Taehyung porte le café brûlant à sa bouche. Ses mains sont glacées. Le soleil se lève à peine, dehors. Et sa mère dort encore.

Elle n'a pas vraiment fait de commentaire, elle n'a pas posé de question en voyant les bleus sur sa joue. Elle sait que son fils ne répondrait pas. Lorsqu'ils sont ensemble, son inquiétude prend toute la place mais il est incapable de la rassurer, à part à lui dire qu'elle doit lui faire confiance, qu'il n'a pas mal, qu'il n'est pas plus malheureux qu'un autre. Ce serait inutile. Ce serait dégueulasse.

Il est seul, ce matin, à la petite table de la cuisine. La capuche déjà rabattue sur le crâne. Et Namjoon frappe doucement à la porte, son visage à la vitre. Il lui fait signe d'entrer. Namjoon se sert du café après avoir demandé la permission. L'ombre de son chapeau ne parvient pas à cacher ses cernes.

- Tu sais pourquoi je suis là, Taehyung ?

L'autre le regarde d'un air hésitant.

- Ariane.

Taehyung pousse un long soupir. Merde.

- Sans doute que tu préférerais laisser pourrir la situation sans rien dire, comme les autres. Mais je vais pas te laisser faire. Elle ne donne plus de nouvelles depuis trois jours, Hoseok dit qu'elle n'est pas rentrée. Ça lui ressemble pas de disparaître comme ça.

Taehyung passe une main sur son visage. Évidemment, il a des soupçons. Mais il n'est pas certain de ce qu'il doit en faire. L'aube commence à poindre à la fenêtre, sa mère va bientôt se réveiller.

- Elle s'est laissée emporter, Namjoon, tu l'as vue. Elle aurait pu le tuer.

- Jungkook ?

- Qui d'autre ?

Namjoon repose sa tasse, presque agacé. Elle est vide. Il se lève, range sa chaise.

- Fais quelque chose, d'accord ? Tu la connais.

Et il se casse déjà. Taehyung le suit de près. Ils partent au lycée, malgré tout ce que ça a d'irréel pour eux. Leur vie n'est plus là. Ils disparaissent déjà. Dans les rues longues, qui s'étendent, il n'est qu'une ombre. Un peu de rouge, de bleu. De mauve. Il est décoloré. Namjoon aussi a ces couleurs-là, sur les doigts. Il ne dort plus, il dessine toute la nuit les scènes qu'il revit sans cesse.

Ça fait trois ans, déjà, qu'il a rencontré Yoongi. Le belvédère n'était pas encore connu pour ses vandales, on y faisait des promenades innocentes, ou presque, au clair de lune. Et Namjoon ne dormait pas beaucoup. Une nuit, il était assis là, les pieds dans le vide. Comment dire ? Il respirait, un peu. Il se laissait tanguer. Yoongi était là, aussi, seul sur un banc, le regard absurde de celui qui commence à comprendre. Il observait ce lycéen si jeune encore qui écoutait la nuit et ses sérénades. La lune qui chante, murmure à son oreille.

My body is a cage

That keeps me from dancing with the one I love

- Dis, toi, t'as déjà donné un coup de poing ?

Namjoon s'était retourné, doucement, comme s'il avait peur qu'il n'y ait personne. Yoongi lui avait tendu une cigarette que Namjoon avait refusée.

- Tu t'es déjà battu avec quelqu'un ?

Le lendemain, au belvédère, Hoseok et Ariane étaient là. Comme Jungkook, Namjoon a reçu les coups d'Ariane. À sa différence, il a pu rentrer chez lui sur ses deux jambes, la crâne plein à craquer de nuances nouvelles. La nuit-même, ils les a couchées sur le papier. Ses murs en sont tapissés. Namjoon saigne en acrylique.

Il ne regrette rien, sa vie était grise et pâle. Publicités pixélisées et dédales criminels. Les soleils verts s'endorment si loin de la tendresse, à la lumière tentaculaire des verticalités urbaines. Mais souvent, Yoongi n'est qu'un crétin. Un gamin aveugle qui les traîne tous dans ses délires irréels. Il les entraîne dans le vide et ils vont tous tomber à sa suite.

Leur club n'est pas uniquement une vulgaire bande d'adolescents perdus qui ne peuvent que saigner pour se sentir vivants. C'est bien plus compliqué que ça. Ils se donnent des coups, ils frappent sans retenir leur force. Dans le menton, les reins, l'estomac. Dans les poumons. Souffle court.

Dans le cœur.

Un soir, Namjoon et Yoongi au belvédère. Seuls. Comme la première fois. Les pieds nus dans le vide. Namjoon a déjà son chapeau sur la tête et Yoongi son air de vaurien. Et, comment dire ? Il n'y a plus rien à faire. Le ciel est de cet indigo sombre à peine tranché de jaune. Ils regardent vers le bas. Et leur silence est cru.

You're standing next to me

My mind holds the key

Namjoon a cru qu'ils avaient la même couleur, un instant. Sa bouche sur la sienne, sa main dans son cou, quelques fois. Mais le cœur de Yoongi était tellement plus lent, tellement plus calme. Son sang était acide. Ses yeux étaient ouverts.

Désormais, Ariane se consume. Et tout va partir en fumée. Namjoon ne dort pas la nuit, Namjoon dessine sans arrêt les scènes coupées. Le parking, le belvédère, le grand incendie sur le canal, un sourire en reflets sombres sur le katana. Namjoon voit les esprits en couleurs, rouge, bleu, violet sombre. Il a vu se dessiner, nuit après nuit, ce qui allait le briser. Mais il ne saurait l'expliquer.

Taehyung marche juste derrière lui, et son cœur est si lent. Affamé. Avide. Ardent. Mais placide.

Namjoon ralentit un moment, pour qu'il le rattrape.

- Je sais où est Ariane. Elle reviendra ce soir mais oublie ce que je t'ai dit. Ne fais rien, Taehyung. Rien du tout. C'est trop tard.

Et il s'éloigne vers le fleuve, il n'ira pas en cours aujourd'hui. Taehyung fait semblant de ne pas comprendre. Il ramène sa capuche sur son visage, arrive d'un pas lent dans le grand bâtiment en briques. Il fait semblant de ne pas comprendre. Il y pense tout le temps. Il ne va pas pouvoir tenir beaucoup plus longtemps. Déjà, son sang court dans ses veines. Déjà, son poing se sert. Et ses phalanges, depuis quelques jours, sont bleues.

À peine franchit-il la grande porte, qu'une main forte l'attrape par le col et l'entraîne dos au mur. Jimin, l'air furieux, qui tente de se contenir en un murmure.

- Laissez Jungkook en dehors de vos conneries, ok ?

Et Taehyung ne peut retenir un sourire.

- Il fait ce qu'il veut, ton Jungkook. Il est grand, maintenant, il est libre. Et... Jimin, tes conneries à toi, c'est pas grave ?

- Il est pas au courant.

- Ah, évidemment. Maintenant, tu m'excuseras, il faut que j'aille en cours Jimin.

Son ton est bien plus acerbe qu'il ne l'aurait voulu. Tant pis. Namjoon a dit que Jimin était glauque. Vert glauque. Ça ne marchera jamais.

Taehyung rejoint sa chaise, tout au fond à droite, près de la fenêtre. Celle d'Ariane est vide aujourd'hui encore. Le ciel est incandescent. Le cours de maths en arrière-plan ne trouble pas le torrent de ses pensées brouillées. Tout va bientôt commencer, et le point de non retour va être franchi. Le pire, c'est qu'il n'hésite pas un instant.

C'est pour ce soir.

Mais Yoongi lui a laissé un message sur son répondeur, et Taehyung balance son téléphone sur le mur de sa chambre. Serre le poing. Sa mère entre dans la pièce, Taehyung s'est déjà enfui par la fenêtre. Escalader le grillage. Traverser le quartier résidentiel et ses jolies pelouses, grises dans le soir. Gravir la côte jusqu'au belvédère.

Jungkook, assis en tailleur au bord du vide, scrute la lune immense.

Set my body free