu Park incarnait l'élément qui changeait le quotidien du poissonnier, il lui avait donné le gel et les sourires, les bonjours et les discussions autour d'une tasse de thé quand c'était calme, Jeongguk assumait moins les beaux maquereaux blancs qu'il dissimulait plus ou moins derrière une caisse de polystyrène mais qui apparaissaient comme par miracle, à l'arrivée du chef. La moue satisfaite du blondinet et "C'est vraiment de belles pièces ça Jeon-san, merci !"
Il assumait encore moins, d'avoir demandé au vieux Monsieur Goto qui s'occupait d'ordonner les morceaux d'oursins, d'en assembler une boîte en forme de fleur. Jeongguk avait fait en sorte de la glisser dans le colis prévu pour s'accrocher au vélo du chef. Le lendemain, le même monsieur Goto l'avait dénoncé auprès de Park Jimin, et le noiraud se remémorait cette gentille tape sur le haut de son bras quand le chef était venu le remercier. Ce jour-là, son pouce était joliment peint d'un arc-en-ciel.
Il lui glissait déjà ses petits secrets d'employé, que les pièces de thon de la maison Uchida avait de très bonnes parts de toro mais que si Park les prenait chez Kajihara, il aurait un meilleur akami.
Et Jeongguk était un petit peu épris.
Haru lui avait fait remarquer vendredi après-midi après l'avoir pris sauvagement sur la table de la salle à manger. Accroupis devant lui, il lui passait un baume pour les bleus contre l'os de sa hanche qui avait cogné avec répétition le meuble ; puis il s'était arrêté, les yeux accrochés au sexe flaccide du jeune homme dans une réflexion.
"Me demande pas pourquoi j'y pense maintenant mais y'a un truc entre toi et le nouveau petit chef ?"
"Hmm...?"
Haru frappa gentiment sa cuisse.
"T'endors pas, je te porte pas jusqu'au lit."
Jeongguk geignit et marmonna autour de coton :
"Je vais avoir un connard de bleu Haruuuuu..."
"Je suis en train de te passer de la crème, tu vas pas me faire toute une histoire pour un bleu. Et me réponds pas surtout."
"Hm..."
"Tu le regardes avec beaucoup d'admiration, je t'ai rarement vu comme ça, ou peut-être la fois où je t'ai fait jouir sans te branler. Lui il t'a même pas touché et je te vois prêt à tout pour lui."
Quand Jeongguk resta silencieux et les yeux clos, Haru pinça l'intérieur de sa cuisse.
"Réponds-moi, j'aimerais savoir si j'ai de la compétition."
"Je sais même pas s'il est gay."
"Mais tu l'aimes bien."
"Tu l'as vu ?", s'offusqua Jeongguk. "Comment tu peux pas ressentir ne serait-ce qu'un peu d'attirance pour lui ? Il a un visage de malade et il est doux et marrant, hyper investi dans son boulot et tellement gentil avec tout le monde. Il prend le temps de discuter avec Goto-san à chaque fois qu'il reprend de l'oursin même si le vieux met 10 ans à articuler une phrase."
"T'énerve pas, je lui ai pas parlé une seule fois, comment veux-tu que je tombe amoureux de lui."
"Je suis pas amoureux."
"À peine."
"Vraiment ! Personne ne tombe amoureux aussi facilement."
Haru ne répondit rien mais se redressa, un sourire malicieux plissant un peu plus les ridules au coin de ses yeux.
"Je crois que j'en connais un pourtant."
Jeongguk sourit et frappa le bras où l'encre de ses tatouages semblait avoir bavé avec le temps. Et quand Haru le prit par derrière sur le matelas dénudé par leurs mouvements, il lui haleta dans l'oreille : "Tu penses qu'il te baiserait comme ça, ton chef ?"
Alors, s'il convenait à l'idée que Jimin ait un peu chamboulé son quotidien, non, il n'en admettait pas tous les tenants et les aboutissants.
"Ça se passe bien."
Rena leva les yeux en l'air, encore.
"Ennuyant."
"On a pas toujours des trucs croustillants à raconter, Rena."
"Tu as plus d'étoiles dans les yeux que d'habitude."
"N'importe quoi."
Elle haussa les épaules.
"Et toi ? Tu as pas recroisé le mec bizarre de l'autre fois ?", continua Jeongguk.
"Je sais pas, je suis devenue un peu parano depuis qu'il m'a suivi dans la rue alors j'ai l'impression qu'il y a toujours quelqu'un, quelque chose quelque part mais je sais que c'est dans ma tête."
"Hm... Je comprends. Ma sonnerie est toujours activée, hésite jamais à m'appeler sur le chemin OK ?"
"Ça va, j'ai soudoyé mon mec pour qu'il vienne le plus possible à la fermeture et me raccompagne."
"Tu as dû le soudoyer ? C'est le strict minimum quand un mec t'as suivi dans la rue à la sortie du café, non ?"
Elle haussa de nouveau les épaules et reprit une gorgée de ce sirop qui la faisait grimacer.
"T'as vu d'ailleurs ? Alors ça a rien à voir mais j'y pense, y'a un article dans le journal à propos d'une lettre anonyme d'un mec homo qui dénonce toutes les discriminations qu'il subit au travail depuis que son patron l'a out à tous ses collègues sans son accord."
"Wow, pas du tout vu, non."
"Il travaillait dans la restauration mais j'ai pas eu le temps de lire tout l'article. Dans tous les cas je pense pas qu'il ait donné trop de détails."
Toutes les craintes de Haru prenaient toujours leurs sens dans ces moments là. Jeongguk savait que l'ouverture d'esprit et la compréhension de ses parents sur sa propre homosexualité lui brouillait parfois un peu l'esprit et qu'il avait l'impression, trop souvent, qu'il rentrait dans les codes.
Alors il repensa au chef, et à cette délicatesse, et cette peinture sur son ongle, et à cet androgynie et se demanda, est-ce qu'il a beaucoup souffert ?
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